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Paris Match: Quand Alain Krivine nous racontait son Mai-68
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Quand Alain Krivine nous racontait son Mai-68 (parismatch.com)
Le 6 mai, au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, les étudiants manifestent avant l’intervention policière. Devant eux, le leader des Jeunesses communistes révolutionnaires, Alain Krivine.DALMAS/SIPA
Alain Krivine, décédé samedi, s'était confié en 1998 à notre magazine sur son Mai-68, à l’occasion des 30 ans des événements... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.
Figure de Mai-68 et de l'extrême gauche, ancien candidat à la présidentielle, Alain Krivine est décédé samedi à l'âge de 80 ans. Chef de file du trotskisme en France, il fut le leader pendant trois décennies de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qu'il a cofondée en 1974. Né le 10 juillet 1941 à Paris, Alain Krivine est issu d’une famille de la petite bourgeoisie juive, immigrée d’Europe centrale. Biberonné comme ses frères aux mouvements étudiants communistes, il est l'un des fondateurs, en 1966, de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), et devient l'une des figures de Mai-68, aux côtés de Daniel Cohn-Bendit, Jacques Sauvageot et Alain Geismar.
Son activisme lui vaut alors d'être emprisonné un mois à la Santé et entraîne la dissolution de la JCR. En 1998, à l’occasion des 30 ans des événements, Alain Krivine s'était confié à Match sur son Mai 68. Une analyse franche sur l'incompréhension des mouvements ouvrier et étudiant, l’emballement sur les barricades, le sens tactique des hommes de droite (De Gaulle… et Mitterrand) devant les évènements, le problème de la gauche avec le pouvoir, et l'espoir intact du grand soir…
Après Mai-68, Alain Krivine avait été désigné par la Ligue communiste, fraîchement créée, comme candidat à l’élection présidentielle de 1969, obtenant 1,06% des suffrages. Il s’était également présenté en 1974, à la tête de la LCR (0,37%). Journaliste à l'hebdomadaire "Rouge", l'organe du parti, et député européen entre 1999 et 2004, il avait démissionné du bureau politique de la LCR en 2006, tout en restant porte-parole du mouvement jusqu’à sa dissolution dans le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en 2009.
Voici le récit de Mai 68 par Alaine Krivine, tel que publié dans Paris Match en 1998.
Découvrez Rétro Match, l'actualité à travers les archives de Match...
Paris Match n°2552, 23 avril 1998
Alain Krivine : "Ce que je retiens, c'est que l'insurrection est possible dans un pays capitaliste moderne”
Mai-68, vu par le leader de la Ligue communiste révolutionnaire.
Propos recueillis par Willy Golberine
Dès l'annonce de la grève à Billancourt, Krivine entraîne les étudiants à la rencontre des ouvriers.© René Vital / Paris Match
"Dans tout mouvement de ce type, rien n'est jamais spontané. Personne n'avait prévu l'éclatement de 68. Le milieu étudiant était travaillé par l'extrême gauche. Nous développions des idées internationalistes, anticapitalistes, celles d'une minorité. D'un seul coup, ces idées vont être reprises par une majorité. Ça c'est le fond. Il fallait un prétexte. Ce fut l'attaque des bureaux de l'American Express, rue Scribe, à Paris, le 20 mars, et l'arrestation de Xavier Langlade, un étudiant de Nanterre qui appartenait aux JCR. Il y a assemblée, etc., et ça part à Nanterre. Il y avait un climat en milieu étudiant, un climat en milieu ouvrier, qui était explosif.
Personne ne le ressentait à l'époque, c'était des manifs très dures à Caen et chez Saviem... Ce qui a été analysé en disant: "Ce sont d'anciens paysans, avec une culture de dureté. C'est pour cela que c'est violent.
Personne ne maîtrisait quoi que ce soit. Le dernier signe fut lorsqu'on s'est fait encercler dans la cour de la Sorbonne. On était quelques centaines. Que le recteur ait osé appeler la police était une véritable insulte. Une offense. On s'est fait arrêter d'une manière très correcte. On a compris que quelque chose se passait lorsque des gens sont venus nous dire: "C'est inouï, des étudiants balancent des pierres sur les cars qui emmènent les premiers arrêtés. Du jamais vu. On était tout heureux, on est montés dans les cars et on a constaté qu'il y avait du grabuge au Quartier latin. C'était de la spontanéité sur un terrain préparé.
Ainsi pour la fameuse nuit des barricades. Il y a ce rassemblement à Denfert. Quelques milliers d'étudiants. Cohn-Bendit monte sur la statue. En bon libertaire qu'il était, adepte de la fausse démocratie directe, il demande aux étudiants où ils veulent aller. Cinquante propositions. "A l'Assemblée", "Au machin..". Dans ces cas-là qui décide?
Il y a celui qui a le micro, ou celui qui a le service d'ordre. Lui avait le micro, nous plutôt le service d'ordre. On décide de descendre vers le Quartier latin. Aucune équipe machiavélique n'a ordonné : "On va construire des barricades. "Les étudiants se sont dit: "La Sorbonne est encerclée par les flics, on va encercler les flics qui encerclent la Sorbonne!". C'est un peu comme un jeu. Il n'y avait pas de stratégie militaire. Pour un spécialiste, c'était plus qu'une aberration. On a même construit des barricades dans des impasses. Quand les barricades ont commencé à se monter, Cohn Bendit et d'autres ont dit : "On en met partout." Dans la tête de ceux qui les construisaient, dont moi, elles avaient un côté symbolique. La Commune de Paris, 1848, les soviets, les machins... Mais elles étaient surtout défensives. On ne comprenait pas pourquoi la police n'intervenait pas tout de suite. On attendait, attendait.
Alain Krivine, candidat à la présidentielle 1969, en couverture de Paris Match n°1047, daté du 31 mai 1969.© Paris Match
Alain Krivine, manifestation du 1er mai 1974, Place de la Nation.© Jean-Claude Deutsch / Paris Match
Pour l'extrême gauche, qui venait du PC, il y avait cette idée du rôle de la classe ouvrière. L'attente messianique. Déjà, lors de la nuit des barricades, il y avait eu des rumeurs de camions remplis d'ouvriers qui arrivaient de la banlieue rouge. J'étais à l'assemblée générale à la Sorbonne lorsque j'ai appris que Billancourt s'était mis en grève. L'amphi était plein. J'ai pris la parole: "Les ouvriers de Renault sont en grève, on arrête les parlotes et on y va !" Tout le monde est parti. En arrivant à l'île Seguin, on a trouvé l'usine complètement fermée. Une véritable forteresse, parce que le PC et la direction de la CGT, qui avaient la trouille, avaient tout bloqué. Les ouvriers étaient aux fenêtres sur les toits, et nous regardaient comme des bêtes curieuses. Il n'y a jamais eu de vraie convergence. Je crois que ce que les ouvriers ont retenu du mouvement étudiant, ce sont les nouvelles formes de lutte, assez radicales, qui marchaient, puisque les flics avaient quitté la Sorbonne. Avant, ils se baladaient de Bastille-Nation, Nation-Bastille, République, les fameux défilés traîne-savates des organisations syndicales.
Nous étions persuadés que c'était une révolte et pas plus. On l'a vu lorsque le problème du pouvoir s'est posé. Lorsque de Gaulle est parti. Les ouvriers ont compris que le PC ne voulait pas prendre le pouvoir, le PS encore moins. Et il n'y avait pas un ouvrier qui voulait se tourner vers Sauvageot, Geismar et Cohn-Bendit. Ce n'était pas sérieux. Les étudiants, on voulait bien les suivre dans la rue, mais pas pour prendre le pouvoir.
Charléty? C'est une manœuvre. Mitterrand et Mendès se sacrifient pour essayer d'étouffer le mouvement. Le PC ne sait pas quoi faire. De Gaulle n'a pas encore offert une porte de sortie à tous ces gens-la, c'est-à-dire les urnes. Charléty est une tentative de mettre en scène Mitterrand, Nous avons tous été contactés avant par Marc Heurgon, un secrétaire du PSU pour une réunion qui devait se tenir avec Mendès. Nous avons refusé d'y aller. Il y a eu l'ambiguïté d'un mouvement étudiant qui cherchait une réponse politique et puis les manœuvres de Mendès, d'une partie du PSU et de Mitterrand pour se placer. Et finalement, de Gaulle, qui a magnifiquement compris ce qu'il fallait faire, a remporté la mise. La droite n'a jamais eu quelqu'un d'aussi intelligent.
Il y a deux hommes de droite qui ont compris jusqu'où le PC n'irait jamais : de Gaulle et Mitterrand. En 68, de Gaulle a dramatisé, fait croire que c'était une insurrection, est parti en Allemagne, est revenu, et a donné au PC., qui s'est précipité dessus, à manger la carotte des élections. Mitterrand, c'est l'Union de la gauche, le Programme commun et puis couic... Forcer le PC à passer sous les fourches Caudines du PS, à perdre toute identité et à se taper la crise qu'il connaît aujourd'hui.
Tout le monde va parler de 68 pour enterrer 68. Ce que je retiens, c'est que 68 est la preuve que l'on peut se révolter, y compris dans un pays capitaliste dit moderne et avancé. Que ce n'est pas réservé au tiers-monde. Que l'on peut parfaitement avoir des moments d'insurrection. Que quinze jours avant on aurait dit: "il va y avoir une grève générale avec des drapeaux rouges sur toutes les usines occupées", on nous aurait traités de Martiens. Si l'on veut qu'un nouveau 68 réussisse, il faut que, dès maintenant, une nouvelle gauche apparaisse, porteuse d'avenir, de rêves, pour que les gens aient envie d'aller jusqu'au bout. Qu'ils aient envie, non pas d’être contre, mais pour quelque chose. Pas comme avec cette gauche molle, creuse, conservatrice qui n'offre rien aux jeunes, même pas le rêve.
Alain Krivine tractant avec Olivier Besancenot, lors d'une manifestation pour l’emploi, le 3 avril 2004 à Paris.© Willy Golberine / Paris Match