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Matthieu Giroux : "Pour Michel Henry, la vie s’éprouve et se sent"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Matthieu Giroux : "Pour Michel Henry, la vie s’éprouve et se sent" (marianne.net)
Dans « L'oubli de la vie » (R&N éditions), Matthieu Giroux, journaliste indépendant et collaborateur à « Marianne », brosse un portrait intellectuel du philosophe Michel Henry, décédé en 2002.
Marianne : Phénoménologue, catholique, antimoderne, grand lecteur de Marx : comment classer Michel Henry ?
Matthieu Giroux : Une des meilleures façons de ne pas comprendre un auteur consiste précisément à vouloir, coûte que coûte, le classer. Toute tentative de classement est nécessairement une réduction car on perd toujours en chemin une partie d’une pensée dès lors qu’on veut la soumettre à une quelconque étiquette. Mais faire de Michel Henry un « inclassable » est un lieu commun que je souhaite éviter également, car c’est encore une manière d’avoir à l’esprit cette obsession pour le classement. Évitons donc de le classer parmi les « inclassables ».
Ceci posé, il est néanmoins possible d’affirmer un certain nombre de choses. Michel Henry s’inscrit bien dans une tradition philosophique qui est celle de la phénoménologie moderne que Husserl initie au début du XXe siècle. Mais il récuse un concept fondamental de Husserl, à savoir l’intentionnalité, le fait que toute conscience est avant tout conscience d’objet. Henry cherche au contraire à affirmer le caractère radicalement subjectif de notre existence. Pour cela, il va puiser à des sources inattendues, souvent marginales, loin des canons de l’histoire de la philosophie occidentale : Schopenhauer, Kierkegaard, Irénée, Novalis, Kafka, Marx, le Christ.
La thèse que je défends dans le livre est bien celle d’un ethos antimoderne de Henry, à mes yeux parfaitement explicite au moins dans La Barbarie et C’est Moi la Vérité. Selon lui, les « Temps modernes » ont accentué un trait propre à la théorie occidentale de la connaissance : considérer que l’essence de la réalité réside dans l’extériorité. Or, ce postulat est une aberration car il n’y a de réalité que dans la vie, non pas au sens de la biologie, mais au sens de notre intériorité radicale.
Qu’appelez-vous « l’oubli de la vie » ?
Pour Henry, l’oubli de la vie est le scandale de l’histoire de la philosophie. La vie est l’essence de la réalité et pourtant elle a été occultée par la pensée occidentale depuis les Grecs. Seuls quelques rares philosophes (notamment Descartes et Schopenhauer) ont eu une intuition de la vie, mais sans pouvoir mener jusqu’au bout le projet qui aurait permis de la révéler entièrement. C’est pourquoi Henry va s’appuyer sur certaines grandes intuitions du christianisme afin de penser cette vie qui échappe au paradigme moderne.
Pour Henry, la vie est la condition de possibilité de tout, bien qu’elle ne puisse être représentée. Elle échappe nécessairement à notre regard puisqu’elle se manifeste dans une pure intimité sans distance. La vie ne se théorise pas et ne se regarde pas, elle s’éprouve et elle se sent. Et c’est cela qui fait qu’elle est difficile à penser.
Michel Henry critique la modernité et à travers elle, le rationalisme. Que lui reproche-t-il ?
La modernité a selon lui été portée par deux grands penseurs géniaux : Galilée et Descartes. Grâce à la physique nouvelle, aux lois mathématiques et géométriques, ils ont tenté d’expliquer la totalité de la réalité. Mais ils se sont fourvoyés en réduisant la réalité au monde matériel. Pour Henry, le monde qu’explique la physique moderne est un monde sans vie, où toutes les données sensibles ont été mises hors-jeu. Pour dire les choses simplement, la réalité que pense la physique moderne n’est pas la réalité, c’est une construction admirable, mais purement formelle qui ne permet pas d’appréhender ce qu’il y a de proprement humain dans notre existence, c’est-à-dire ce qui relève de la vie.
L’amour ne s’explique plus que par des combinaisons chimiques, la douleur n’est plus qu’un signal électrique, le chaud et le froid ne sont plus que des données objectives et mesurables. Dans un tel monde, l’humanité de l’homme est réduite à peau de chagrin car ce sont toutes les productions de l’esprit qui deviennent inexplicables : la culture, l’esthétique, le sacré…
Vous écrivez : « Notre définition de la civilisation est celle d’une civilisation sans l’homme, c’est-à-dire d’une civilisation sans la vie. » Qu’entendez-vous par-là ?
Notre définition de la civilisation est totalement soumise au paradigme scientifique moderne. Aujourd’hui, lorsque nous affirmons qu’une civilisation est « avancée », nous voulons dire qu’elle a connu un développement matériel important, historiquement lié aux révolutions industrielles successives. Par ailleurs, on connaît l’ambiguïté qui est attachée au concept même de « civilisation ». Diderot avait bien montré dans son Supplément au voyage de Bougainville que la civilisation était en réalité une « syphilisation », c’est-à-dire qu’elle apportait la maladie et la mort.
Chez Henry, la civilisation apporte également la mort mais dans la mesure où elle est une puissance de dévitalisation. En se réduisant à la seule « culture » scientifique, elle vide littéralement nos existences de tout ce qui relève de la vie. En d’autres termes, la civilisation postule la possibilité d’un développement autonome, en mettant de côté la praxis vitale des hommes sans laquelle pourtant rien n’est possible.
En quoi la gestion du Covid-19, marquée par le télétravail et différentes formes de « télésocialité », pour parler comme Éric Sadin (« apéro Skype », visites de musées à distance, explosion de Netflix, etc.), c'est-à-dire une vie par écrans interposés, confirme-t-elle les intuitions de Michel Henry ?
La crise du Covid-19 a montré que les sociétés modernes sont toujours capables d’aller plus loin dans leur entreprise de déréalisation. Ceci dit, la pandémie n’a fait qu’accentuer des phénomènes déjà existants. Nos vies sont de plus en médiatisées, c’est-à-dire que des objets viennent faire obstacle à l’authenticité des relations humaines. Et l’on a bien vu la limite des « apéros Skype » (problèmes de connexion, décalages sonores, difficultés à se répartir la parole). Cela n’a rien à voir avec une rencontre réelle avec ses amis où la spontanéité domine. C’est quelque chose d’une autre nature, un pâle substitut. Michel Henry aurait été très sensible à la question du « musée à distance ».
Comment saisir la singularité d’une œuvre d’art en son absence ? Contempler une œuvre, ce n’est pas regarder son ersatz numérique mais bien un objet physique avec ses aspérités, ses défauts et sa situation dans un lieu. Être authentiquement vivant pour Michel Henry, cela consiste à démédiatiser le plus possible son existence. Vivre, cela veut dire avant tout éprouver. Et toute épreuve implique une chair que le développement du numérique occulte.
* Matthieu Giroux, L'oublie de la vie. Michel Henry face au monde moderne, R&N éditions, 20 €