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Bertrand Cochard : "L’enjeu critique pour Debord est de renverser le système marchand"

Debord

Lien publiée le 2 avril 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Bertrand Cochard : « L’enjeu critique pour Debord est de renverser le système marchand » – Le Comptoir

Œuvre phare du XXe siècle, « La Société du Spectacle » (1967) de Guy Debord est aussi connue pour sa complexité que par sa profondeur philosophique. Pour mieux comprendre la pensée de cet auteur révolutionnaire, nous nous sommes entretenus avec Bertrand Cochard, philosophe et auteur du livre « Guy Debord et la philosophie » aux éditions Hermann. Selon lui, le concept de spectacle nous aiderait à mieux comprendre les problématiques de notre société contemporaine.

Le Comptoir : La plupart des lecteurs de Debord utilisent le terme de « spectacle » sans vraiment le comprendre. Quelle est selon toi l’erreur d’interprétation la plus courante ?

Bertrand Cochard : La principale confusion consiste à dire que le spectacle désigne l’hégémonie des médias dans la sphère publique ou l’avènement au XXe siècle d’une société de l’image. Cette interprétation n’est pas tout à fait fausse, mais Debord précise que la puissance des images ou le pouvoir des médias ne sont que la manifestation la plus superficielle du spectacle.

Peux-tu nous expliquer le concept de « spectacle » ?

Bertolt Brecht (1898 – 1956)

Le terme émerge à la fin des années 1950 au sein du champ culturel. Le concept de spectacle trouve sa source dans la dramaturgie de Bertolt Brecht. Deux mots sur ce dramaturge : Brecht critiquait non seulement l’état de passivité et de non-intervention des spectateurs du théâtre classique, mais le fait que, pour compenser cet état, le théâtre classique mettait en place des stratégies d’identification (notamment la catharsis), donnant aux spectateurs l’illusion de l’activité. Brecht cherche donc à rompre avec cet état spectaculaire en créant des dispositifs de distanciation permettant aux spectateurs de disposer d’un regard critique sur ce qu’on leur montre.

Dans les années 1950, les situationnistes s’inspirent de la critique de Brecht et l’étendent à la vie sociale en général. Nous serions tous devenus des spectateurs, tenus à l’écart d’une vie présentée comme désirable. Ce à quoi la société nous pousse à nous identifier pour compenser cette passivité existentielle, ce ne sont plus des héros, comme dans la tragédie classique, mais des stars, des vedettes ou des politiciens. Dans les années 1960, la notion de spectacle se politise pour désigner une nouvelle forme prise par le capitalisme. Le propre du capitalisme est de toujours chercher à créer davantage de valeur, ce qui amène à des crises de surproduction. La marchandise est amenée à coloniser de nouveaux territoires géographiques pour écouler cette surproduction. Au bout d’un moment, il n’y a plus rien à conquérir, du moins d’un point de vue « spatial ». Le spectacle est le moment où, pour pouvoir écouler la marchandise produite en excès, le capitalisme en est venu à coloniser nos imaginaires. Ce deuxième concept vise donc à désigner la forme économique et sociale prise par le capitalisme à l’époque contemporaine.

Dans ta thèse, tu proposes une autre lecture du concept de spectacle en te concentrant sur la notion du temps.

Dans la thèse 158 de La Société du Spectacle, Guy Debord définit le spectacle comme « la fausse conscience du temps ». Le concept de spectacle consiste à montrer que nous sommes tenus à l’écart de l’histoire, séparés du temps historique. Comme si l’on ne comprenait pas ce qu’était le temps. Debord explique que la nature du temps est d’être irréversible. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, cette nature irréversible, vivante et historique du temps nous est dissimulée. Dans l’Antiquité, le temps est représenté de manière cyclique. Dans le christianisme, on voit le temps comme un compte à rebours, orienté par le Jugement Dernier. C’est là une fausse conscience de la nature irréversible du temps.

Notre époque ne fait pas mieux : le temps spectaculaire est un temps rythmé par les marchandises, le présent perpétuel de la consommation. Le spectacle dissimule le caractère historique du temps. Nous sommes les spectateurs impuissants d’une histoire qui se fait sans nous.

Pour répondre à la problématique du spectacle, les situationnistes proposèrent de construire des situations. Qu’est-ce qu’une situation dans la pensée debordienne ?

Une situation est un moment de vie qui tranche avec l’organisation morose et traditionnelle de la vie bourgeoise. Les situations sont des moments de vie intenses que les situationnistes tentent de construire, consciemment et délibérément, en employant tous les moyens disponibles. Par exemple, ils vont proposer une manière de se réapproprier l’espace urbain en se détachant de la perspective utilitaire habituelle. Ils vont critiquer l’architecture fonctionnaliste de Le Corbusier et proposer de dériver dans la ville. Quelqu’un qui dérive explore l’espace urbain en se laissant porter par les ambiances différentes qu’une ville peut contenir. Il peut ainsi vivre une expérience radicalement différente de l’expérience courante.

Guy Debord invente un concept de jeu qu’il oppose à l’industrie du loisir. Quelle serait la différence entre les deux ?

Le loisir est une manière pour le travailleur qui s’épuise dans la production de récupérer une énergie dont cette production l’a vidé, tout cela en consommant des marchandises et des spectacles qui l’éloignent de sa propre vie. Le loisir est une forme de « passivité active » essentielle à la perpétuation du système marchand. Le jeu au contraire est une manière pour les situationnistes de rythmer le temps de manière non marchande en vivant des expériences intenses. Le risque serait que le capitalisme se réapproprie le goût pour le jeu dans un but marchand. Il s’agit pour les situationnistes de mettre à terre, par la révolution, la société spectaculaire-marchande. Autrement, comme on l’a vu avec Mai 68, chaque innovation ou nouvelle subversion seront récupérées par le système marchand.

Graffiti dans les rues de Paris autour de mai 1968.

Les images que nous contemplons dans les médias, les réseaux sociaux ou encore les affiches publicitaires sont-elles des représentations fidèles de notre réalité ?

Non, ce serait plutôt le reflet inversé de notre réalité. C’est parce que nous sommes nous-mêmes incapables de vivre des expériences immédiates et authentiques que nous consommons des images. Si jamais les images reflétaient la réalité, elles représenteraient des individus ternes, mornes, incapables de se rencontrer. C’est parce que nous sommes toujours davantage séparés de la possibilité d’agir et de faire l’histoire que nous nous abreuvons d’images et de technologies qui, sur le papier, sont censés nous réunir mais qui, en réalité, nous séparent.

Est-ce que la pensée situationniste nous permet de comprendre notre société contemporaine ?

Il est important de revenir sur la pensée situationniste si on constate que le spectacle n’est pas mort. La société dont les situationnistes ont fait la critique continue de se développer depuis 1967. Par exemple, Guy Debord a compris qu’il était très grave de voir le temps libre comme un temps « libéré » par le travail (il faut travailler tel nombre de jours pour bénéficier des congés payés, comme si travailler permettait de « produire » du temps libre). On se représente alors le temps libre comme un temps libéré, chèrement conquis, et qui doit par conséquent être mis à profit et rempli grâce à des spectacles. L’un des problèmes centraux de notre civilisation, c’est l’impression de manquer de temps, de ne pas vivre son temps de manière authentique.

Notre temps libre est donc vampirisé par le spectacle ?

Exactement. Guy Debord explique que le problème du temps libre est que, dans la société marchande, il est rythmé par les marchandises. Pour donner un exemple, quand tu te demandes quand va sortir la dernière saison de ta série préférée, ton temps libre est très concrètement rythmé dans son attente par les marchandises. Cela vaut aussi pour les vacances, Noël, Pâques, etc. Notre temps libre est spectacularisé parce que rythmé par les marchandises. Ça n’a fait que s’accentuer après les années 1960. Quand des travailleurs épuisés rentrent à la maison, lancent une série Netflix et commandent des sushis sur Deliveroo, ils adoptent un comportement dont Debord a fait la critique dans La Société du Spectacle. Il nous donne des instruments pour permettre de comprendre notre aliénation. Cela ramène la pensée de Debord à quelque chose de très philosophique : si l’on demande à des gens de réfléchir à ce qui ne va pas dans notre société, ils vont lister plusieurs phénomènes. On peut critiquer, par exemple, l’emprise grandissante des images, la crise écologique ou les tensions identitaires. Mais tout ça reste chaotique dans notre pensée parce que ce sont des phénomènes indépendants. Le concept de spectacle permet d’unifier ces phénomènes.

Comment le spectacle peut tout expliquer ?

Le spectacle n’explique pas tout. J’ai listé un nombre de phénomènes qu’on peut expliquer à l’aide de ce concept. Debord estime que ces phénomènes sont liés à la marchandise et donc au système capitaliste dans lequel nous vivons. Pour parler des tensions identitaires, Debord explique que les oppositions des gens selon leurs genres ou leurs ethnies ne visent qu’à masquer que nous sommes tous aliénés par le système marchand. Ces oppositions, aussi importantes soient-elles, masquent ce qui devrait tous nous intéresser : le renversement du système marchand. Ce qui nous unit, c’est le fait d’être tous séparés du temps historique.

Doit-on se concentrer uniquement sur le capitalisme et occulter les autres formes de domination ?

Editions Hermann, 2021, 462 p.

Je ne dirais pas qu’il ne faudrait pas s’en occuper. Je pense que c’est même important de le faire. Mais sans oublier que derrière la majorité des formes de domination actuelles, il y a une même société qui produit ces formes, et que c’est cette société qu’il faut renverser dans sa totalité. Dans l’intersectionnalité, beaucoup de gens montrent qu’il y a une structure capitaliste derrière les formes de domination.

Je pense plutôt aux discours qui sont tenus dans les médias ou par différents politiciens qui disent que les problèmes sociaux actuels sont liés à l’immigration. Ils font renaître de fausses oppositions alors que l’enjeu critique pour Debord est de renverser le système marchand pour mettre un terme à une infrastructure qui nous conduit vers notre autodestruction même d’un point de vue écologique. Les médias polarisent notre attention sur de pseudo-événements qui masquent la réalité du système productiviste. Les chaines d’information en continu produisent un présent perpétuel. Il est ainsi impossible de mettre un sens sur ce que nous sommes en train de vivre. Notre conscience est rythmée par l’actualité, installée dans un présent perpétuel, ce qui rend toute critique impossible, car la critique, elle, se déploie dans le temps.

Antoine Silveri