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    Laurent Ottavi : "Le populisme de Lasch articule des traditions libérales, socialistes, conservatrices et religieuses"

    Lien publiée le 24 mai 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Laurent Ottavi : "Le populisme de Lasch articule des traditions libérales, socialistes, conservatrices et religieuses" (marianne.net)

    Journaliste indépendant collaborant notamment à « Marianne », Laurent Ottavi publie « Christopher Lasch face aux progrès » (L'escargot), un essai de vulgarisation lumineux sur la pensée du sociologue et historien américain décédé en 1994.

    Marianne : Christopher Lasch dénonce le « Progrès ». Qu’entend-il par-là ?

    Laurent Ottavi :Il qualifie d’ « idéologie du Progrès » le libéralisme moderne, la philosophie politique du capitalisme née dans les travaux d’Adam Smith et de ses immédiats prédécesseurs. Elle promet l’assouvissement de désirs individuels jugés insatiables grâce à la hausse illimitée de la production appelée aujourd’hui la croissance. Les « vices privés », pour le dire comme Bernard de Mandeville, feraient « les vertus publiques » : l’envie, la cupidité et la vanité stimuleraient l’inventivité et les richesses, créeraient de nouveaux emplois et produiraient des standards de confort matériel sans cesse rehaussés dont la majorité des gens bénéficieraient.

    « Elle constitue une bureaucratie largement publique, faite d’éducateurs, de juges des tribunaux pour enfants, de psychiatres, de travailleurs sociaux etc. »

    L’accomplissement de la promesse d’abondance et de jouissance du libéralisme moderne implique la centralisation économique et politique, la division du travail et une surexploitation des ressources naturelles. Elle requiert aussi l’ « émancipation » des individus de tout ce qui fixe des limites à leurs désirs : les autorités légitimes et identifiées, les cadres particuliers d’appartenance (communautés de famille, de quartier, d’église, de nation, etc.), les institutions, les traditions, la nature ou encore la morale.

    Autre cible de sa critique : l’État thérapeutique. De quoi s’agit-il ?

    Le libéralisme moderne n’a pas toujours détruit les cadres particuliers d’appartenance et les institutions faisant obstacle à l’accomplissement de la promesse. Il les a aussi reconfigurés à son avantage par le biais des politiques publiques et l’extension du marché capitaliste. Ceux-ci, de la famille au quartier en passant par l’école, ont progressivement été privés des liens de fidélité, de confiance et de la spontanéité sur lesquels ils reposaient pour devenir toujours plus abstraits, contractuels et supervisés par des experts.

    La configuration qui en résulte est nommée « État thérapeutique » par Christopher Lasch qui reprend le concept du sociologue Philip Rieff. Elle constitue une bureaucratie largement publique, faite d’éducateurs, de juges des tribunaux pour enfants, de psychiatres, de travailleurs sociaux, etc.

    Les experts de l’État thérapeutique parlent le langage de la « bienveillance » importé des « ressources humaines » de l’industrie et veillent à l’« estime de soi » de chacun, même de celui qui y rechigne. Ils cherchent à extirper d’une société jugée malade toute trace d’arriération, de culpabilité et d’une conception trop peu « inclusive » de l’identité. Les experts de l’État thérapeutique psychologisent, médicalisent et judiciarisent les rapports sociaux, excluant la morale, les mœurs et la politique. Ils remplacent le respect, qui se gagne, par une « tolérance » enfermant dans le statut de victime. Ils substituent la maladie à la déviance, au péché et au crime. Ils supplantent la charité et la confiance par des programmes d’assistanat.

    Que reproche-t-il à cet État thérapeutique ?

    Il dépossède les citoyens de leurs pratiques responsables et autonomes dans le cadre familial ou de voisinage au profit des experts, ce qui les transforme en assistés. Au nom de la « bienveillance », l’État thérapeutique a également tendance à rejeter ou occulter tout conflit, et donc la réalité elle-même. Il détourne enfin de l’ambition politique de changer les structures existantes, sources de tant de malheurs sociaux et psychiques aujourd’hui, en cherchant plutôt à normaliser les comportements.

    Dès le début des années 1990, Christopher Lasch dénonce la confiscation de la démocratie par les élites c’est-à-dire « les personnes qui se situent dans les 20 % supérieurs en termes de revenus » et « qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations, qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public ». Est-ce la raison de la montée de ce que beaucoup appellent le « populisme » ?

    Le mot de populisme désigne aujourd’hui pour les élites les partis dits « extrêmes » de gauche et plus encore de droite et la manifestation directe du peuple lors de certains votes référendaires (sur le TCE en 2005, sur le Brexit) ou de révoltes comme celle des gilets jaunes. Tout cela représente en grande partie une réponse à la sécession des élites. Elles s’appliquent à tenir le peuple loin du pouvoir, soutiennent une globalisation dont il subit l’insécurité économique, sociale et culturelle, et promeuvent un multiculturalisme opposant les classes populaires immigrées ou issues de l’immigration récente aux nationaux.

    Les élites jugent le peuple incompétent, réactionnaire et raciste à cause de son attachement aux cadres particuliers d’appartenance, à la morale, à l’autorité, à l’éthique du travail, à la tradition et à des vertus indispensables à la démocratie, comme la responsabilité.

    « Cela se confond chez l’historien américain avec l’idée de réenraciner la modernité »

    Loin de ces caricatures, l’ancienne classe moyenne inférieure vise surtout à travers le populisme à agir et à se reconnaître : à reprendre son destin politique en main en retrouvant la souveraineté et à se réaffirmer dans son être, c’est-à-dire son tissu de mœurs défait par le multiculturalisme. Cela au risque du ressentiment, exploité par des hommes politiques comme Donald Trump aux États-Unis et d’autres ailleurs.

    Pour Lasch, le populisme est un remède. En quoi celui-ci se distingue-t-il de ce que les commentateurs aujourd’hui nomment ainsi ?

    La « sensibilité populiste » de Lasch, qui articule de façon cohérente des traditions libérales, socialistes, conservatrices et religieuses, et qui est fondée sur la sensibilité petite-bourgeoise désormais propre aux ouvriers et à l’ancienne classe moyenne inférieure, permettrait de tourner sans illusion de grand soir révolutionnaire la page du capitalisme, de son État thérapeutique et de la fracture peuple-élites. Cela se confond chez l’historien américain avec l’idée de réenraciner la modernité et d’achever le mouvement démocratique entamé au XVIIIe siècle à travers quatre volets : économique (la distribution la plus large possible de la petite propriété individuelle, ou un équivalent moral), politique (la participation des citoyens au pouvoir), intellectuel (la distribution des idées et le retour à un art de la controverse, notamment par le biais de l’école et des médias) et culturel (ne plus opposer l’excellence, d’une part, et l’art et la culture populaires, de l’autre).

    Lasch ajoute à cela le renouveau de ce qu’il appelle la « vie ordinaire » dont la famille, trop isolée du travail aujourd’hui, et le quartier, sont des strates. Il invite enfin à retrouver le sens de la continuité historique et à se ressourcer dans la sagesse morale de la tradition prophétique chrétienne. Par contraste avec la démesure et l’optimisme du capitalisme, Christopher Lasch résume sa sensibilité populiste dans les deux mots de « limite » et d’ « espérance ».