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Face à la guerre, construisons notre autonomie
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Face à la guerre, construisons notre autonomie (reporterre.net)
L’invasion russe en Ukraine montre, selon Matthieu Amiech, l’importance du désarmement nucléaire. Penser à une « autre logique que celle des empires » est selon lui une nécessité.
Matthieu Amiech est l’un des animateurs des éditions La Lenteur. Coauteur de La Liberté dans le coma (La Lenteur, réed. 2019), il participe au collectif Écran total, qui fédère des résistances à l’informatisation du travail et de la vie quotidienne.
Un des livres les plus éclairants sur la situation de ce début mars 2022, à l’est de l’Europe, est l’essai de Cornelius Castoriadis, Devant la guerre, publié en… 1981. Un ouvrage qui ne s’attardait pas, et pour cause, sur la personnalité particulière de Vladimir Poutine, mais défendait une vision originale de ce qui se passait alors en URSS et sur le théâtre de la guerre froide.
Castoriadis affirmait que l’économie soviétique, au tournant des années 1980, était tout entière tendue vers le renforcement du secteur militaire, au détriment de tout le reste. Il estimait que 15 % au moins du produit intérieur brut (PIB) du pays était consacré à l’effort militaire. Parallèlement à son analyse économique, il considérait que les militaires jouaient un rôle de plus en plus important dans le Parti communiste et dans l’appareil d’État. Il proposait le terme de « stratocratie » pour décrire ce nouveau stade du despotisme bolchevique.
Dans un contexte de désillusion profonde quant à la « construction du socialisme », trente ans après la mort de Staline, il soulignait le poids croissant de l’imaginaire nationaliste-impérial aussi bien dans la nomenklatura que dans les autres strates de la population [1] : « La seule idéologie qui reste, ou peut rester vivante en Russie, c’est le chauvinisme grand-russien. Le seul imaginaire qui garde une efficace historique, c’est l’imaginaire nationaliste — ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti — sauf comme masque et, surtout, truchement de propagande et d’action, de pénétration internationale. Son porteur organique, c’est l’Armée. […] L’Armée est le seul secteur vraiment moderne de la société russe — et le seul secteur qui fonctionne effectivement. »
Des avertissements qui résonnent
Enfin, last but not least, Castoriadis soutenait que si la Guerre froide devait, dans la décennie 1980, se réchauffer, l’URSS l’emporterait sans doute sur les États-Unis et l’Europe. À la fois parce qu’elle était aussi bien, voire mieux armée, et pas seulement au plan nucléaire ; mais aussi parce que sa société était capable d’assumer un conflit militaire aux visées impériales, tandis que les sociétés occidentales, entrées dans l’Ère du vide individualiste et consumériste, n’auraient probablement pas la capacité morale de se défendre.
Cette dernière affirmation sembla farfelue à beaucoup de commentateurs, et jeta une forme de discrédit sur son auteur quand le régime soviétique échappa au contrôle de la vieille garde militaire avec l’arrivée de Gorbatchev, puis s’effondra en 1989. Or, quelle que soit la valeur de son « pronostic » sur l’issue d’une guerre mondiale — qui n’a pas eu lieu — dans les années 1980, force est de constater que l’analyse générale de Castoriadis dans ce livre résonne puissamment avec l’évolution du pouvoir poutinien et son action internationale.
La Place Rouge à Moscou (alors en URSS), en 1990. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Ivtorov
Au moins depuis 2008, la dynamique stratocratique et expansionniste décrite par le philosophe politique d’origine grecque s’est réaffirmée de manière frappante. Avec l’invasion de l’Ukraine depuis plus de deux semaines, les avertissements de Marie Mendras [2], de Michel Eltchaninoff [3], de Svetlana Alexievitch [4] et donc de Castoriadis nous sautent littéralement au visage.
Un désarmement nécessaire
Face à cette situation, que peut-on dire à partir d’une position écologiste, intrinsèquement pacifiste ? Les défenseurs de la liberté et de la nature ont à mon sens l’obligation morale et stratégique de soutenir la résistance ukrainienne. Un tel soutien ne signifie pas une identification à l’Otan ou à la Commission européenne — il a sans doute à voir avec la conviction que le régime russe est quelque chose d’encore pire que notre Europe capitaliste, néolibérale, technoliberticide…
Devant l’alter-impérialisme russe de plus en plus agressif, le réflexe de défense observé en Ukraine, et de manière plus diffuse en Europe, a quelque chose de rassurant, même si le refus de se soumettre a un coût humain terrible pour les Ukrainiens. Et même si ce sursaut ne peut se suffire à lui-même.
« Un monde à ce point menacé par les armes nucléaires doit remettre en cause l’existence de ces armes »
D’abord parce que la guerre mène toujours au renforcement du système de puissance. Les valeurs internationalistes et libertaires peuvent très difficilement faire contrepoids au conformisme, au(x) chauvinisme(s) et à la centralisation dont est porteur un conflit armé. Même la guerre la plus légitime et la moins évitable, contre le nazisme et le fascisme japonais, a accouché d’un monstre : les complexes militaro-industriels-nucléaires de l’Est et de l’Ouest, ce que Lewis Mumford a appelé le « Pentagone de la puissance ».
Le retour de l’abîme nucléaire devrait ainsi réveiller une cause endormie depuis au moins la chute du Mur de Berlin : le désarmement, en premier lieu nucléaire. La lutte contre l’expansionnisme russe sera plus ou moins dérisoire, si elle ne fait que désigner à la vindicte un nouvel empire du Mal, sans remettre en cause l’existence de l’arsenal nucléaire, partout où il a été développé.
Défilé militaire russe sur la Place Rouge de Moscou, en 2016. Wikimedia Commons/CC BY 4.0/President of the Russian Federation
J’entends déjà les « gens sérieux » s’étouffer avec condescendance : « Utopie ! C’est bien le moment de prôner le désarmement, alors qu’on se trouve dans une situation si dangereuse. » C’est ce type de sérieux-là qui nous enfonce chaque jour dans un monde plus invivable, et qui nous fait toujours renoncer à respecter la logique et la dignité les plus élémentaires. Un monde à ce point menacé par les armes nucléaires doit remettre en cause l’existence de ces armes.
L’éthique de la non-puissance
De même que l’épidémie de Covid-19 devrait avoir remis en cause la poursuite du développement industriel, la nécessité de se défendre contre les visées impériales de Poutine doit être associée à une rupture dans la fuite en avant énergétique.
Non seulement l’invasion de l’Ukraine dénonce notre dépendance au gaz russe ; non seulement elle dénonce notre dépendance au pétrole ; mais elle discrédite aussi nos dangereuses centrales nucléaires, que l’État français approvisionne pour près de moitié avec de l’uranium du Kazakhstan, pays en étroite entente avec la Russie et la Chine. Cette guerre éclabousse même la perspective d’une prétendue transition énergétique, reposant sur l’extraction de métaux dont le coût économique est en train de s’emballer, alors que son coût écologique n’a jamais été acceptable.
« Les délires de maîtrise et de toute-puissance doivent être combattus »
On nous parle de « valeurs à défendre », eh bien en voilà une : les sociétés occidentales doivent consommer moins, beaucoup moins d’énergie ; il est grand temps qu’elles (ré)inventent des modes de vie décentralisés, fondés sur des ressources locales et sur un tout autre rapport au milieu naturel. Cela nous rendra vulnérables ? Ce n’est pas faux, mais on voit bien que nous le sommes déjà à tant d’égards. Choisir l’éthique de la non-puissance est un risque, mais celui-là au moins mérite d’être pris, c’est le seul qui amènera nos pays à ne plus se comporter en prédateurs, à proposer de manière claire une autre logique que celle des empires.
Cela serait aussi un pont jeté vers ce qu’il y eut de meilleur dans la culture russe : les romans de Tolstoï et de Dostoïevski, pétris de questionnements et de conflits moraux ; les poèmes de Vladimir Maïakovski et d’Anna Akhmatova, trouées lumineuses dans les sombres temps du despotisme et de la guerre ; le mouvement populiste du XIXe siècle, qui portait un projet de socialisme agrarien…
Des pans de culture universaliste, qui ont été largement ensevelis par le totalitarisme stalinien et le militarisme brejnevo-poutinien, par le règne des oligarques vulgaires, des propriétaires de gisements pétroliers et des ingénieurs nucléaires. Les délires de maîtrise et de toute-puissance doivent être combattus par les peuples, en Russie et en Ukraine… comme partout ailleurs.
Notes
[1] Cornelius Castoriadis, Devant la guerre (1981), republié dans Écrits politiques, tome VI, Guerre et théories de la guerre, Éditions du Sandre, 2016, p. 94.
[2] Par exemple dans Russie, l’envers du pouvoir, Odile Jacob, 2008.
[3] Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, 2015.
[4] Autrice de La Fin de l’Homme rouge, Actes Sud, 2015, qui lui a valu le prix Nobel de littérature.