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La possibilité d’une brèche
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La possibilité d’une brèche – CONTRETEMPS
Stathis Kouvélakis procède ici à une fine radiographie du vote de l’élection présidentielle, ouvrant vers une analyse stratégique globale de la présente configuration politique, qui prend au sérieux les recompositions accélérées qui s’enchaînent à gauche. Il invite en outre à une réflexion sur les défis qui se posent désormais aux courants de la gauche radicale pour étendre le champ des possibilités vers une politique de transformation sociale.
***
Au soir du 10 avril, à première vue, tout s’était passé comme prévu : avec les mêmes deux têtes d’affiche de 2017, le chantage à l’extrême-droite a de nouveau livré le résultat prévu. Le bloc bourgeois, désormais (à peu de choses près) unifié, pouvait de nouveau savourer sa victoire. Pourtant, les images du Champ-de-Mars – foule clairsemée, fête bâclée, retenue du discours du vainqueur – contrastaient avec le sacre au Louvre, les flonflons et le kitsch monarchique d’il y a cinq ans. Comme si un doute s’était emparé des esprits : et si ce succès, point d’orgue de la stratégie de « disruption » du champ politique, était aussi son chant du cygne ? Moins de deux semaines après ce second tour, de l’imprévu et même de l’inédit s’est produit. En formant une large coalition sous la houlette de la France insoumise[1], la gauche a repris l’initiative, suscitant nervosité dans le camp du vainqueur et désarroi dans celui de l’extrême-droite. Et si, loin de stabiliser le paysage politique issu du bouleversement de la précédente, cette présidentielle avait ouvert une période de soubresauts, une brèche où pourraient s’engouffrer les forces de la gauche de rupture ?
Pour qu’une telle possibilité prenne corps, l’expérience historique nous enseigne que deux conditions doivent être remplies : une crise au sein du bloc dominant, qui libère des forces jusqu’alors engluées dans son système hégémonique ; l’émergence d’une alternative, i.e. d’une force capable de disputer des positions de pouvoir au bloc dominant. Ces conditions renvoient aussitôt à une troisième : la mobilisation populaire, seule capable de vaincre la réaction des classes dominantes à toute remise en cause de leurs intérêts et de renverser durablement le rapport de forces.
Au moment où la gauche de rupture, désormais en position d’assumer la direction d’un pôle populaire rassemblé, s’engage dans la bataille des législatives avec des objectifs hauts, déterminer les possibilités de la conjoncture implique d’explorer de façon plus précise ces trois conditions.
La réélection de Macron : une victoire à la Pyrrhus ?
Partons du plus simple : au soir du 1er tour, le constat de la tripartition du champ politique s’est imposé comme une évidence. Il s’en faut toutefois de beaucoup pour que les conséquences d’une telle configuration aient été tirées. À commencer par celle-ci : le passage de la quadripartition du 1er tour de 2017 à la tripartition de 2022, en d’autres termes : l’effondrement de la droite traditionnelle, fait clairement ressortir le caractère politiquement et socialement minoritaire du bloc bourgeois. On pourra objecter que c’était déjà le cas lors de la précédente présidentielle, et que seule la qualification au second tour de l’extrême-droite avait permis au candidat de la « disruption » de l’emporter. Sans doute, mais le paysage politique qui a vu le jour en 2017 présentait des différences notables avec celui d’aujourd’hui. Tout d’abord, les deux candidats à avoir défendu un programme résolument néolibéral avaient réuni 44% des voix, soit autant que les deux candidats « antisystème ». Dans ce cadre, le pôle macronien pouvait se présenter comme la version « moderne » de cet arc néolibéral, mêlant « progressisme » sociétal et imagerie entrepreneuriale de la « start-up nation », en opposition au conservatisme rance et archéo-bourgeois de Fillon. Il occupait ainsi une position de « force centriste », non au sens des politiques proposées (que n’importe quel candidat de la droite libérale aurait pu faire siennes) mais dans un sens « topologique ».
En effet, le trait distinctif du macronisme, qui explique en partie sa capacité d’attraction initiale, est qu’il ne se présente ni comme « la droite », ni comme « au-dessus des partis » (dans le sens, par exemple, d’un bonapartisme à la de Gaulle ou du « camp national » cher à l’extrême-droite) mais comme l’axe central du champ politique, l’incarnation du « camp de la raison » face aux « extrêmes ». Cette prétention a été validée par sa capacité à capter l’essentiel du centre-droit d’extraction démocrate-chrétienne et de la fraction la moins à gauche de l’électorat PS, essentiellement parmi les couches aisées[2]. Pourtant, ce « centrisme » ne s’identifie pas à une forme de modération : le titre du livre-programme du candidat en 2017 n’était rien de moins que Révolution, et il traduisait bien le néolibéralisme décomplexé affiché par son auteur, que le pionnier français en la matière, Alain Madelin, ne s’était pas privé de saluer. Ce radicalisme néolibéral (que certains ont nommé « extrême-centre ») n’est donc « centriste » qu’au sens où il matérialise la convergence entre la social-démocratie convertie au néolibéralisme et la droite libérale, le fameux « en même temps », « et de droite et de gauche », pour citer les formules étendard de son chef de file. Pour le dire autrement, l’unification sur le plan politique du bloc bourgeois suppose le dépassement du clivage droite classique/gauche de gouvernement à travers la constitution d’une force « centrale » soudée autour de la poursuite des « réformes » néolibérales et de l’« intégration européenne ».
Sur le plan de la compétition électorale, le succès de cette entreprise repose sur une double condition : un face-à-face avec l’extrême-droite lors du second tour de la présidentielle, qui permet de capter un « vote-barrage », et le maintien d’une gauche (et, de façon transitoire, d’une droite conservatrice classique) en position subalterne, dans le rôle de réservoir de voix pour le second tour. La force de cette stratégie – rendue possible par le présidentialisme des institutions et le système électoral à deux tours – est aussi ce qui fait sa faiblesse. Car cette configuration est la seule qui permette à un bloc minoritaire – et que son logiciel programmatique, résolument tourné vers la démolition de ce qui reste des compromis sociaux de l’après-guerre, condamne à le rester – de remporter des scrutins.
Cinq ans après son succès initial, les limites de cette stratégie sont apparues au grand jour. Certes, le casting désiré du second tour était de nouveau au rendez-vous. Et l’électorat de la droite classique a été siphonné, compensant les pertes sur la gauche[3]. Cette droitisation de la base sociale du bloc présidentiel est le résultat logique du déchaînement antisocial et répressif qui a marqué le quinquennat, combiné à l’alignement islamophobe dont le Macron de 2017 s’était soigneusement abstenu. Mais elle débouche sur un électorat au profil sociologique peu dynamique, proche de celui de la droite classique dans sa période déclinante, non seulement polarisé vers les classes privilégiées (c’était déjà le cas en 2017) mais aussi nettement plus âgé, en recul (modéré mais généralisé) dans toutes les catégories du salariat[4]. Ce recul touche jusqu’à la catégorie qui forme le cœur de ses soutiens – les « cadres et professions intellectuelles supérieures » – qui est aussi celle où il recule le plus. La progression du score par rapport à 2017 (+3,7%) est donc largement illusoire. Elle permet certes d’éliminer un concurrent direct, et facilite le ralliement d’une bonne partie des troupes restantes de la droite traditionnelle, parachevant le processus d’unification politique du bloc bourgeois. Mais elle le prive aussi de toute réserve, et, en le déportant vers la droite, elle banalise la « disruption » et lui ôte l’aura de nouveauté qui faisait une partie de son attractivité pour un électorat jeune, aisé et diplômé.
Malgré le succès de la réélection, le premier pilier de la stratégie macronienne s’est en réalité sérieusement érodé. Plus préoccupant encore, si la gauche a de nouveau échoué à se qualifier au second tour, elle est néanmoins sortie de sa position subalterne. Nous reviendrons plus loin sur les ressorts de cette dynamique, mais deux éléments doivent d’emblée être relevés : d’une part, son renforcement électoral (+4,44% soit un total de 32%), certes relatif mais suffisant pour en faire un véritable troisième pôle, d’un poids équivalent aux deux autres (extrême-droite et macronisme). Pour le dire autrement, la tripartition de l’espace politique n’était en rien acquise d’avance ; elle est l’indice d’une sortie des basses eaux historiques de 2017. D’autre part, cette progression acquiert sa véritable signification par le renforcement du pôle de rupture, qui atteint un niveau inédit depuis les scores du PCF dans les années 1970. C’est donc une ligne d’opposition résolue aux politiques néolibérales qui l’a emporté sans contestation possible à l’intérieur même du pôle qui a piloté, au fil des (vingt) années pendant lesquelles il a gouverné (dont huit avec la participation des communistes), la mise en œuvre de ces mêmes politiques. La campagne menée dans l’entre-deux tours par Macron, la seule qu’il ait véritablement mené, avait déjà servi de révélateur. Pendant deux semaines, le président-candidat s’est livré à une pathétique tentative de séduction de l’électorat de gauche, signe de reconnaissance de son poids déterminant dans l’issue du scrutin et de suspension temporaire de l’exhibition de sadisme qu’il affectionne.
Banalisation droitière, incapacité structurelle à élargir sa base sociale, poussée de la gauche de gauche : les fondements du dispositif macronien entrent en crise. A peine réélu, le président doit faire face à une opinion hostile, qui considère que sa réélection est « une mauvaise chose » et souhaite de façon nettement majoritaire l’élection d’une assemblée qui lui soit opposée. Apparaît alors en toute clarté sa fragilité, celle d’un stratagème permettant, sur fond de crise exacerbée du système partisan, à une minorité sociale et politique d’extorquer un succès électoral au moyen du chantage à l’extrême-droite.
Force et fragilités de l’Union populaire
Condition nécessaire d’une rupture dans le rapport de forces, l’ébranlement du bloc dominant n’est toutefois pas suffisant. Encore faut-il qu’une alternative se dessine. Certes, l’extrême-droite se présente sous de tels habits, et la bipolarisation qu’entraîne le scrutin à deux tours conforte cette apparence. Car, comme ce fut toujours le cas par le passé, l’extrême-droite n’est pas autre chose que le simulacre d’une force « antisystème », le détournement d’une révolte populaire vers une voie qui ne menace en rien l’ordre existant. Dans la configuration actuelle, elle sert même d’assurance-vie au bloc bourgeois, qui récolte à chaque fois le bénéfice du rejet majoritaire qu’elle continue de susciter, en particulier auprès de l’électorat de gauche. Cette bipolarisation implique donc un « tiers exclu », à savoir la gauche. Et c’est précisément ce présupposé que la montée de Mélenchon a remis en cause. Davantage qu’une progression électorale, on assiste donc à l’émergence d’une force qui domine désormais son « camp » et porte une orientation qui s’impose comme l’axe autour duquel celui-ci est amené à se recomposer.
La dimension sociologique de cette dynamique électorale a été largement commentée. D’un point de vue socio-spatial, les zones de force du candidat de l’Union populaire se situent dans les grands centres urbains et leurs proches banlieues, les « quartiers populaires », c’est-à-dire les banlieues à forte composante de populations racisées, les outre-mer et l’électorat jeune (plutôt diplômé ou en cours d’études) qui réside dans les aires mentionnées précédemment. Les femmes y sont légèrement plus nombreuses que les hommes (23% contre 21%)[5]. Cet électorat est « interclassiste », au sens où les écarts entre les principales catégories sociales qui le soutiennent sont limités, mais avec un biais en faveur des classes populaires. Les scores varient entre 21% (chez les « cadres et professions intellectuelles supérieures », qui incluent les enseignants du secondaire), 27% (chez les ouvriers) et 30% chez les chômeurs. Mélenchon arrive en tête de tous les candidats parmi les personnes ayant un revenu mensuel inférieur à 900 euros (34%, Le Pen en 2e position avec 26%) et talonne la candidate d’extrême-droite dans la tranche au revenu entre 900 et 1300 euros (25% contre 28%). À l’inverse, la propension au vote Mélenchon diminue drastiquement dans les tranches supérieures (14% pour celle de 2500 euros et plus, soit l’équivalent du salaire d’un professeur certifié du secondaire en fin de carrière) et, davantage encore, dans les quartiers bourgeois des grandes agglomérations (9% à Paris 16e, 5,5% à Neuilly). Du point de vue du niveau de diplôme, il atteint son meilleur résultat parmi les détenteurs d’un bac (25%), suivi par ceux d’un bac+2/3 (23%), puis par ceux d’un bac+4 et + (20%) à quasi-égalité avec les titulaires d’un diplôme inférieur au bac (19%).
Quelles conclusions tirer de ce bref aperçu ? Tout d’abord, que, contrairement à ce qui a parfois été avancé[6], on est loin d’un « électorat attrape-tout ». Si l’écart entre les catégories de la population active est de l’ordre de 1 :1,3, il reste significatif (6 points entre les cadres et « professions intellectuelles supérieures » et les ouvriers, au bénéfice des seconds), et il se creuse quand on considère les niveaux de revenu (1 :2,4 entre les tranches -900 euros et celle 2500+). L’« interclassisme », qui suppose une répartition uniforme, ou statistiquement indifférente, est donc réel mais limité, en particulier du fait de la nette sous-représentation des catégories aisées.
On pourrait à certains égards rapprocher l’électorat Mélenchon de celui du PS au moment de son ascension : avec un résultat national de 26% au 1er tour de la présidentielle de 1981, Mitterrand obtenait 19% chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, 29% chez les employés et cadres moyens et 33% chez les ouvriers, tandis que le candidat du PCF (Georges Marchais) ne dépassait son score national (15,3%) que chez les ouvriers (28%). Il l’atteignait à peine chez les employés et cadres moyens (15%), et se situait à un niveau inférieur à 10% dans toutes les autres catégories[7]. Mais les zones d’implantation mélenchoniste diffèrent sensiblement de celle de l’ancien électorat socialiste, et recoupent dans une large mesure les anciennes aires communistes, notamment en Ile-de-France. Autre différence, la répartition entre les salariés du privé et ceux du public est équilibrée, avec même un léger avantage en faveur des premiers (25% contre 23%), contrairement au profil traditionnel des électeurs socialistes (35% dans le salariat public, 27% dans le privé pour Mitterrand en 1981, respectivement 34% et 23% pour Ségolène Royal au 1er tour de 2007). L’électorat mélenchoniste est également bien plus jeune que celui du candidat du PS en 1981, qui réalisait des scores sensiblement plus élevés chez les + 65 ans que chez les 18-24 ans (28% contre 22%), se rapprochant en cela aussi de l’électorat communiste de 1981 (en tête de tous les candidats chez les 18-24 ans avec 24% contre 7% chez les +65 ans et 11% chez les 50-64 ans) – même s’il ne s’agit pas de la même jeunesse dans les deux cas.
On passe alors une deuxième interprétation du vote Mélenchon, qui y voit une confirmation de la ligne du fameux rapport de 2012 de la Fondation Terra Nova[8], qui préconisait de faire une croix sur la logique de classe, et sur les classes populaires en tant que socle électoral de la gauche, au bénéfice des groupes qui font « la France de demain » : jeunes, femmes, urbains diplômés et « minorités », groupes qu’il s’agit de rassembler autour des « valeurs » socio-culturelles qui forment le supposé « libéralisme culturel » des « classes moyennes éduquées »[9]. À l’appui de cette thèse est également cité le « vote musulman », qui, selon une enquête de l’IFOP, se serait porté à 69% sur le candidat de l’Union populaire et expliquerait ainsi les scores impressionnants obtenus dans les banlieues où vivent des population issues de l’immigration post-coloniale (49% pour la Seine-Saint-Denis, avec des scores supérieurs à 55-60% dans les communes les plus populaires, 49% et 53% dans les 8e et 2e secteurs de Marseille, 60% à Vaux-en-Velin). Outre que de telles affirmations accordent un poids exagéré à l’électorat ainsi désigné (estimé en 2015 à 5% du total[10]), l’idée d’une logique religieuse du vote est vigoureusement réfutée par les chercheurs qui travaillent depuis longtemps sur cette question.
Le vote des musulmans (ou plus exactement de ceux perçus comme tels), ce qui est tout autre chose que le « vote musulman », apparaît en effet déconnecté de l’intensité de la pratique religieuse, contrairement au vote catholique, qui associe étroitement niveau de cette pratique et vote à droite. Le tropisme de gauche du vote musulman, accentué et ancien, lié à une expérience sociale, celle de la discrimination raciale subie par la population issue de l’immigration post-coloniale[11]. La différence avec le passé récent est que c’est désormais le candidat de la gauche radicale qui rassemble la grande majorité du vote de gauche de cette catégorie, auparavant réparti entre diverses formations, en premier lieu vers le PS[12]. Mais on parlait moins de « vote communautaire musulman » quand son premier bénéficiaire était François Hollande (à hauteur de 59% au 1er tour de 2012 et de 86% au second[13]) que lorsqu’il se porte sur le candidat de la gauche radicale.
Il y a là incontestablement l’effet des prises de position résolues de ce dernier à l’égard de l’islamophobie, des discriminations racistes et des violences policières, qui tranchent avec les silences et les ambigüités (ou pire…) que la gauche a si longtemps entretenues sur ces questions. Mais il s’agit tout autant de la défense de thématiques sociales fortes et d’une ligne (ainsi que d’un « style » politique) de rupture avec la gauche de gouvernement, qui entre en résonance avec les préoccupations immédiates des classes populaires, indépendamment de leurs origines. Le sociologue Yann Le Lann le souligne :
« Si Mélenchon est très fort dans les quartiers populaires périurbains, c’est qu’il a réalisé l’association d’une logique de [lutte contre la] discrimination et d’une logique de classe. Il est même devenu hégémonique chez les gens d’origine maghrébine et subsaharienne, comme en Guadeloupe, en Guyane ou en Martinique. … Mais attention, ce serait totalement réducteur de l’analyser comme un ‘vote communautaire’ ».
Pour les habitants racisés des « quartiers populaires », le vote Mélenchon a été à la fois une réaction de défense contre les discriminations et les discours islamophobes subis au quotidien et une mise en avant de leurs revendications sociales, qu’ils partagent avec l’ensemble de leur classe. Se sont ainsi fait entendre un refus de se laisser enfermer dans une posture de victime du racisme, l’affirmation d’une profonde volonté de changement. Les mots de Rami Kamel, un jeune habitant de Saint-Fons (Rhône), ville ouvrière de l’agglomération lyonnaise où le candidat de l’Union populaire a obtenu 53% des suffrages, résument bien l’enjeu : « Les Français des beaux quartiers, ils n’ont peut-être pas besoin de changement. Nous si ».
Plus qu’un « vote musulman » ou « communautaire », il convient de voir dans la dynamique du vote Mélenchon un commencement de dépassement des fractures au sein des classes populaires, avant tout dans les grands centres urbains et leurs proches périphéries. Par contraste, ressort de façon frappante l’écart avec la France des petites communes, qui n’ont désormais de « rural », au sens traditionnel, que le nom : les agriculteurs ne forment qu’à peine 6% des habitants des « espaces ruraux », habités à hauteur de 60% par des ménages d’ouvriers et d’employés[14]. Et cet écart s’est sensiblement creusé entre 2017 et 2022. Or on sait qu’une large partie, du salariat d’exécution (ouvriers + employés), habite précisément dans ces communes de petite et moyenne taille, la « France des périphéries » comme elle est souvent désignée[15]. Le pluriel importe car il s’agit de réalités extrêmement diversifiées, entre des zones dites « périurbaines » (elles-mêmes hétérogènes) jusqu’aux bourgs et villages anciens, plus ou moins réinvestis par des ménages populaires en quête de foncier abordable.
La fracture spatiale traduit une fracture des classes populaires qui s’ordonne autour du mouvement d’accès à la propriété (en 2010 45% des ménages ouvriers sont propriétaires de leur logement[16]) et de la restructuration spatiale du tissu productif. Celle-ci conduit à contourner les anciennes concentrations ouvrières et combine désindustrialisation et diffusion de nouvelles branches d’activités comme la logistique et le transport routier, qui constituent une part croissante de l’emploi ouvrier[17]. Plusieurs études ont montré qu’il serait erroné de postuler des relations univoques entre la propension au vote d’extrême-droite et la distance des aires urbaines, ou entre ce vote et l’accession à la propriété (donc au salariat stable) ou, à l’inverse, entre vote et précarisation[18]. Même si certaines de ces corrélations peuvent se révéler partiellement pertinentes, un travail fin de contextualisation est nécessaire, qui fait appel à d’autres variables : les modes de socialisation locaux (et/ou leur délitement), les traditions politiques du territoire, la présence (et le positionnement politique) d’autres catégories sociales et de personnes issues de l’immigration, l’état du tissu économique, la structure démographique et les stratégies scolaires. Le tableau d’ensemble laisse cependant apercevoir des figures récurrentes : angoisse et/ou réalité du déclassement, relégation et sentiment d’abandon, en particulier dans les aires économiquement sinistrées, concurrence exacerbée sur le marché du travail où l’absence de diplômes favorise une vision compensatrice racialisée de l’appartenance nationale – mais aussi effets de la mise sous tension d’un salariat à première vue stabilisé et/ou d’une ascension sociale bloquée ou fragilisée.
Ces précisions faites, se dégage une corrélation d’ensemble frappante entre taille des communes et propension inversée au vote pour les candidats de la gauche radicale et de l’extrême-droite[19]. Ainsi, le candidat de l’Union populaire progresse dans les communes de toutes les tranches supérieures à 10 000 habitants, mais bien davantage dans les plus grandes : + 8% dans celles de plus de 100 000 habitants, +7% dans celles entre 50 et 100 000, +4,1% dans celles entre 20 et 30 000 et +2% dans celles entre 10 et 20 000. Il stagne dans celles entre 5 et 10 000 (+0,1%) et recule dans celles entre 3500 et 5000 (-0,4%), ainsi que dans celles entre 1000 et 3500 (-0,9%) et davantage encore dans celles de moins de 1000 habitants (-1,1%). L’écart entre les tranches situées aux deux extrémités du classement est passé de 1 :1,35 en 2017 à 1 :1,94 en 2022. De ce fait, Mélenchon est en tête dans les trois tranches des communes supérieures à 30 000 habitants mais en 3e position seulement dans l’ensemble des tranches de communes de moins de 20 000 habitants.
La comparaison avec le vote Le Pen est particulièrement éclairante. Celui-ci apparaît en effet comme un reflet inversé presque exact du vote pour le candidat de l’Union populaire : dans les communes de plus de 100 000 habitants, Le Pen n’obtient qu’un peu plus du tiers du vote Mélenchon (12,1% contre 31,1%) mais ses scores progressent de façon tout à fait linéaire au fur et à mesure que la taille des communes décroît, pour atteindre presque le double des scores du candidat de la gauche radicale dans celles de la catégorie inférieure. Le vote Le Pen s’élève ainsi à 26,7% dans les communes entre 3500 et 5000 habitants et 30% dans celles de moins de 1000 habitants. Là aussi, l’écart par rapport à 2017 s’est creusé, mais dans le sens opposé : la candidate du RN recule légèrement, ou stagne, dans les grandes agglomérations, où elle doit également faire face à la concurrence de Zemmour dans les aires aisées (-0,2% dans celles de plus de 100 000 habitants, +0,2% dans celles entre 50 et 100 000) mais elle progresse nettement dans les plus petites (+3% dans celles de moins de 1000 habitants, +2,8% dans celles entre 3500 et 5000).
Il apparaît donc nettement qu’on ne vote pas de la même façon selon que l’on est ouvrier (ou employé) dans des petites communes des périphéries ou dans les aires populaires des grands centres urbains et de leurs banlieues proches. Ce qui ne veut pas dire que le vote soit homogène dans chaque cas de figure : il y a un vote populaire « pavillonnaire » de gauche et un vote populaire urbain d’extrême-droite. Le vote du 1er tour de la présidentielle de 2022 confirme la thèse des chercheurs du collectif Focale selon laquelle « contre l’idée répandue d’un vote des catégories populaires principalement dominé par l’extrême-droite, il semble plus judicieux d’analyser l’évolution des votes populaires comme une polarisation, entre un vote d’extrême-droite et un pôle de gauche radicale »[20]. Mais les deux pôles ne sont pas au même niveau. Le vote Mélenchon progresse entre 2017 et 2022 dans les catégories « ouvriers » et « employés », en passant, respectivement, de 25% à 27% et de 24% à 25%. Le total gauche atteint dans ces catégories 33% et 36% (34% et 32% respectivement en 2017). Mais c’est une progression modeste, moindre que celle enregistrée dans les autres catégories sociales (cadres et professions intellectuelles supérieures +4%, artisans-commerçants +4%), et elle est contrebalancée par un recul dans le salariat intermédiaire (64%), dans lequel les autres candidats de gauche réalisent leur meilleur total (16%, dont la moitié pour le candidat écologiste).
Dans les catégories les plus populaires, l’avantage reste ainsi clairement à l’extrême-droite : Le Pen obtient 35% du vote des ouvriers, 33% de celui des employés, reculant (par rapport à 2017) de 4% chez les premiers et progressant de trois points parmi les seconds, à l’image de sa progression d’ensemble dans l’électorat féminin (77% des employés sont des femmes[21]). En ajoutant les scores des autres candidats d’extrême-droite (Nicolas Dupont-Aignan et Eric Zemmour), on obtient un total de 44% dans la catégorie « ouvriers » et 42% dans la catégorie « employés » (respectivement 42% % et 35% en 2017). L’analyse menée par Roger Martelli montre que le vote Le Pen l’emporte clairement sur le vote Mélenchon dans les toutes les catégories de communes dans lesquelles la part des ouvriers dans la population active est supérieure à 20%, avec un écart qui évolue de façon linéaire selon la part de cette catégorie (qui va de pair avec la diminution de la taille moyenne des communes). Des travaux plus anciens avaient déjà montré une corrélation positive entre, d’une part, la propension à l’abstention et au vote d’extrême-droite et, de l’autre, le nombre d’« attributs ouvriers »[22]. Il y a une indéniable « coloration ouvrière » du vote lepéniste, qui n’est que partiellement contrebalancée par un tropisme de gauche des catégories populaires dans les grandes aires urbaines.
Les raisons de ce décalage, ou, plus exactement, de la faiblesse de la progression de la gauche dans son ensemble, et plus spécifiquement de son pôle radical (le seul à disposer d’un réel ancrage), au sein du salariat d’exécution sont multiples. Elles renvoient à des tendances lourdes, qui se sont déployées pendant plusieurs décennies et rendent compte du basculement vers l’extrême-droite (et vers l’abstention) d’une partie importante des classes populaires, et de l’électorat ouvrier en particulier : effondrement des organisations politiques de la gauche, recul du syndicalisme, logiques de polarisation spatiale, redéploiement du tissu productif et atomisation des collectifs de travail, puissants effets de fragmentation induits par la discrimination raciale, l’accès différencié à la propriété, aux diplômes, à la mobilité. Les contrecarrer demande assurément davantage qu’une campagne électorale réussie : c’est tout un maillage qui est à reconstruire, donc des formes d’organisation et de socialisation, un « sens commun » unificateur des classes populaires qu’il s’agit de réinventer. Il s’agit à l’évidence d’un travail de longue haleine, qui peut toutefois connaître des moments d’accélération, notamment lorsque se présentent des opportunités politiques et des dynamiques électorales favorables.
On peut toutefois pointer quelques facteurs d’ordre plus conjoncturel qui ont joué un rôle dans la difficulté de l’Union populaire à réaliser des gains plus substantiels dans les catégories populaires. Commençons par celui-ci, qui peut apparaître secondaire : l’effet de la concurrence avec le candidat communiste, absent de la présidentielle de 2017, pendant laquelle le PCF avait soutenu le candidat de la France insoumise. Cette concurrence a incontestablement pesé dans les scores obtenus dans les municipalités communistes (ou de tradition communiste) de petite taille. Comme le relève Roger Martelli, à l’inverse des banlieues populaires des grandes villes (municipalités communistes comprises), où il enregistre des progressions impressionnantes, le vote Mélenchon « fléchit dans des territoires longtemps marqués par la culture politique communiste qui ne relèvent pas totalement de la sociabilité banlieusarde (Aisne, Pyrénées-Orientales, Cher, Dordogne, Allier, Pas-de-Calais) ». Une grande partie de ces territoires se situent dans les aires économiquement sinistrées Dans les municipalités communistes de moins de 5000 habitants, Roussel obtient 5,9%, Mélenchon 20,3% (en recul de 4,7% par rapport à 2017), tandis que dans celles de plus de 10 000, Mélenchon progresse de 3,5% par rapport à 2017, un résultat qui, en additionnant celui de Roussel obtient 5,3%, permet au bloc de 2017 de progresser de près de 9 points.
Compte tenu de la faible surface de ce communisme municipal des petites et moyennes villes, il faut se garder de surestimer le rôle de ce facteur. Il éclaire toutefois un phénomène de portée plus large : la dynamique du vote Mélenchon, très forte dans les agglomérations de plus de 20 à 30 000 habitants, et davantage encore dans les métropoles, rencontre une difficulté particulière dans la France des petites communes populaires, même quand celles-ci sont de tradition rouge. Il faut donc chercher une explication qui va au-delà des variables socio-culturelles mentionnées auparavant. On peut formuler une hypothèse qui touche au dispositif même de la France insoumise : celui-ci est avant tout basée de façon privilégiée sur les médias numériques (réseaux sociaux, chaîne youtube, portail d’accès aux groupes d’action). L’activité militante se déploie de façon quasi-exclusive pendant les campagnes électorales, et son terrain est essentiellement urbain. Au sein de cet espace urbain, le mouvement, qui ne dispose que de rares relais locaux, est peu présent dans les aires les plus populaires, où il réalise pourtant ses meilleurs scores. Quant au profil sociologique des militants, cadres et élus du mouvement, il traduit, pour autant qu’on puisse le tracer, une nette sous-représentation des groupes les plus populaires[23].
Cette stratégie a fait les preuves de son efficacité pour le scrutin présidentiel, à vrai dire le seul que LFI ait véritablement décidé d’investir. Mais elle a clairement démontré ces limites dans les scrutins intermédiaires – qui ont démontré une volatilité particulière de l’électorat LFI – et dans sa moindre capacité à « porter le message » dans les territoires et auprès de catégories de la population moins connectées aux médias numériques et davantage sensibles à une présence sur le terrain. Des catégories qui sont également bien plus exposées aux médias traditionnels (essentiellement télévisuels) massivement hostiles au message de la gauche radicale et qui sont autant de vecteurs privilégiés des thématiques chères à l’extrême-droite. Or, l’absence d’ancrage local ne relève ni d’un accident ni d’un retard de croissance ; elle découle d’un choix délibéré, implacablement mis en œuvre ces cinq dernières années : celui du modèle « gazeux » d’organisation, verticaliste, à la fois électoraliste et focalisé sur un seul scrutin, soucieux d’« organiser la désorganisation » pour reprendre la formulation oxymorique de Manuel Cervera-Marzal[24].
Pour la gauche de rupture, les résultats de cette élection le confirment de façon éclatante, la construction d’une véritable hégémonie est impossible sans la conquête de la majorité de la classe travailleuse. Celle-ci, à son tour, implique de disputer à l’extrême-droite une partie au moins de son électorat populaire, et de ramener vers le chemin de l’action politique les fractions considérables qui se réfugient dans l’abstention et la passivité. Même d’un strict point de vue électoral, les écarts internes de la carte du 1er tour obligent à une profonde reconsidération du modèle existant si l’objectif consiste bien à s’installer dans la durée et impulser la reconstruction de la gauche. Cette reconstruction ne signifie rien de moins que le retour à grande échelle des classes populaires dans l’action politique. Et cette tâche ne saurait être menée à bien sans un redéploiement conséquent de ressources organisationnelles en direction d’une forme partisane qu’il s’agit de réinventer, sans renier l’héritage du mouvement ouvrier, mais en en y appliquant un « droit d’inventaire ».
L’union est un combat !
L’implacable réalité des rapports de force du 1er tour de la présidentielle a rendu possible, en l’espace de quelques jours, ce qui semblait hors d’atteinte depuis des décennies : le rassemblement de la gauche (à l’exception de l’extrême-gauche) sur des bases de rupture, double condition d’une alternative crédible au bloc néolibéral et à l’extrême-droite. Une étape décisive dans le processus enclenché depuis la campagne du « non de gauche » au Traité constitutionnel européen (TCE) de 2005 a ainsi été franchie. Du même coup se trouvent invalidées les tentatives unitaires qui ont essaimé au cours de la dernière période (du « big bang de la gauche » à la « primaire populaire ») qui pensaient pouvoir faire l’économie de cette clarification. Même s’il ne se résume pas à cela, lorsqu’une divergence programmatique et stratégique de cette ampleur est en cause, c’est, en fin de compte, le rapport de force qui permet de trancher. La rapidité du processus en cours ne peut toutefois que surprendre. Elle renvoie assurément au calendrier électoral serré fixé par l’échéance des législatives mais aussi à l’accélération du temps politique suscitée par la crise larvée du macronisme. Si elle obéit à une nécessité irréfutable, elle contient pourtant les germes de difficultés futures qui appellent à redoubler de vigilance.
Un bref rappel historique s’avère sur ce point utile : le programme du Front populaire, qui, comme chacun sait, ne contenait aucune des mesures sociales adoptées sous la pression du soulèvement gréviste, est adopté suite à deux années d’initiatives unitaires, ponctuées de manifestations de masse et de pactes d’unité d’action et de plateformes programmatiques conclues au niveau politique et syndical. Le programme commun du PS et du PCF a été signé quatre ans après le mouvement de mai-juin 68, pour offrir à une gauche en plein essor l’alternative politique qui avait alors manqué. Le terrain avait été longuement préparé, du côté du PCF, par un travail de plusieurs années d’élaboration et de popularisation d’un programme d’« union populaire », centré sur l’idée de nationalisations des secteurs clé de l’économie, et, du côté du PS, par la « refondation » unitaire du congrès d’Epinay et la liquidation de l’héritage anticommuniste de la SFIO. Plus fragile, l’expérience de la « gauche plurielle » (1997-2002) avait pourtant été précédée par plusieurs mois de discussions entre le PS, les Verts et le PCF, même si les objectifs affichés (pour l’essentiel dictés par un PS en position dominante) étaient loin des ambitions transformatrices du programme de 1972, malgré un document programmatique étoffé en matière d’objectifs environnementaux longuement négocié entre socialistes et écologistes.
Rien de tel dans ce qui vient de se passer dans les deux semaines qui ont suivi le second tour de la présidentielle. Certes, la France insoumise peut se targuer d’un programme travaillé, largement diffusé depuis 2017, et dont les principaux thèmes ont été popularisés dans les discours du candidat. C’est bien ce programme qui a servi de base de discussion aux accords bilatéraux avec les autres formations de gauche. Ces accords fixent un cadre général, qui sera étoffé au cours des jours à venir et servira de base à une action gouvernementale commune en cas de victoire aux élections législatives. Il faut pourtant se rappeler qu’il y a quelques semaines à peine, la ligne inlassablement défendue par les candidats du PS et d’EELV se situait sur une logique incompatible avec la rupture avec le néolibéralisme prônée par la LFI. Quant au PCF, il semblait davantage soucieux de promouvoir une thématique à la tonalité « franchouillarde », si ce n’est cocardière, qu’une quelconque radicalité en matière économique et sociale. Le cas du PS est encore plus problématique : essentiellement constitué d’élus locaux soucieux de préserver leurs mandats, ce parti semble dépourvu de véritable orientation et même de direction politique. L’accord avec la FI conduit à de profondes fractures, les vieux éléphants et une partie des barons locaux refusant toute remise en cause du néolibéralisme scrupuleusement mis en œuvre par les gouvernements successifs qu’ils ont dirigé. Difficile de dire à ce stade, si l’adoption de l’accord avec la France insoumise par les instances du parti relève d’une véritable clarification ou de considérations tactiques visant à sauver une formation aux abois.
Il serait illusoire de penser qu’un résultat électoral, aussi écrasant soit-il, suffit à faire disparaître de telles difficultés. Un point les concentre, celui de l’Union européenne. Il est d’ordre stratégique et remonte à loin, comme l’ont souligné Bruno Amable et Stefano Palombarini : « la construction européenne est le fil rouge pour comprendre le reniement des promesses électorales dès le ‘tournant’ de 1983, jusqu’à l’acceptation des traités européens que le candidat François Hollande avait pourtant promis de renégocier »[25]. Nul hasard si une première configuration unitaire de la gauche de rupture a vu le jour à l’occasion de la campagne contre le projet de TCE, campagne qui s’est soldée par la victoire du non lors du référendum de mai 2005. Si elle a laissé un legs sur le plan politique, cette victoire s’est avérée éphémère. Le traité de Lisbonne a réintroduit les dispositions du projet constitutionnel rejeté, et, dans leur architecture d’ensemble, les traités européens ont acquis une valeur constitutionnelle de facto, fixant un cadre auquel les gouvernement élus sont sommés de se soumettre. L’écrasement de la Grèce par la Troïka de ses débiteurs (la Commission européenne et la Banque centrale européenne, associés au FMI) a montré que la moindre velléité de rupture se heurte inévitablement au rouleau compresseur de Bruxelles et de Francfort, gardiens sourcilleux de l’ordre néolibéral. La capitulation sans véritable combat du gouvernement Syriza en juillet 2015 a placé l’ensemble des forces de gauche devant cette question implacable : comment faire pour ne pas connaître le même sort ?
Tirant les leçons de l’expérience grecque, la France insoumise a élaboré dès 2017 une réponse centrée sur la notion de désobéissance aux traités. Elle considère que « certaines règles européennes sont aujourd’hui incompatibles avec la mise en œuvre de notre du programme »[26]. Et non des moindres, comme l’indique la longue liste qui suit : traités de libre-échange en contradiction avec le protectionnisme écologique revendiqué, impossibilité de reconstituer des monopoles publics dans les secteurs clé (transports et énergie en particulier), libre circulation des capitaux, politique agricole commune productiviste, directives de mise en concurrence des travailleurs, enfermement dans l’OTAN, statut de la BCE qui interdisent un financement direct de la dette publique. Cette simple énumération suffit à indiquer que c’est bien la totalité de la « construction européenne » qui est en cause. C’est donc fort logiquement que les forces de gauche foncièrement rétives, si ce n’est hostiles, à la rupture avec le cadre néolibéral, à savoir EELV et le PS, ont, lors des négociations des accords bilatéraux avec LFI, concentré leur tir de barrage précisément sur ce point. LFI a tenu bon sur cette notion de « désobéissance » tout en accordant aux alliés de fraîche date des assurances quant à la volonté de ne pas sortir de l’UE et de l’euro. Ces accord font déjà l’objet d’interprétations contradictoires, certains y voyant un indice de la « normalisation de la LFI sur les questions européennes », tandis que d’autres la dénoncent comme un « gloubi-boulga mensonger et dangereux »[27]. Nul doute que ces points se poseront de nouveau lorsque, dans l’hypothèse d’un gouvernement de gauche, un bras de fer s’engagera avec l’UE au fur et à mesure de la mise en œuvre des mesures de rupture. A fortiori si les forces les plus enclines à se conformer au cadre des traités européens (PS et Verts) disposent de minorités de blocage à l’assemblée, ce qui ne manquera pas de se produire si la gauche y est majoritaire.
On ne peut sans doute attendre des programmes qu’ils règlent l’ensemble des questions litigieuses. Même les formulations les plus claires s’avèrent souvent impuissantes face aux impératifs de la conjoncture, ce qui faisait dire à Marx que « tout pas accompli, tout mouvement réel, est plus important qu’une douzaine de programmes »[28]. Et dans ce « mouvement réel » le facteur décisif, en dernière instance, c’est la mobilisation populaire. Cette mobilisation peut être stimulée par la perspective d’une issue politique victorieuse. À son tour, cette issue ne peut conduire à une véritable victoire, à savoir non pas un simple succès électoral, condition nécessaire bien que non suffisante, mais à un processus de rupture avec l’ordre existant qu’à la condition de s’appuyer sur la mobilisation populaire. Il ne s’agit pas là d’une déclaration de principe ou d’un postulat idéologique mais d’un réalisme de base. L’expérience historique tout entière montre que l’action de tout gouvernement de gauche se heurte immédiatement à de formidables résistances, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui émanent des forces qui détiennent le pouvoir réel. François Mitterrand, qu’on peut difficilement suspecter de gauchisme, aurait confié à son épouse « qu’il n’avait pas le pouvoir d’affronter la Banque mondiale, le capitalisme, le néolibéralisme ; qu’il avait gagné un gouvernement mais non pas le pouvoir ».
« Gagner le pouvoir » ne peut se faire qu’aux prix d’affrontements de grande ampleur, qu’un gouvernement de rupture se doit de faciliter par son action, mais que seule une mobilisation de masse permet de remporter. Or, une telle mobilisation ne peut se déployer que si elle assume son autonomie. Si elle dispose à la fois d’un agenda propre et de leviers concrets (notamment en termes de structuration et de direction) qui permettent de le défendre avec succès. Si, prenant appui sur tout ce qu’un gouvernement allié peut mettre en place, elle assume de bousculer une action gouvernementale contrainte par des logiques institutionnelles et des rapports de force qu’elle est loin de maîtriser. Dans un texte récent, Clémentine Autain offre un aperçu pertinent d’une telle tension productive :
« Les institutions agissent comme un aspirateur à énergie : en cas d’arrivée au pouvoir de l’Union populaire ou même de constitution d’un groupe parlementaire conséquent, le risque existe de voir cette force de rupture se normaliser et se dévitaliser. C’est pourquoi nous devons combiner intelligemment notre engagement dans et hors des institutions ».
Deux problèmes se posent dès lors. Tout d’abord, il s’agit d’ancrer la nouvelle Union populaire dans « le mouvement réel » : les quartiers, les entreprises, les universités, les territoires périphériques. De faire en somme ce qui a manqué aux expériences antérieures de « programmes communs », en particulier à celui de 1972, resté à l’état de contrat passé entre des appareils politiques, déconnecté du mouvement social. Aujourd’hui, aller dans cette direction implique, à l’évidence, de déborder largement les cadres partisans existants, affaiblis ou « gazeux », et de prendre appui sur la pluralité des formes existantes de l’action populaire : syndicats, associations, campagnes écologiques, antiracistes, féministes etc. Des assemblées de la « Nouvelle Union populaire » au niveau local pourraient être un premier pas dans ce sens. Mais il s’agit également d’aller au-delà, car nous savons que le périmètre de cette gauche sociale est limité, en particulier en ce qui concerne le noyau ouvrier-employé des classes populaires qui est l’enjeu crucial de la bataille pour l’hégémonie.
Cela nous amène à la question cruciale de l’outil politique que doit devenir l’Union populaire pour se hisser à la hauteur des défis actuels. Quelle que soit l’issue des prochaines échéances électorales, il est clair que nous nous trouvons dans une situation nouvelle, avec un fort potentiel de rebondissements imprévus. Une brèche est en train de s’ouvrir, qui déclenche l’agressivité du pouvoir, de son double d’extrême-droite et de l’ensemble des forces systémiques. Il y a peu de chances pour que le second mandat de Macron ressemble au premier, pourtant fort mouvementé. Le cycle d’affrontements qui s’annonce exige de franchir un seuil en matière de construction politique et d’élaboration stratégique. L’expression concentrée de cette construction et de cette élaboration porte un nom : c’est l’organisation, à tous les niveaux, des forces populaires qui entrent maintenant en mouvement.
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Illustration : « Il quarto stato », Giuseppe Pellizza da Volpedo, 1901, Museo Del Novecento, Milan.
Notes
[1] Des accords bilatéraux ont été conclus entre, d’une part, la France insoumise, et, de l’autre, Générations, EELV, le PCF et le PS. Les discussions avec le NPA se soldées par un échec, à la fois pour des raisons de fond (les concessions programmatiques faites au PS et aux Verts) et de désaccord en matière de nombre de circonscriptions proposées
[2] Selon les enquêtes jour du vote de l’IFOP, 47% des électeurs de Hollande lors du 1er tour de 2012 se sont reportés sur Macron, soit davantage que vers les deux candidats de gauche (26% pour Mélenchon, 16% pour Hamon). Les enquêtes du collectif Focale ont mis en évidence la logique de classe que suit cette fracturation de l’électorat socialiste, Macron attirant les franges supérieures, Mélenchon les catégories ouvriers-employés. Cf. Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2022, p. 76-81.
[3] Macron capte 37% de l’électorat Fillon de 2012, bien plus que Valérie Pécresse (21%), l’extrême-droite de partageant le tiers restant (17% pour Le Pen et 16% pour Zemmour). 17% de l’électorat Macron du 1er tour de 2017 s’est reporté sur un candidat de gauche, dont 9% sur Mélenchon (estimations IFOP, sondage jour du vote).
[4] Selon les estimations de l’IFOP, entre le premier tour de 2017 et celui de 2022, Macron passe de 37% à 34% chez les cadres, de 27% à 25% dans le salariat intermédiaire, de 18% à 17% chez les ouvriers. Il reste stable chez les employés (18%) mais passe de 19% à 24% chez les indépendants et de 34% à 38% chez les retraités. Ceux-ci forment un peu moins de la moitié (43%) de son électorat, contre 24% de celui de Le Pen et 21% de celui de Mélenchon. Seule Pécresse compte une proportion supérieure de retraités dans son électorat (57%).
[5] Ces données, et celles qui suivent, sont celles des sondages jour du vote de l’IFOP. Cf. également la synthèse de Jérôme Fourquet, « L’archipel électoral mélenchoniste », Fondation Jean Jaurès, 16 avril 2022.
[6] Selon Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’IFOP, l’électorat de Mélenchon serait devenu « attrape-tout », il est « plus féminin que masculin » et « surperforme chez les jeunes », cité in Julie Cariat, « Un nouvel électorat conquis par Mélenchon », Le Monde, 13 avril 2022.
[7] Enquête de la SOFRES, in François Platone, « Les électorats présidentiels sous la Cinquième République », Revue française de science politique, n°1, 1995. p 141.
[8] « Simon Persico y voit paradoxalement la victoire posthume de la ‘gauche Terra Nova’, du nom de ce think-tank proche du PS qui préconisait, dans les années 2000, que la gauche fédère à la fois les diplômés des centres-villes et les « minorités des quartiers populaires », autour d’un discours portant des ‘valeurs culturelles et progressistes’ », Pauline Graulle, « La stratégie gagnante de Mélenchon dans les villes et les quartiers populaires », Mediapart, 13 avril 2022.
[9] Fondation Terra Nova, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, en particulier p. 54-65.
[10] Cf. Vincent Tiberj, « Le vote musulman n’existe pas… pour l’instant », La Pensée, n° 384, 2015, p 46.
[11] Jérôme Fourquet (dir.), Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Paris, Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès, 2015. Vincent Tiberj, « Le vote musulman … », art. cit, p. 45-55 ; Claude Dargent préfère parler de son côté de « vote immigré » plutôt que de « vote musulman ». Cf. Claude Dargent, Le vote des musulmans. Rapport de recherche, CEVIPOF, 2011.
[12] « La proximité partisane des Français de confession musulmane sur la période 2003-2005 va d’abord au PS (entre 43,5 % et 48 %), puis a l’extrême-gauche et au PCF (entre 16,5 % et 19 %) et enfin aux Verts (entre 9 % et 13 %). La droite ne compterait alors qu’entre 8,5 % a 11 % », Vincent Tiberj, « Le vote musulman… », art. cit., p. 47.
[13] Cf. Jérôme Fourquet (dir.), Karim vote à gauche…., op. cit., p. 28. Selon la même enquête, Mélenchon aurait, en 2012, obtenu 20% de ce même vote.
[14] Cf. Cf. Violaine Girard, « Métropolisation et périurbanisation. Les évolutions sociales de la France urbaine », Les Cahiers français, La Documentation Française, 2014, p. 30-34
[15] Sur la base des données de 2010 de l’INSEE, il apparaît qu’une majorité d’ouvriers (53,8%) et d’employés (62,2%) continue de vivre dans les « pôles urbains », mais le poids des ouvriers est nettement plus important dans la composition sociale des « couronnes périurbaines » (26% contre 20,7% dans les pôles urbains) et dans celle des « espaces ruraux » (31,7%), la répartition des employés étant à peu près uniforme dans ces trois catégories (calculs de Violaine Girard, « Métropolisation et périurbanisation… », art. cit).
[16] Violaine Girard, « L’accession à la propriété, facteur de division des classes populaires ? », Savoir/Agir, n° 34, 2025, p. 39.
[17] Selon les estimations de l’INSEE, « la part des emplois d’ouvriers passe de 15 % des emplois dans les aires de 700 000 habitants ou plus, à 27 % des emplois dans les aires de moins de 50 000 habitants et hors attraction des villes ». La part du transport routier et de la logistique représente près de 28% de l’emploi ouvrier, il convient d’y ajouter les 8% des ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport (données INSEE 2020).
[18] Benoît Coquard, « Vote Le Pen : sortir d’une lecture binaire entre urbain et rural », Mediapart, 16 avril 2022 ; Violaine Girard, « Sur la politisation des classes populaires périurbaines. Trajectoires de promotion, recompositions des appartenances sociales et distance(s) vis-à-vis de la gauche », Politix, n°101, 2013, p. 183-215 ; Anne Lambert, « Tous propriétaires ! ». L’envers du décor pavillonnaire, Paris, Seuil, 2015, p. 239-266 ; Emmanuel Pierru, Sébastien Vignon, « Comprendre les votes frontistes dans les mondes ruraux », in Gérard Mauger, Willy Pelletier (dir.), Les classes populaires et le FN. Explications de vote, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2017, p. 77-100.
[19] Ces chiffres sont extraits de Roger Martelli, « Présidentielle : le vote, le territoire, la classe sociale », Regards, 20 avril 2022.
[20] Collectif Focale, Votes populaires !…, op. cit., p. 11.
[21] Cf. Observatoire des inégalités, Une répartition déséquilibrée des professions entre les hommes et les femmes, 11 décembre 2014.
[22] Il s’agit de la mesure du degré d’ancrage dans une classe en fonction de l’appartenance sociale des parents. Cf. Guy Michelat, Michel Simon, « Appartenance de classe, dynamiques idéologiques et vote Front national », La Pensée, n° 376, 2013, p. 7-17.
[23] Cf. Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021, p. 179-215.
[24] Ibid., p. 89.
[25] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017, p. 50.
[26] L’avenir en commun. Le programme pour l’Union populaire, Paris, Seuil, 2021, p. 133.
[27] Respectivement l’eurodéputé EELV David Cormand, proche de Yannick Jadot, et l’actuel secrétaire d’Etat aux affaires européennes Clément Beaune.
[28] Marx, lettre à Wilhelm Bracke du 5 mai 1875, in Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Les éditions sociales, 2008, p. 46.