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Le problème de la transformation, ce "caillou dans la chaussure du marxisme"

économie marxisme

Lien publiée le 3 mars 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le problème de la transformation, ce « caillou dans la chaussure du marxisme », entretien avec Adolfo Rodriguez-Herrera, auteur de Travail, valeur et prix, 2021. | (noblogs.org)

Le problème de la transformation, ce « caillou dans la chaussure du marxisme », entretien avec Adolfo Rodriguez-Herrera, auteur de Travail, valeur et prix, 2021.

Adolfo Rodriguez-Herrera est actuellement professeur d’histoire de la pensée économique à l’Université du Costa Rica (UCR). En 1994, il défend sa thèse à Louvain-La-Neuve (Belgique) sur l’histoire du problème de la transformation avec dans le jury Bruce Roberts, Suzanne de Brunhoff et Jacques Gouverneur. Si Adolfo Rodriguez-Herrera envisageait initialement une thèse sur le développement dans les pays socialistes (sous la direction de Jean-Philippe Peemans), ce projet devra être abandonné, notamment en raison d’un manque patent de données.

Le livre Travail, valeur et prix. Reprise et clôture d’un débat centenaire (1885-1985) à la lumière des textes marxiens publié dans la collection l’Esprit économique de L’Harmattan en 2021 est une version remaniée de cette thèse. La partie algébrique sur les différentes corrections de la procédure de Marx a été supprimée et deux chapitres ont été ajoutés, l’un sur l’origine de la discussion chez Ricardo et l’autre sur la mesure de la valeur (le temps de travail socialement nécessaire) parce que cet aspect n’avait pas été suffisamment traité dans la littérature alors qu’il est essentiel pour comprendre la relation entre travail, valeur et prix. Si la base du texte est donc un texte de 1994, un travail substantiel a été réalisé pour aboutir à cette version. Le livre a également été publié en espagnol aux Presses universitaires de l’Université nationale du Costa Rica (EDUNA).

Cet ouvrage, s’il semble porter sur un sujet technique exclusivement « économique » de la pensée marxienne, nous permet de saisir par une entrée inédite aussi bien la pensée de Marx que les types questionnements qu’implique la défense de la théorie marxienne de la valeur dans les débats entre économistes. Défendre une théorie marxienne de la valeur, c’est rappeler la place centrale de l’exploitation, si les débats peuvent donc paraître théoriques, c’est bien toujours fondamentalement un acte politique et radical, aussi bien dans les prémisses que dans les résultats.

Dans cet entretien, Adolfo Rodriguez-Herrera revient sur le « problème de la transformation », son histoire, ses enjeux politiques, sur le rapport de Marx aux économistes classiques et néoclassiques, mais surtout sur ce que l’ensemble de ces débats signifient concrètement en termes politiques.

***

Une part essentielle de ton ouvrage porte sur ce qu’on a appelé le « problème de la transformation » chez Marx, comment le définirais-tu et quels en sont les enjeux ?

La transformation des valeurs en prix est, comme le dit Marx, une opération secondaire du point de vue pratique, cependant sa compréhension est d’une importance capitale pour la théorie de la valeur, et en général pour ce qui selon moi constitue l’objectif principal de Marx, à savoir montrer comment s’effectue l’exploitation du travail dans la société capitaliste, c’est-à-dire quelle est la forme spécifiquement capitaliste d’appropriation du travail d’autrui. Le surtravail dans la société capitaliste est approprié par le capital sous la forme la plus abstraite de son produit, la forme monétaire du prix. Tout prix est du travail exproprié, sous une apparence qui voile complètement son origine.

Ce processus d’appropriation passe par deux processus qui se déroulent simultanément : la transformation du travail en valeur et la transformation de la valeur en prix. Le premier processus est pressenti par les principaux membres de l’économie politique classique, tels que Locke, Petty, Hume, Smith et Ricardo. Marx nous explique comment cela se passe, et révèle son mystère grâce au concept de mesure immanente de la valeur, le temps de travail socialement nécessaire. Les marxistes traditionnels n’ont prêté aucune attention au traitement par Marx de ce premier processus et à la mesure de la valeur, et très peu ont réfléchi à la relation entre le travail et la valeur.

Le deuxième processus est abordé par Ricardo avec lucidité, mais il échoue dans sa tentative car il confond les catégories de valeur et de prix. Marx nous explique la différence entre valeur et prix et la manière dont la transformation de la valeur en prix se réduit à la métamorphose de la marchandise – métamorphose par laquelle la survaleur est redistribuée entre les différents capitaux sous forme de profit.

Les marxistes traditionnels ont accordé une grande importance à cette argumentation de Marx, mais plutôt que d’y voir une solution au problème de Ricardo, ils en ont fait un nouveau problème, le soi-disant « problème de la transformation », qui n’existe en réalité que dans leur tête. En effet, prisonniers des termes dans lesquels Böhm-Bawerk et Bortkiewicz ont réinterprété l’argument de Marx, les détracteurs comme les défenseurs de Marx se sont consacrés pendant plus d’un siècle à proposer des solutions à un problème qui n’existe pas (« le problème de la transformation », inventé par Böhm-Bawerk), des « solutions » qui, si elles étaient correctes, auraient enterré l’édifice théorique de Marx, l’aurait privé de ses fondements, c’est-à-dire de la théorie de la valeur elle-même.

Ces deux processus qui aboutissent à l’appropriation du travail sous forme de prix (la transformation du travail en valeur et la transformation de la valeur en prix) n’est rien d’autre que le fétichisme de la marchandise, cœur de la théorie de la valeur : les rapports sociaux (rapports d’exploitation, d’appropriation de surtravail) sous forme de rapports de choses. Par conséquent, une exposition complète du fétichisme de la marchandise nécessite une compréhension détaillée des deux processus qui doivent avoir lieu pour que le travail salarié soit effectivement exproprié, c’est-à-dire transformé en profit.

  

Table des matières de Travail, valeur et prix.

Quelles sont les étapes, quels sont les ouvrages qui ont été décisifs selon toi dans l’histoire de l’étude du problème de la transformation ?

Un première étape s’ouvre en 1885 lorsque Engels publie le deuxième livre du Capital. Dans sa préface, il affirme que Marx a résolu le problème que Ricardo n’avait pas pu résoudre, et que Marx nous explique dans le troisième livre comment la survaleur est distribuée entre tous les capitaux de telle façon à ce que la somme de profit soit égale à la somme de survaleur, et la somme des prix à la somme des valeurs. Il lance un défi aux académiciens de l’époque consistant à trouver la manière dont Marx aurait résolu cela 1. Un débat s’ouvre entre la publication du deuxième livre et celle du troisième livre. Les plus importants des académiciens de l’époque y participent et des solutions très semblables à celle de Marx sont trouvées, et d’autres encore disent que c’est impossible. Cette première étape se termine lorsque Engels publie le troisième livre en 1895.

L’étape suivante s’ouvre avec la contribution de Dmitriev 2 et de Böhm-Bawerk 3, reprises par Bortkiewicz 4 qui met en cause la solution proposée par Marx. Selon eux, Marx a commis une erreur parce qu’il n’a pas transformé les inputs. Il existe d’après eux deux systèmes d’échange, le système de valeur et le système de prix. Dans le système de valeur, la valeur est composée par la valeur des moyens de production, les salaires et la survaleur, et dans le système des prix, les prix sont composés par les prix des moyens de production, les salaires et le profit. Il y aurait donc deux différences entre valeur et prix, d’une part la différence entre survaleur et profit, qui est celle que Marx montre et explique : que la somme de survaleur est distribuée entre les différents capitaux de sorte que la somme de survaleur correspond à la somme des profits. Mais Marx n’aurait pas vu la deuxième différence : celle entre la valeur des moyens de production (qui selon ses détracteurs entreraient dans la valeur du produit) et le prix des moyens de production (qui entre dans le prix du produit). Et cette différence là est à l’origine du problème identifié par Ricardo et que Marx n’aurait pas considéré. Marx ne la considère pas pour une raison très simple : parce que pour lui la valeur que les moyens de production transfèrent à la valeur du produit et à son prix est la valeur du capital constant, le prix payé par le capitaliste en échange des moyens de production. Les chiffres correspondant au capital constant sont les mêmes dans les tableaux où Marx représente les valeurs et dans les tableaux où il représente les prix parce qu’il doit en être ainsi, étant donné le concept de valeur de Marx, non pas parce qu’il aurait oublié transformer la valeur de moyens de production en prix, comme l’affirment ses détracteurs et l’acceptent ses défenseurs. Voici la critique de Bortkiewicz et de Böhm-Bawerk et ils proposent une solution où ils transformeraient les moyens de production en prix pour que la transformation de la valeur en prix soit complète. Mais ce faisant, on perd la principale conclusion à laquelle Marx aboutit, à savoir que la somme des valeurs est égale à la somme des prix, en même temps que la somme des survaleurs est égale à la somme des profits. C’est une solution qui remet donc en cause le sens-même de la théorie de la valeur de Marx : le prix n’est rien d’autre que le travail objectivé sous forme de valeur et approprié (sous forme de prix) par les différents capitaux. La critique de Bortkiewicz et de Böhm-Bawerk met en cause la théorie de l’exploitation de Marx, le fait que la source de la valeur est le travail. A partir de là ce sont des centaines de contributions qui paraissent, toutes essayant de trouver des solutions à ce problème là. Toutes ces solutions posent que l’une des deux égalités pourrait se vérifier, mais pas les deux ; ainsi aucune des solutions ne correspond à ce que Marx avait compris.

Une autre étape marquante a lieu dans les années 1980. Trois contributions majeures remettent la discussion dans les termes où Marx l’avait laissée. Tout d’abord en France, celle de Michel Husson en France (qui publie sous le pseudonyme Manuel Pérez) 5, celle de Bruce Roberts en collaboration avec Richard Wolff et A. Callari 6 et une troisième, de Duncan Foley 7. Dans le premières deux contributions, ce qui est mis en avant, c’est le fait que la valeur qui se transfère des moyens de production aux produits finaux est le capital constant, il ne s’agit pas de la valeur des moyens de production considérés en tant que valeurs d’usage, en tant que marchandises, mais une valeur qui est le capital constant, une somme que le capitaliste a consacré à l’achat des moyens de production et qui correspond, donc, au prix des moyens de production. Dans celle de Foley, il est mis en avant que l’autre composant de la valeur de la marchandise, la valeur nouvelle qui est résultat de l’objectivation de travail vivant constitue la représentation du travail nouveau comme une certaine quantité d’argent (appelé ‘MELT’ d’après son acronyme en anglais).

La différence entre valeur et prix pour Marx ne se réfère pas à la première composante, le capital constant, qui est partie de la valeur aussi que du prix, mais seulement à la composante nouvelle de la valeur : la différence entre valeur et prix se réduit pour Marx à la différence entre survaleur et profit, à la différence entre la valeur produite et la valeur appropriée. Le prix correspond à la valeur appropriée dans l’échange. Le capital s’approprie une valeur différente que celle qu’il a produite, voici la différence entre valeur et prix ; mais la somme de la valeur approprié para l’ensemble des capitaux (sous forme de prix) ne peut qu’être la somme de la valeur créée par l’ensemble de leurs travailleurs, voici l’égalité des sommes sur laquelle Marx insiste et qui est mise en question par les participants au débat.

Ces contributions de Husson et Roberts soulignent, texte à l’appui, que le concept de valeur de Marx n’intègre pas comme une composante la valeur des moyens de production mais le capital constant, le prix de ces moyens de production, à la différence de Ricardo pour qui la valeur d’un bien est constituée par la valeur des moyens de production nécessaires pour le produire. Ricardo s’occupe de la marchandise en tant que produit ou valeur d’usage, tandis que Marx s’occupe d’elle en tant que capital. Mon livre cherche à clarifier précisément ce point central. A part la discussion sur le capital constant, il aborde une discussion profonde sur la représentation monétaire du travail, et tente de répondre à la question « comment est déterminée la valeur que le travail vivant ajoute à la marchandise ? ». Cette question exige une compréhension profonde du rapport entre travail et monnaie, c’est-à-dire du processus par lequel le travail vivant est représenté, une fois objectivé, comme une quantité de valeur, comme une certaine quantité de monnaie. Le concept sous-jacent à cette question est celui de représentation monétaire du travail, MELT. Cependant une grande confusion règne sur ce sujet. Il existe deux grandes conceptualisations de la MELT, l’une venant directement de Bortkiewicz, l’autre, plus proche de Marx, élaborée par Foley. Dans mon livre, je cherche à rendre précisément compte du rapport entre travail et monnaie en montrant qu’il est essentiel de saisir le caractère contradictoire de la forme de la valeur : la marchandise qui sert de monnaie a une valeur déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, cependant elle représente une valeur d’une grandeur différente. Les deux choses sont bien distinctes : d’une part la valeur de la marchandise-monnaie et d’autre part la valeur représentée par la monnaie. Marx analyse cette différence bien qu’il n’entre pas en profondeur puisque l’analyse de la monnaie a lieu dans le Capital à un moment où il n’a pas encore analysé la différence entre valeur et prix.

Dans le chapitre 3 du Capital, Marx analyse effectivement les différentes fonctions de la monnaie et relève les contradictions qui existent entre ses fonctions, n’est-ce pas une analyse « en profondeur » ?

Tout à fait, et tout se trouve là, dans le chapitre 3, seulement, à ce moment-là pour Marx, valeur et prix sont égaux. Les rapports d’échange sont réglés de telle façon que les marchandises s’échangent comme équivalents, ou en tout cas il n’analyse pas ce qu’il se passe quand elles ne s’échangent pas comme équivalents. Et il dit justement dans ce chapitre-là que lorsque valeur et prix ne correspondent pas, s’ouvre alors la possibilité d’une crise 8. Cependant il ne prend pas en considération dans le chapitre 3 la manière dont la représentation du travail en argent se voit modifiée lorsque valeur et prix ne sont plus égaux. Marx a développé le concept de « signe de la valeur », l’argent est un signe de soi-même, ce qui est important ce n’est plus le poids de la monnaie en tant que valeur d’usage (en l’occurrence, le poids de l’or), mais le poids qu’elle représente, et elle peut même ne pas être présente, et être du papier-monnaie.

Il y a par conséquent deux choses bien distinctes, la valeur qu’elle est effectivement et celle qu’elle représente, ce que Marx analyse très bien. C’est le seul passage où il l’analyse d’ailleurs, mais il le fait seulement pour l’échange d’équivalents ; or à partir du moment où il n’y a plus d’échange entre équivalents, cette détermination de la monnaie devient fondamentale pour comprendre le processus de représentation du travail en monnaie. Se révèle alors le caractère contradictoire de la monnaie : la valeur de la monnaie en tant que marchandise d’une part, et ce qu’elle représente en tant que forme générale de la valeur.

Si l’on ne saisit pas cette différence, on est enfermé dans l’analyse de Bortkiewicz. Pour lui, la valeur de la monnaie est déterminée dans les mines, il ne distingue pas la fissure que je viens d’indiquer. Ce sujet est particulièrement approfondi dans le livre, la principale conclusion en est que la représentation du travail en monnaie est déterminée par le rapport entre l’ensemble de la valeur ajoutée (le produit de valeur) et l’ensemble du travail qui a participé à sa production. Si on divise la valeur nouvelle produite par la quantité de travail vivant qui a participé à sa production, on obtient un coefficient qui est la MELT. C’est ce qu’a proposé Duncan Foley dans un article écrit en 1982 9, mais qui entrait en conflit avec ce qu’avait proposé Bortkiewicz (et Moseley) pour qui la MELT est déterminée dans le processus de production de l’or ou de l’argent dans les mines.

Pour Marx, valeur et prix sont déterminés dans la sphère de la production et dans celle de la circulation, tandis que pour Bortkiewicz, il existe deux domaines, le domaine de la valeur qui est déterminé exclusivement par le processus de production matériel, et la détermination des prix qui a lieu dans la circulation. Bien qu’il est vrai que la quantité de travail est une constante – une certaine quantité de travail a été employée dans le processus de production, cela est indéniable – la représentation de cette quantité de travail dans une quantité de monnaie requiert l’ensemble du processus de reproduction, donc du processus de fixation des prix qui, lui-même, est le résultat de la répartition (ou le véhicule de la répartition) de la survaleur entre différentes branches. De ce processus de fixation des prix émerge la représentation du travail comme une certaine quantité d’argent. Et alors valeur et prix ne constitueraient pas, comme pour Bortkiewicz, deux vecteurs d’échange séparés, mais le résultat simultané d’un processus qui est celui de la concurrence capitaliste.

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Ceci nous montre peut-être l’absence de pertinence de la distinction devenue extrêmement massive entre sphère de la production et de la circulation, comment vois-tu cette articulation là ? Y a-t-il des méprises selon toi sur cette distinction qui empêchent de bien saisir le rapport entre travail, valeur et prix ?

De nombreux auteurs insistent beaucoup sur l’articulation de ces deux sphères, mais lorsqu’on observe les propositions concrètes qu’ils font, ils restent pris dans une séparation qui n’existe pas dans la tête de Marx. Il y a une véritable peur de dire que la survaleur et la valeur sont déterminées dans les processus de production et de circulation puisqu’on croit que cela impliquerait un glissement vers le néoclassicisme, vers le marginalisme, ce qui impliquerait qu’il serait possible de produire de la valeur dans la circulation, ce qui remettrait en cause la théorie de l’exploitation de Marx. Cependant dans le processus de production a lieu la consommation d’une certaine quantité de travail dont résulte une certaine quantité de produits qui seront échangés. La représentation de cette quantité de travail se fait nécessairement en une certaine quantité d’argent, de valeur : Marx ne parle jamais en termes de quantité horaire de travail, la valeur est toujours mesurée en argent, puisque c’est la forme de la valeur. Cette représentation du travail selon une quantité de monnaie ne peut se réaliser hors de la circulation puisque c’est dans la circulation que ces objets sont dotés d’un prix. Et ce prix est indispensable pour la comptabilité de la valeur puisque dans la valeur se trouve d’une part une certaine quantité de capital constant qui est déterminée par les prix des moyens de production, et d’autre part une quantité de valeur nouvelle qui est ajoutée par la consommation du travail vivant. Or cette valeur nouvelle ajouté par le travail se détermine, en tant que quantité de monnaie, dans le même processus où la survaleur se répartit comme profit, c’est-à-dire le processus de formation de prix de marché. Le surtravail se transforme en survaleur comme résultat du même processus où la survaleur se transforme en profit, et ainsi travail, valeur et prix forment une unité qui est celle entre production et circulation.

Ceci permet de remettre en question quelques résultats qui ont toujours été acceptés. Par exemple, le taux de plus-value lui-même est le résultat de l’unité entre production et circulation parce que les proportions dans lesquelles la journée de travail est répartie entre travail nécessaire et surtravail ne sont pas fixées dans l’usine ni même dans la négociation salariale, mais sont déterminées par le prix relatif des moyens de subsistance des travailleurs. On saura alors si le salaire qu’il a reçu correspond à 4, 5 ou 6 heures et c’est de cela que dépend le taux de plus-value. On voit bien que le taux de plus-value lui-même est un résultat de ce processus, qu’il est endogène et déterminé par la fixation des prix biens consommés par le travailleur et des prix de l’ensemble des objets qu’il produit.

On voit tout à fait l’intérêt, la fonction politique et stratégique que peut avoir l’insistance sur la sphère de la production. D’un autre côté, rétablir théoriquement l’unité entre ces deux sphères, comme tu le soulignes, n’aurait-il pas un autre intérêt politique, celui de mettre en évidence l’ensemble des fonctions de coordination que fournit le marché ?

Absolument, on ne peut pas comprendre le marché si ce n’est comme le locus où l’exploitation du travail est finalement réalisée. Certainement qu’il s’établit à l’intérieur de l’usine un rapport de force qui crée les conditions d’exploitation du travail, mais cette exploitation du travail culmine dans ce que Marx appelle la métamorphose de la marchandise. C’est lorsque les marchandises produites par les travailleurs se transforment en argent que la valorisation du capital atteint finalement son but. Donc le marché n’est pas un simple ensemble de moyens de coordination, son principal but est de réaliser l’exploitation du travail, de culminer le processus d’appropriation du surtravail, à travers le système des prix, et les prix ne sont rien d’autre que du travail non payé et approprié par autrui.

Cela ne nous donne-t-il pas des éléments essentiels pour saisir plus précisément les tâches spécifiques qui seront à réaliser dans une société socialiste ?

Si, tout à fait, dans une société socialiste, mais aussi dans une société comme la nôtre. Le problème de la transformation a été un caillou dans la chaussure du marxisme. La théorie de l’exploitation de Marx exige qu’il soit démontré que toute valeur appropriée sous forme de prix correspond à la valeur créée par l’objectivation du travail. Si Marx ne parvient pas à démontrer que la somme des valeurs est égale à la somme des prix, et que la somme de la survaleur est égale à la somme des profits, alors la démonstration que la valeur est objectivation du travail serait tronquée. Marx aurait alors échoué à démontrer que le profit et la rente ne sont que du surtravail.

Néanmoins une fois vérifiée sa démonstration – et Marx n’en a jamais douté d’un iota – on peut alors aborder l’analyse des phénomènes plus concrets par lesquels s’opère l’appropriation de la valeur. Procéder notamment à l’analyse des flux de valeurs entre pays et régions qui n’ont cessé d’aggraver les inégalités dans le monde, ce qui nous permet d’aborder de façon plus assurée des problèmes auxquels le marxisme n’a pas accordé son temps : tant d’efforts ont été consacrés à ce problème de la transformation alors qu’il a été inventé par Böhm-Bawerk ! Ce sont des auteurs qui n’ont pas continué à élaborer une théorie de la monnaie ou de la crise, comme l’a fait Rosa Luxemburg qui n’a pas été piégée par ce problème.

Quant au socialisme, je suis d’avis qu’il y a tant d’espaces à élaborer qui sont certainement très menacés, très limités, mais qui remettent en cause le capital, cependant on ne parvient pas à le faire parce que le fétichisme de la marchandise nous a saisi. Les aspirations de consommation nous amènent à nous transformer en complices du capital. La plupart des objets que nous consommons nous enchaînent à la voiture du capital et nous empêchent d’avoir une responsabilité par rapport aux travailleurs, aux autres endroits du monde, mais aussi à l’ensemble des êtres vivant. L’analyse que fait Marx de la transformation nous permet de comprendre les mécanismes et les processus par lesquels le capital nous saisit jusque dans nos domaines les plus intimes ceux de nos valeurs, de notre intimité.

Ceci pose tout de même la question suivante : comment serait-il possible d’enrayer le processus de généralisation de l’échange marchand qui se transforme nécessairement en échange marchand capitaliste ?

Il est utile de rappeler l’allusion que Marx fait dans le Manifeste communiste (1848) : le capitalisme abolit le marché et la propriété privée en concentrant la propriété privée entre les mains de très peu de gens, la grande majorité est exclue de la propriété privée. On peut dire la même chose du marché, il a presque toujours existé des échanges dans les sociétés humaines, et ces échanges-là étaient l’occasion d’un rapport social direct qui avait lieu entre des personnes qui étaient obligées de considérer les intérêts et les besoins d’autrui… Ce n’était pas central, mais c’était un rapport personnel. Ce qu’a fait le capitalisme, c’est transformer ces rapports humains et personnels en rapports anonymes réalisés à travers des objets, la distance entre les actes et leurs conséquences n’ont pas cessé de s’accroître. Une des conséquences du marché capitaliste est que les gens ne se sentent pas responsables des conséquences liées à leurs actes, en particulier leurs actes de consommation.

Le fétichisme est donc un phénomène central pour comprendre là où se trouve l’humanité aujourd’hui : nous consommons des marchandises dont nous ne percevons absolument pas ce que leur production implique par rapport aux êtres humains, aux êtres vivant, à la nature. C’est le capital qui scinde l’acte de production et de consommation en des lieux très éloignés et qui éloigne la personne des conséquences de ses actes. Non seulement les gens ignorent les conséquences de leurs actes, mais en plus veulent les ignorer. Voici un trait spécifique du capitalisme, on se sent innocents des dommages que nous causons. En ce sens, il est tout à fait vrai qu’une société socialiste requiert que les gens soient responsabilisés, et qu’ils le seront parce qu’ils sont en lien direct ; ce qui n’est pas possible dans les rapports médiatisés par le marché capitaliste.

Qu’est-ce qui te semble important, particulier, déterminant dans le rapport de Marx aux économistes classiques ? Quelles ruptures décisives identifies-tu dans le développement de la critique de l’économie politique de Marx ?

J’ai commencé par lire Marx et c’est après seulement que j’ai lu les classiques et c’était très amusant de retrouver des idées qui, pour moi, étaient originelles de Marx, et de constater qu’il les reproduit de manière presque littérale, mais en introduisant de petits changements de formulation et d’exposition qui changent en fait tout. Peut-être la principale découverte de Marx est d’avoir identifié que l’objet de l’économie politique est l’étude d’un système social spécifique et non les sociétés humaines en général. Il s’inscrit dans une longue tradition d’auteurs qui réfléchissent sur la richesse (Aristote, Smith, Hegel…), mais contrairement à eux, Marx se concentre sur la forme typique que prend la richesse avec le capitalisme, celle d’un rapport social très spécifique, le capital. Ce n’est pas par hasard qu’il commence donc son ouvrage soulignant qu’il s’occupe de cette richesse spécifique, la richesse telle qu’elle se présente dans les sociétés capitalistes. Et c’est pourquoi le titre du Capital peut être considéré comme une parodie de celui de Smith, La richesse des nations : l’ouvrage de Marx parle sur la richesse, mais la richesse dans la société capitaliste est le capital.

Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Tome 1 / , traduites de l'anglais de M. Smith, sur la quatrième édition, par M. Roucher, et suivies d'un

Dans ce sens, Marx retravaille le concept de valeur développé par Smith et Ricardo. Contrairement à ces deux auteurs, particulièrement Ricardo, la valeur d’un objet n’est pas déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production comme valeur d’usage, mais par le temps nécessaire pour le produire comme marchandise, plus précisément comme marchandise qui est du capital. Les marchandises auxquelles se réfère Marx dans la première phrase du Capital sont des marchandises produites par du travail salarié et qui viennent au monde en tant que capital, c’est-à-dire porteuses de survaleur. Ceci permet à Marx de démontrer que la somme des valeurs correspond à la somme des prix et la somme de survaleur à la somme des profits. C’est précisément cette modification du concept de valeur par Marx qui lui permet d’atteindre ces conclusions et de développer une théorie de la valeur qui fonde une théorie de l’exploitation. Mon livre analyse en détail le rapport de Marx à l’économie politique sur ce point précis, sur celui de la définition de la valeur. L’incompréhension de cette rupture entre Marx et ses prédécesseurs est à la base de tous les malentendus typiques du débat sur la transformation de la valeur en prix puisque Marx se voit attribuer une conception de la valeur qui, dans le meilleur des cas, est celle de Ricardo.

Tout à fait, il nous est enfin donné la possibilité de dépasser le marxisme ricardien, et avec lui les fausses apories que posent le problème de la transformation, ce qui est justement résolu en estimant que les ruptures décisives qu’il opère avec l’économie classique sont celles que tu as identifiées. Souhaites-tu ajouter quelque chose sur le rapport de Marx aux économistes classiques ?

Je viens d’esquisser les éléments fondamentaux, mais il faut ajouter quelque chose sur son rapport aux néoclassiques : lorsque l’on parle de la transformation de la valeur en prix, beaucoup de marxistes parlent de la transformation en prix de production. Les solutions proposées par tous les marxistes ricardiens consistent à passer d’un vecteur de valeurs à un vecteur de prix de production, comme s’il s’agissait de deux rapports d’échange indépendants et même successifs dans le temps. Mais les prix de production sont des prix d’équilibre dans le sens walrasien, et donc des prix qui n’existent pas dans la réalité concrète du capitalisme. Pour Marx les prix de production sont des prix idéaux qui ne constituent que la tendance des prix du marché, des centres de gravitation. Il n’y a jamais un prix de marché effectif qui est égal à un prix de production, il n’y a jamais une marchandise qui est échangée au prix de production : elles sont échangées au prix du marché, elles ne peuvent jamais s’échanger au prix de production puisque l’économie capitaliste ne se trouve jamais dans un équilibre walrasien. L’équilibre n’existe que comme une tendance conflictuelle et très instable, et le processus d’ajustement du marché, à travers des échanges à des prix qui ne sont pas des prix de production (« des prix faux », dirait Walras) et à travers les flux de capitaux d’une branche vers d’autres, permet que l’accumulation capitaliste ait lieu mais en surfant entre des situations qui ne sont jamais d’équilibre et où les prix ne correspondent pas aux prix de production. Les valeurs ne se transforment pas en prix de production, mais en prix de marché, et le font dans un acte très simple qui est la métamorphose de la marchandise. Mais la manière de poser le problème de la transformation par ce que tu as appelé « les marxistes ricardiens » suppose qu’on passe d’échange de valeur à échange à des prix de production, que ce soit à travers de systèmes d’équations simultanés ou de systèmes d’équations itératives. Dans ce sens, ces marxistes sont ricardiens dans leur conception de la valeur et walrasiens dans leur conception de l’ajustement du marché. Les derniers (ceux qui utilisent de systèmes d’équations itératives) insistent sur le fait qu’ils essaient de montrer le processus par lequel le marché arrive aux prix de production, le processus historique par lequel les valeurs se transforment en prix de production. Mais en fait les valeurs ne se transforment jamais en prix de production, elles se transforment en prix, et cette transformation n’est rien d’autre que l’échange marchand, une opération très secondaire par laquelle la survaleur se distribue entre les différents capitaux. Cette opération secondaire qui n’est que la métamorphose de la marchandise, c’est là que la transformation de valeurs en prix se réalise.

Tous ces modèles qui essaient de montrer comment les valeurs se transforment en prix de production à travers des opérations simultanées ou à travers une série d’itérations sont très loin de représenter le processus réel par lequel ce phénomène a lieu dans la réalité. C’est pourquoi cette discussion entre simultanéistes et temporalistes, qui a involucré à beaucoup de marxistes depuis les années 90, est aussi tout à fait gratuite. Les tableaux du chapitre 10 du Capital où Marx montre une colonne avec les valeurs des marchandises et repartit la survaleur entre les différentes branches et construit une autre colonne avec les prix de production, ne vise a montrer le processus réel par lequel le marché assure sa fonction de coordination propre au capitalisme, mais simplement permet de montrer que la somme des prix est égal à la somme des valeurs et que donc sa théorie de la valeur (selon laquelle la valeur n’est que du travail salarié exploité) tient malgré le fait que les marchandises ne s’échangent pas en proportion des quantités de travail que les ont produites.

D’une certaine manière ce que tu indiques comme erreurs des économistes fait écho à la démarche de Marx qui se propose d’analyser le capitalisme dans sa moyenne idéale, non ?

Que Marx analyse le capitalisme dans sa moyenne idéale ne signifie pas du tout qu’il n’analyse pas les processus réels à travers lequel le capitalisme opère et l’exploitation se déroule. L’analyse de Walras n’a aucun rapport à la réalité ni aux processus réels, son principe de base étant la suppression du temps : dans la mesure où il ne peut pas y avoir des « prix faux » (des prix qui ne soient pas d’équilibre), alors le processus d’ajustement n’a pas lieu et l’économie est supposée d’être toujours en équilibre, alors que ce qui est relevant est de comprendre comment l’ajustement tient lieu. C’est la théorie de l’équilibre général : seule est considérée une situation qui est celle d’équilibre, mais comment l’économie y arrive effectivement, voici qui ne semble pas poser problème. Malheureusement ce modèle, en équations simultanées ou itératives, a été utilisé pour développer les solutions alternatives à celle de la transformation de Marx, et toutes participent ainsi de la même idée, elles font comme si les prix de production étaient un prix réel, le prix dans lequel la valeur se transforme.

Certains estiment qu’il est problématique de se concentrer sur l’aspect « économique » des recherches de Marx, que cela nuit à la compréhension des aspects politiques, éthiques, philosophiques ou historiques de la démarche marxienne, que leur répondrais-tu ?

Je crois qu’il n’est pas possible de comprendre la transformation des valeurs en prix sans se plonger dans la compréhension de la théorie de la valeur, et vice versa. La transformation de la valeur en prix n’est rien d’autre que le processus par lequel la concurrence réalise la loi de la valeur. Et comprendre la loi de la valeur, comprendre l’exploitation du travail qui est sous-jacente à la loi de la valeur, exige de comprendre comment se forment les prix dans la société capitaliste. C’est pourquoi ce thème est central et il est essentiel de montrer que la solution de Marx dans su manuscrit est complète et correcte. Sans la comprendre à ce niveau-là, la loi de la valeur resterait incomplète, et c’est exactement pourquoi un certain mépris envers ces sujets plus économiques de la pensée de Marx ne se justifie pas. Il est indispensable d’analyser à fond la formation des prix et la concurrence capitaliste, parce que ce n’est qu’à partir de cela qu’on peut comprendre le cœur du fétichisme de la marchandise et la loi de la valeur.

Propos recueillis par Ivan Jurkovic.

1« Cette contradiction, Marx l’avait déjà résolue dans le manuscrit Contribution à la critique. etc. ; la solution est donnée, d’après le plan du Capital, au Livre III. Comme ce livre ne paraîtra pas avant plusieurs mois, les économistes qui veulent découvrir en Rodbertus la source secrète de Marx et un précurseur supérieur à l’auteur du Capital ont ici l’occasion de montrer quels fruits peut donner l’économie à la Rodbertus. S’ils démontrent comment, sans violation de la loi de la valeur et, au contraire, par application de cette loi, il peut et doit se former un égal taux de profit moyen, nous reprendrons la discussion. En attendant, qu’ils veuillent bien se hâter. », Karl Marx, Le Capital, Livre II, Éditions sociales, 1977, p. 23 sq.

2V. K. Dmitriev, Essais économiques. Esquisses de synthèse organique de la théorie de la valeur travail et de la théorie de l’utilité marginale (1904), Paris, Éditions du CNRS, 1968.

3Eugen von Böhm-Bawerk, « Karl Marx and the Close of His System », 1896.

4Par exemple, L. Bortkiewicz, « Value and Price in the Marxian System » (1907), in International Economic Papers, 1952

5Michel Husson, « Valeur et prix : un essai critique des propositions néoricardiennes », in Critiques de l’économie politique nouvelle, 1980.

6R.D. Wolff, B. Robert et A. Callari, « Marx’s (not Ricardo’s) Transformation Problem : A Radical Reconceptualization », in History of political Economy, 14, 1982.

7D. Foley, ‘The Value of Money, the Value of Labor Power and the Marxian Transformation Problem’, Review of Radical Political Economics, 14(2), 1982, et ‘On Marx’s Theory of Money’, in Social Concept 1, 1983.

8« Dans sa fonction de moyen de paiement la monnaie contient une contradiction sans médiation. Si les paiements s’équilibrent, elle ne fonctionne qu’idéellement comme monnaie de compte ou comme mesure des valeurs. S’il y a un véritable paiement à effectuer, elle n’entre pas en scène comme moyen de circulation, comme forme de médiation exclusivement éphémère du métabolisme, mais comme l’incarnation individuelle du travail social, comme existence autonome de la valeur d’échange, comme marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans ces périodes de crises de production et de commerce, qu’on appelle crises monétaires. », Karl Marx, Le Capital, Livre I, p. 155.

9Voir Duncan Foley, « The Value of Money, the Value of Labor Power and the Marxian Transformation Problem », in Review of Radical Economics 14, 1982.