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Pouvoir et révolte au Kazakhstan

Lien publiée le 9 mars 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Pouvoir et révolte au Kazakhstan – CONTRETEMPS

Un mois après le début des manifestations en janvier 2022 au Kazakhstan, qui ont abouti à l’arrestation de centaines de manifestants, à la mise en œuvre de réformes au sommet du pouvoir, et à des promesses d’une plus grande action de l’État contre la pauvreté et les inégalités sociales, le pays d’Asie centrale semble avoir retrouver une certaine stabilité. Cet article propose une analyse de la situation actuelle au Kazakhstan, et notamment de la politique interne et étrangère menée par le président Tokayev et du rôle récent pris par la Russie.

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Les derniers développements au Kazakhstan débouche sur deux résultats immédiats : i) Les présidents Kassim-Jomart Tokayev et Vladimir Poutine sortent des événements comme les grands gagnants. Alors que Tokayev a consolidé son pouvoir « de facto » à la tête de l’exécutif kazakh, Poutine renforce le rôle de la tutelle militaire russe sur l’Asie centrale et, en particulier, sur le Kazakhstan ; ii) on assiste à un tournant dans la politique multivectorielle du Kazakhstan, caractérisée ces dernières décennies par la recherche d’une autonomie extérieure (par le biais de clins d’œil cordiaux à diverses puissances stratégiques sur la scène internationale). Examinons plus en détail ces deux points.

Bref rappel des événements

Le 2 janvier dernier, des manifestations de rue initialement mobilisées contre l’augmentation du prix du gaz liquéfié ont débuté à Zhanaozen, dans l’ouest du pays, et se sont rapidement étendues à des villes importantes comme Almaty. Deux jours plus tard, alors que les manifestations avaient pris une ampleur sans précédent, des groupes armés ont rejoint les mobilisations de masse dans le but d’attaquer des cibles spécifiques, telles que des bâtiments de l’administration publique, des aéroports et des chaînes de télévision.

Le gouvernement Tokayev a alors mobilisé ses forces de sécurité pour contenir l’évolution des protestations et réprimer les actes de violence. Internet et les communications ont été coupés pendant quelques jours, environ 10 000 personnes ont été arrêtées, 164 autres ont été tuées. Immédiatement, les accusations d’une nouvelle « révolution colorée » ont commencé à se propager dans les discours officiels de Pékin, de Moscou et du pouvoir kazakh lui-même. Des groupes violents de manifestants ont été accusés d’être armés, d’être formés par des non-Kazakhs et d’avoir été financés par des agents étrangers, dans le but de déstabiliser politiquement le pays.

Il est nécessaire de comprendre l’effet de ces accusations : la survenance d’une menace étrangère soutient « l’article 4 » de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC, une alliance militaire qui, outre le Kazakhstan, regroupe l’Arménie, le Belarus, le Kirghizstan, la Russie et le Tadjikistan), un article relatif à la réponse collective des membres du groupe si l’un d’entre eux est attaqué ou menacé par des forces militaires extérieures, qu’il s’agisse d’organisations classées comme « terroristes » ou d’États. Ces accusations légitiment donc la convocation de l’OTSC par Tokayev, même si aucune preuve de la participation étrangère aux manifestations n’a été présentée.

L’OTSC a immédiatement répondu à la convocation. Le 6 janvier, une force militaire conjointe a été déployée, la plupart des soldats venant de Russie (environ trois mille) ; les autres membres ont participé avec quelques dizaines de soldats. Quelques jours plus tard, la situation est maîtrisée et le 15 janvier, la Russie annonce le début du retrait des troupes de l’OTSC.

Une guerre de factions politiques

Jusqu’à ce que les conflits soient maîtrisés, une vaste dispute pour le contrôle de l’État se déroulait dans les souterrains de la capitale Nour-Soultan (anciennement appelée Astana, rebaptisée en 2019 en hommage à l’ancien président). Tokayev, officiellement président depuis 2019, était un personnage mineur face à l’ancien président, qui a régné pendant près de trois décennies, Nour-Soultan Nazarbaev. Après sa récente disparition, Nazarbaev avait en fait conservé une grande partie du pouvoir grâce à son influence politique dans les différentes agences d’État et les postes officiels hérités ou créés spécialement pour lui.

Depuis son départ de la présidence, Nazarbaev avait cumulé le poste symbolique de « leader de la nation » avec des postes de commandement effectif – comme celui de président du parti Nur Otan, au pouvoir, chef de l’Assemblée du Peuple (le parlement), lprésident du Conseil de Coopération des États Turcophones (qui comprend les Kazakhs, les Azéris, les Kirghizes, les Ouzbeks et les Turcs), et chef du Conseil de Sécurité du Kazakhstan (qui lui confère, entre autres, le rôle de commandant en chef des forces armées). En 2021, Nazarbaev, maintenant octogénaire, a signalé qu’il abandonnait une partie de son pouvoir concentré : en avril, il a cédé le commandement du parlement et, en novembre, la présidence du parti Nur Otan à l’actuel président Tokayev. Il est toutefois resté une figure centrale du gouvernement, conservant le poste de chef du Conseil de Sécurité et le soutien tant de ses partisans aux postes clés de l’administration publique que d’oligarques influents du secteur privé – des groupes dirigeants qui, à la fin de la guerre froide en 1991, ont érigé des conglomérats capitalistes à partir du pillage du butin résultant de la défaite économique et de l’implosion soviétique.

De cette manière, les manifestations ont été perçues par Tokayev comme une occasion de commencer une purge des hommes de confiance de Nazarbaev au pouvoir en essayant de les démettre de leurs fonctions. Ainsi, des ministres clés comme Beibit Atamkulov, Mugzum Mirzagaliev et Marat Beketayev ont été limogés. La démission du chef des services secrets kazakhs, Karim Massimov, qui a été arrêté quelques jours après le début des manifestations, accusé de « haute trahison » pour un lien présumé avec les attaques armées (bien qu’aucune preuve n’ait été présentée au public), a également eu des répercussions. Enfin, Nazarbaev lui-même a été démis du poste de chef du Conseil de Sécurité, qui est passé directement entre les mains de l’actuel président.

Le résultat des protestations a été que Tokayev a concentré les fonctions et le pouvoir comme jamais auparavant, mais a également émis des signes en direction des manifestants, cherchant à se créer l’image d’un gouvernement attentif aux demandes populaires, un « gouvernement d’écoute » (dans le jargon politique international). Dans ses discours, il s’en prend aux oligarques et aux hommes de confiance du précédent gouvernement Nazarbaev, coupables, selon lui, de corruption et de concentration des richesses dans un pays profondément inégalitaire.

En bref, Tokayev a indiqué aux masses enragées qui était responsable de leurs maux : le clan Nazarbaev et son groupe de copains dans les échelons supérieurs du gouvernement. Pour calmer la colère populaire, il a proposé des solutions pratiques : outre l’annulation de la hausse des tarifs du carburant, il a promis de créer des impôts spéciaux sur les riches afin de les utiliser pour lutter contre la pauvreté, a gelé les salaires des hauts fonctionnaires et a annoncé pour le second semestre une série de mesures économiques destinées à « contribuer à réduire les inégalités sociales ». Il a ainsi tenté de se débarrasser de la condition de cible de la critique.

Inégalités et richesse au Kazakhstan

Au Kazakhstan, alors que la grande majorité des familles vivent avec l’équivalent de 300 dollars par mois en moyenne, une élite de super-riches concentre une grande partie des revenus tirés des richesses naturelles du pays. C’est un pays riche qui exporte du pétrole, du gaz et de l’uranium, mais qui contient également de grandes réserves de terres rares, de cuivre, de charbon et d’autres gisements non métalliques.

Depuis l’indépendance (1991), la politique de Nazarbaev a cherché à attirer les investissements étrangers pour exploiter les ressources du sous-sol. Les entreprises états-uniennes et surtout européennes ont commencé à opérer dans le cadre de concessions fournies par le gouvernement. Elles opéraient dans des activités variées, allant de l’exploitation des ressources naturelles aux grands réseaux de vente au détail et de transport. Évidemment, le fait que le pays soit un régime autoritaire n’a jamais empêché les entreprises et les capitaux occidentaux de s’intéresser à l’exploitation du potentiel des matières premières kazakhes.

L’attraction des investissements étrangers s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’une politique libérale axée sur l’ouverture commerciale et financière, qui remonte aux années 1990. En conséquence, l’économie a été tirée par les exportations d’hydrocarbures, tandis que les secteurs industriel et agricole sont restés atones.

Au cours des dix dernières années, la Chine est devenue un partenaire commercial majeur et une source d’investissements importants dans les secteurs des infrastructures et des matières premières ; le Kazakhstan est perçu comme un lieu géopolitiquement important pour le projet des « nouvelles routes de la soie », ainsi que comme un pays sûr pour les investissements en raison de sa stabilité politique, notamment par rapport aux autres pays d’Asie centrale.

Le scénario de croissance économique et de stabilité politique a été porté par la flambée des prix des matières premières dans les années 2000. Cela a créé une caste d’oligarques riches, sous le patronage du gouvernement, qui se sont emparés des ressources du sous-sol. Au Kazakhstan, environ 60% de l’économie est entre les mains d’entreprises publiques (notamment par le biais d’une participation majoritaire), tandis que les entreprises privées opèrent souvent en tant que fournisseurs des entreprises publiques. C’est dans ce secteur privé que se concentrent les oligarques « créés » par le président Nazarbaev.

Parmi eux, on trouve même des proches de l’ancien président. La fille aînée, Dariga Nazarbaev, a fondé le principal réseau de télévision du pays, l’agence Khabar, et détient des parts dans différentes sociétés telles que Europe Plus Kazakhstan et Alma-Invest-Holding. De tous les descendants du président, elle est la seule à être entrée en politique, devenant députée puis sénatrice. La fille cadette, Dinara Nazarbaev, possède, avec son mari Timur Kulybaev, la Banque du Peuple (Halyk Bank), la plus importante banque du pays, liée au secteur pétrolier. Enfin, leur plus jeune fille, Aliya Nazarbaev, est propriétaire d’Elistroy, une importante entreprise de construction kazakhe. Le clan Nazarbaev, avec Nour-Soultan et ses filles, figure dans le magazine Forbes (USA), sur la liste des personnes les plus riches du monde.

À partir de 2015, l’économie kazakhe commence à ralentir, compte tenu de la chute des prix des matières premières, comme le pétrole – une conséquence de la crise économique mondiale capitaliste qui explose en 2008, réduisant la demande de matières premières. Dans ce contexte, les investissements étrangers ont également subi des rétractions ces dernières années. Plus récemment, avec la nouvelle crise provoquée par la pandémie de covid-19, on a assisté à une détérioration des indices sociaux, avec une augmentation de l’inflation, du chômage et de la croissance de la pauvreté.

La récession économique a incité les actionnaires des sociétés d’hydrocarbures à réclamer la fin des subventions et la parité avec les prix internationaux. En conséquence, les prix ont doublé au début du mois de janvier de cette année, ce qui a été le déclencheur des manifestations spontanées – sans leaders importants – dans les rues des grandes villes. À la révolte contre la hausse soudaine des prix du carburant s’est ajoutée la critique de la ploutocratie et du modèle économique. Face à un contexte mêlant crise économique et bouleversements sociaux, Tokayev a saisi l’occasion tant attendue de prendre le contrôle total de l’État, en balayant la bureaucratie pro-Nazarbaev.

La tutelle militaire russe

L’affirmation du pouvoir interne de Tokayev ne serait pas possible sans le soutien de la Russie. En prenant la tête d’une coalition militaire sous la bannière de l’OTSC pour la première fois de l’histoire (l’organisation existe depuis 1994), Vladimir Poutine a envoyé un signal clair au reste du monde : dans cette région d’Asie centrale, l’ancienne périphérie soviétique, les Russes sont toujours maîtres du jeu. Cette intervention rapide et efficace a montré la capacité de la Russie à soutenir les régimes alliés dans sa zone d’influence. Dans le même temps, le retrait progressif des troupes a montré que, pour la Russie, l’objectif n’est pas d’occuper, mais de maintenir une relation de tutelle militaire, en intervenant pour garantir la stabilité de la région dans son ensemble. Poutine a cherché à véhiculer l’image d’un partenaire stratégique fiable, qui protège les gouvernements alliés en intervenant de manière chirurgicale.

Par conséquent, s’il y a eu une réelle mobilisation de type « révolution colorée » (jusqu’à présent, quelque chose de très douteux), elle s’est avérée être un échec retentissant.

Un abandon de la politique étrangère multivectorielle ?

Cette situation, dans laquelle Poutine et Tokayev ont renforcé leur coopération pour leurs intérêts respectifs, pourrait avoir comme premier effet une inflexion dans la politique étrangère multivectorielle initiée sous le gouvernement Nazarbaev. Depuis les années 1990, le Kazakhstan a annoncé qu’il recherchait des partenariats commerciaux avec différents pays (les vecteurs) ; cette stratégie a permis, dans une certaine mesure, d’éloigner le pays de l’orbite russe, d’attirer les investissements étrangers (notamment axés sur l’extraction et la commercialisation des ressources naturelles) et de le présenter comme un défenseur mondial des valeurs de la coopération multilatérale.

Des rapprochements avec les pays européens, les États-Unis et la Chine ont été effectués tant dans le domaine militaire que commercial. Toutefois, la Russie n’a jamais cessé de jouer un rôle central dans la politique étrangère kazakhe. Le Kazakhstan dépend de l’accès au territoire russe pour pouvoir acheminer des produits tels que le pétrole, le gaz et l’uranium vers les marchés européens. L’élite politique et économique kazakhe parle russe, et environ 20 % de la population (quelque 3,5 millions de personnes) sont considérés comme ethniquement russes. Le cosmodrome de Baïkonour, situé dans le sud du pays, continue d’être utilisé par la Russie pour le lancement de fusées. Il existe des accords de coopération à différents niveaux, avec un accent particulier sur le domaine militaire et économique. Tout cela signifie que, malgré les discours, la Russie n’a jamais cessé de représenter un partenaire stratégique de premier ordre depuis l’indépendance du pays.

Avec l’intervention de la Russie par le biais de l’OTSC, le gouvernement kazakh s’est avéré fortement dépendant du soutien de son voisin du nord : pour consolider ses forces militaires, contrôler les manifestations populaires, et garantir la stabilité politique. En ce sens, Tokayev a considérablement affaibli la proposition multivectorielle, qui, par le biais de multiples partenariats internationaux, recherchait une plus grande autonomie (notamment vis-à-vis de la Russie).

En bref, les manifestations réprimées ont eu pour effet de rendre explicite les limites de la politique étrangère kazakhe multivectorielle. Sans nul doute, Tokayev a montré sa dépendance au soutien extérieur de la Russie pour assurer la gouvernance intérieure.

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Pedro Rocha Fleury est docteur en économie politique, professeur à l’Institut des Relations Internationales et de la Défense de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro.

Yuri Martins-Fontes est docteur en histoire économique, philosophe et écrivain, coordinateur du Núcleo Práxis de l’ Université de São Paulo.