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"Combattre l’illusion du pessimisme autant que celle du Grand Soir" par Alphée Roche-Noël

Lien publiée le 30 mai 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

CONTRE-POUVOIR : "Combattre l'illusion du pessimisme autant que celle du Grand Soir" par Alphée Roche-Noël (qg.media)

Les législatives qui arrivent les 12 et 19 juin, sont à maints égards un pis-aller, et le programme de la Nupes est loin d’être aussi radical que le prétendent la droite et les médias. Mais dans les circonstances présentes, le temps n’est plus à l’abstention, selon notre chroniqueur Alphée Roche-Noël. Macron plus que tout redoute cette hypothèse: voir le Parlement contaminé par certaines idées de rupture. À nous de lui donner consistance

On ne cesse de dire dans cette chronique que le prévisible n’est jamais certain: en voici deux nouvelles preuves. En janvier, aucun des candidats de gauche à la « magistrature suprême » ne paraissait pouvoir briguer mieux que la quatrième ou la cinquième place dans la compétition. Résultat : en avril, Mélenchon, seule candidature expédiente pour empêcher la réédition du match Macron-Le Pen, manquait la qualification à 420.000 voix près. Malgré ce score inespéré, la gauche sortie des urnes apparaissait, en première analyse, aussi galvanisée que cornérisée, condamnée à demeurer pour cinq ans l’une des deux oppositions à Macron, dont l’opération visant à centrifuger la « vie politique » autour de sa personne avait été un franc succès. C’était compter sans le discours hardi du même Mélenchon, qui, en lançant : « élisez-moi Premier ministre », et en amorçant une union d’appareils capable de rebattre les cartes du jeu politique, défiait l’esprit de la Ve, redonnait de la consistance à un scrutin qui avait jusqu’à présent été considéré comme un succédané de la présidentielle.

Rencontre entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron à Marseille, 2018

De fait, jusqu’à ce tour de force, l’histoire des législatives paraissait écrite à l’avance: une majorité présidentielle écrasante, prête à enregistrer la moindre des volontés du prince; une extrême droite empêchée par le mode de scrutin de transformer son résultat du second tour en un nombre significatif de députés; une gauche « façon puzzle », inventive, méritante, opiniâtre, mais numériquement écrasée, idéologiquement dispersée, politiquement coincée. En somme, une redite de ce que nous avons vécu de 2017 à aujourd’hui. Et voilà que la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) fait espérer un autre scénario. La cohabitation ? Qui peut savoir. En tout cas possiblement une centaine d’élus, contre une soixantaine aujourd’hui. Et, tout aussi important: envoyés à l’Assemblée avec un mandat commun, avec un programme sans doute très imparfait, très incomplet, mais qui aura ce mérite de « cranter » pour les années à venir; de faire revenir la gauche dans le débat autour de marqueurs forts, parmi lesquels: le blocage des prix des produits de première nécessité, le Smic à 1.500 euros, la retraite à 60 ans, la règle verte, la planification écologique… et la VIeRépublique – à condition bien sûr que cette VIe République ne devienne pas la cinquième roue du carrosse. 

Le régime gaullien nous a trop habitués aux affres du césarisme pour qu’on ne s’enthousiasme pas un minimum de cette possible variation dans l’ordre des choses. Jamais, en effet, il ne s’est vu qu’une des principales forces à l’Assemblée ait été élue sur un projet de changement de république. Quelle que soit, à la limite, la durabilité de l’alliance conclue entre l’Union populaire, EELV, le PCF et le PS, ceci est une donnée fondamentale à prendre en compte. En cas de succès de la Nupes dans les urnes, il y aurait nécessairement un avant et un après: du simple potentiel, on irait vers le possible. Le paradoxe est que la grande et belle idée de « révolution citoyenne », battue par trois fois dans une « élection reine » censée justement permettre de faire levier, a désormais quelque chance de trouver un écho inédit dans un scrutin sur lequel personne n’aurait parié il y a encore quelques semaines. Mais est-ce vraiment un paradoxe ? La gauche, tant de fois évincée ou subvertie par le césarisme, depuis l’« invention » du suffrage universel, a-t-elle jamais été meilleure que dans l’effort collectif ? 

Maurice Thorez appelant à la création du Front populaire en 1934. Cette union des forces de gauches remportera les élections décisives des législatives en 1936

À quelques petites semaines des élections, la configuration politique nous engage en tout cas à nous défier de deux illusions. D’un côté, l’illusion du pessimisme, d’un point de vue tellement critique qu’il ne permettrait pas d’entrevoir la moindre marge de manœuvre. J’en prends ma part, pour avoir cultivé ce point de vue dans la présente chronique, horrifié par l’échéance présidentielle non seulement pour ce qu’elle est, mais également pour le spectacle particulier que celle de 2022 nous promettait voici quelques mois, avec une extrême droite à 30-35 % des intentions de vote – certes en ordre dispersé –, et un « extrême centre »1 à 25-30 %. D’un autre côté, l’illusion, tout aussi dommageable, du grand soir électoral. 

Car même en cas d’issue favorable les 12 et 19 juin, rien ne serait acquis. Le combat démocratique et social ne ferait que (re)commencer, sous d’autres formes, et promettrait d’être âpre. Premièrement, le contexte politique national ne peut pas nous laisser attendre un dénouement rapide. Outre les obstacles institutionnels, qui ne sont à tout prendre qu’une affaire mécanique, il faut avoir à l’esprit que pour une partie importante de la population, la perspective d’un changement de république susciterait au mieux l’incrédulité, au pire, l’hostilité. Deuxièmement, le contexte géopolitique mondial ne favoriserait pas le gigantesque travail de conviction qui reste à accomplir dans ce domaine. C’est un autre paradoxe, que le risque de guerre généralisée repousse partout l’espérance de transformation démocratique qui pourrait justement contribuer à l’éloigner. Au total, il est douteux que, même dans le cas où ils seraient susceptibles d’être interrogés sur le point de savoir s’ils veulent une nouvelle constitution ainsi qu’une assemblée constituante – par la voie de l’article 11 –, « les Français » répondraient par l’affirmative. De fait, nous ne savons pas encore par quels événements tragiques nous devrons passer avant de pouvoir seulement jeter les bases d’une Res publica plus juste, plus égalitaire ; d’une démocratie plus authentique que le triste exemple dont se gargarise une macronie convaincue, comme tant d’autres partis bourgeois avant elle, d’avoir atteint à la fin de l’histoire. Les expériences passées nous ont-elles appris que la gestation des grands progrès peut être longue, et que leur accouchement est souvent douloureux ? Si oui, alors elles nous ont aussi enseigné qu’il faut saisir toutes les occasions d’avancer. 

« Outre les obstacles institutionnels, il faut avoir à l’esprit que pour une partie importante de la population, la perspective d’un changement de république susciterait au mieux l’incrédulité, au pire, l’hostilité »

En attendant de pouvoir discuter, sur des bases plus concrètes, des conditions d’avènement de la VIe République, on ne perdrait pas de temps à donner du contenu à ce projet, même lointain et incertain. C’est-à-dire : de l’intelligence et de la chair. Sur ce sujet, l’Avenir en commun, programme de l’Union populaire pour la présidentielle, a posé de sérieux jalons. Premièrement : l’« abolition de la monarchie présidentielle », ou, en d’autres termes, l’instauration d’un régime parlementaire stable où l’intervention populaire, via le référendum d’initiative citoyenne, serait permanente. Mais aussi : la règle verte ; les biens communs ; des droits nouveaux. Ceci n’a pas été pensé comme un aboutissement, mais comme un point de départ ; nous pourrons, nous devrons élargir le cadre de la discussion. Pourquoi pas en procédant comme le préconisait Simone Weil ? : « définir à titre de limite idéale les conditions objectives qui laisseraient place à une organisation sociale absolument pure d’oppression ; puis chercher par quels moyens et dans quelle mesure on peut transformer les conditions effectivement données de manière à les rapprocher de cet idéal (…)2 ».

En suivant cette méthode, je voudrais effleurer ici le problème de la représentation. Aujourd’hui, les travées de l’Assemblée nationale comptent à peine plus de 2 % d’employés, et moins de 0,5 % d’ouvriers, quand ces catégories socioprofessionnelles « représentent » à elles seules près de la moitié des forces productives du pays. Or, je mets au défi n’importe quel parti politique, même le plus avancé, de contrebalancer par ses seules investitures un état de fait qui procède d’une conception très ancienne – et très partagée ! – selon laquelle certains sont « faits » pour gouverner, d’autres, pour être gouvernés. Il va de soi que ces statistiques ne mettent en évidence qu’un aspect d’une question aux multiples facettes : celle de la projection, dans le champ politique, des schémas de domination qui structurent le champ social. Par conséquent, je pose la question : est-il vraiment raisonnable de croire dans le progrès humain quand les modalités même de désignation des « représentants » et autres « décideurs » tendent immanquablement à favoriser certaines classes, certains groupes sociaux ? Nous qui, en ayant fait de l’élection l’alpha et l’oméga de nos régimes, croyons pratiquer la démocratie, pratiquons bien plus souvent l’aristocratie de la naissance ou de l’éloquence. Que cela soit écrit : si notre projet est de supprimer la frontière entre la société politique et la société réelle, alors il faut tout mettre en œuvre pour favoriser la circulation des responsabilités entre les individus, pour replacer le pouvoir, comme pensaient les Athéniens du Ve siècle, « au milieu » de la cité. Ceci notamment en parlant du tirage au sort pour la désignation des membres des assemblées délibérantes. Qui sait d’ailleurs si cette perspective, déconcertante au premier abord, n’a pas vocation à fédérer largement ? N’a-t-elle pas déjà trouvé des soutiens chez nombre de participants aux grandes mobilisations populaires des dernières années ? 

En attendant : faute de grives, on peut toujours manger des merles. Certes, les législatives, sous le règne des monarques républicains, et lorsqu’elles se tiennent selon le mode de scrutin actuel, sont à maints égards un pis-aller, une parodie de démocratie. Mais dans les circonstances présentes, elles pourraient aussi bien être autre chose : une brèche dans l’espace-temps politique, un coin dans le système ordolibéral. Macron plus que tout redoute cette hypothèse, ensemble avec tous ses soutiens, qui ne veulent pas voir le Parlement contaminé par certaines idées de rupture qui saturent l’air du temps. Le 24 avril au soir, instruit par l’histoire récente de la Ve, il était encore possible d’envisager le scrutin à venir avec les yeux de 68 : « élections = piège à cons ». Au moment où j’écris ces lignes, il me semble que le piège serait de ne pas considérer l’utilité d’avoir, pour une fois, dans le sein même des institutions, un émetteur puissant, un amplificateur du changement. Peut-être il y a là un espace pour que se faufile la « révolution citoyenne »; le dernier avant longtemps.

Alphée Roche-Noël

  1. Depuis les débats en commentaires de mes dernières livraisons sur l’utilisation de l’expression « extrême centre » pour « situer » le macronisme, je n’ai rien trouvé de mieux. Mais je ne désespère pas et reste surtout à l’écoute des opinions des lecteurs de « Contre-pouvoir ».
  2. Réflexions sur les causes de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, « Folio », [1955] 1998, p.47.