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Le communisme de Lordon
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le communisme de Frédéric Lordon - Chroniques critiques (zones-subversives.com)
Beaucoup d'intellectuels dressent des constats critiques sur les conséquences du capitalisme. Mais peu s'aventurent à proposer des perspectives de transformation sociale. L'économiste Frédéric Lordon livre quelques pistes à débattre.
La crise sanitaire montre le vrai visage du capitalisme sous pandémie. La dégradation des conditions de vie mais aussi le désastre écologique dévoilent également le capitalisme comme une machine de destruction de l’humanité. Néanmoins, ce système économique reste associé aux bienfaits de la société de consommation et à la possibilité d’accéder au confort matériel. En revanche, le communisme comme alternative au capitalisme reste associé au goulag.
L’économiste Bernard Friot fonde son projet communiste sur le « salaire à vie ». Pour éviter de faire l’éloge de la contrainte et de la subordination du salariat, il est possible de renommer ce projet « garantie économique générale ». L’objectif reste de se libérer du marché et de l’emploi comme carcans imposés. La déconnexion de l’activité et du revenu, la propriété collective d’usage, des caisses qui subventionnent et orientent les investissements fondent ce projet. L’économiste Frédéric Lordon explore ces propositions pour sortir du capitalisme dans son livre Figures du communisme.
Transitions post-capitalistes
Le texte « "En sortir" - mais de quoi et par où ? » tente de définir le capitalisme. L’économie apparaît comme le règne de la logique marchande sur tous les aspects de la vie. « Comme la tyrannie de la valeur d’échange autonomisée et fétichisée », précise Frédéric Lordon. La valeur d’échange prime sur la valeur d’usage. La production ne vise pas à satisfaire un besoin fondamental, mais uniquement à être mise sur le marché en vue d’une conversion monétaire. La qualité est ignorée. La quantité devient la seule logique à travers l’argent. Cette logique de la quantité impose le calcul rationnel dans tous les domaines de la vie.
Le texte « Transitions » revient sur la question des besoins fondamentaux. La transition écologique suppose de renoncer à certains gadgets procurés par le confort matériel capitaliste. Les besoins essentiels doivent évidemment être préservés. Ce qui suppose des délibérations collectives sur ce qui doit être gardé et sur ce qui peut être supprimé. « Avec quels objets voulons-nous vivre, desquels pouvons-nous nous passer, desquels non ? C’est à nous de décider – et ce sera, en effet, de la politique : car tout le monde ne sera pas d’accord », indique Frédéric Lordon. La qualité de vie remplace la logique quantitative. Cependant, les besoins fondamentaux doivent être garantis : alimentation, logement, eau, énergie, moyens de communication, santé.
Le texte « Ouvertures » revient sur la proposition de l’économiste Bernard Friot avec son salaire à vie qui vise à déconnecter la rémunération de l’emploi. Ce qui permet de faire face aux aléas de l’économie capitaliste, comme les crises et les licenciements. En revanche, Bernard Friot propose d’introduire son salaire garanti comme une mesure dans le cadre du capitalisme. Mais il reste peu probable que la classe dirigeante tolère une mesure qui va à l’encontre de la logique capitaliste. « Voilà donc la seule hypothèse raisonnable dont il faut partir : le capitalisme ne cohabitera pas avec ce qui peut le nier victorieusement, ni ne contemplera pas passivement sa progressive sortie de la scène de l’histoire », analyse Frédéric Lordon.
Le texte « Transition dans la transition » se penche sur les contraintes du projet de société communiste. Le salaire à vie se présente comme une garantie économique générale qui permet de ne plus dépendre de l’emploi, de l’employeur et du marché. Néanmoins, cette mesure n’implique pas l’abolition de l’argent et de l’échange marchand. La division du travail, avec les spécialistes et les experts, perdure également. Une planification économique s’impose. Les tâches les plus pénibles doivent être tournantes pour ne pas être subies par toujours les mêmes.
Le texte « Pour un communisme luxueux » évoque l’esthétique et la vie quotidienne. Le communisme reste associé à la grisaille de l’URSS et aux voitures Lada. Le capitalisme est parvenu à récupérer l’esthétique et la créativité. Même si la logique marchande impose le conformisme, les publicitaires prétendent incarner la beauté. Au contraire, le communisme doit être associé au luxe et à la créativité.
« Contrairement à sa version capitaliste qui réserve les choses belles à l’écrémage des fortunes, le luxe peut surgir de toute autres conditions que le pouvoir d’achat monétaire : la liberté pour les producteurs de faire les choses selon leur désir, qui sera le plus souvent un désir de les faire belles et bien », indique Frédéric Lordon. La production de nouveaux objets doit s’affranchir des contraintes imposées par le capitalisme. Le désir des producteurs libres doit embellir la vie quotidienne. Le communisme doit s’appuyer sur l’imaginaire et le désir plutôt que sur les discours moralisateurs des intellectuels austères.
Stratégies politiques
Le texte « Craquements dans l’hégémonie » analyse la période actuelle. Il semble important de regarder l’histoire en face et de dresser un bilan des échecs de la gauche au pouvoir. L’expérience du Chili de 1973, avec le coup d'État contre le gouvernement d’Allende montre les capacités de la bourgeoisie à s'opposer face à une banale politique de centre-gauche. Un gouvernement de gauche radicale devra affronter les forces déchaînées du capital. Il semble important de sortir des échecs et des erreurs stratégiques dans lesquels s’enferment les syndicats et le mouvement social en France. « On peut persister à se raconter, comme les directions confédérales, notamment celle de la CGT, qu’on va "obtenir quelque chose dans la négociation", mais ce n’est plus qu’une chimère quand le capitalisme a refait ses structures pour que le capital, relayé par l’Etat bourgeois, a désormais les moyens de ne plus rien céder dans la "négociation" », observe Frédéric Lordon.
Du mouvement des retraites en 2003, jusqu’à celui de 2019, en passant par celui de 2010 ou au mouvement contre la Loi travail de 2016, les protestations traditionnelles ne permettent même pas de faire retirer une réforme. L’accumulation d’échecs et de mouvements perdants n’incitent pas les salariés à se mettre en grève et à rentrer dans la lutte. Le modèle fordiste qui permet aux syndicats d’obtenir des victoires par la négociation semble bien terminé. Il ne semble plus possible de lutter pour des aménagements de l’exploitation, comme la répartition des richesses et la diminution du temps de travail. Les syndicats restent dans cet espace de négociation qui s’est achevé avec les Trente glorieuses.
Le texte « Ils ne lâcheront rien » évoque la question de la stratégie. Porter le projet communiste suppose un rassemblement de forces. Un gouvernement de gauche radicale risque de se heurter à la résistance du patronat et de la classe capitaliste. Les marchés financiers risquent d’augmenter les taux d’intérêt. Ensuite, le patronat risque de se lancer dans une grève de l’investissement et de l’embauche. Les médias peuvent se lancer dans une dénonciation d’un gouvernement irresponsable. Ce climat peut rapidement faire plier un nouveau gouvernement qui prétend défendre les intérêts des classes populaires. La Grèce de Tsipras et Syriza a rapidement cédé pour abandonner son programme et imposer des politiques d’austérité plus classiques.
Le texte « Anticapitalisme et antiracisme » évoque les stratégies d’alliances. Un bloc contre-hégémonique doit s’appuyer sur l’alliance entre le salariat et les quartiers populaires. Le Comité pour Adama semble s’inscrire dans cette démarche. Cependant, des polémiques perdurent au sujet de la « question centrale ». Le Parti des Indigènes de la République (PIR) insiste sur la question raciale. En revanche, la plupart des luttes restent déclenchées par la question sociale. La logique capitaliste et l’exploitation restent des problèmes centraux. « Ainsi, toutes les positions dominées dans la société contemporaine, quelle que soit la nature de la domination, se désignent-elles au capitalisme dans leur procès de chosification des humains, en vue de leur exploitation », analyse Frédéric Lordon.
Trotskisme rénové
Ce livre de Frédéric Lordon reste précieux pour appréhender sa pensée politique. Il permet de casser l’image de l’économiste et philosophe un peu pédant qui pond surtout des livres savants à la prose opaque. Frédéric Lordon reste d’ailleurs davantage connu grâce à ses interventions dans les médias alternatifs qu’à travers ses recherches scientifiques. Ce livre semble particulièrement accessible. Il compile des billets de son blog hébergé par le site du journal Le Monde diplomatique. Il s’appuie sur une verve polémique et pamphlétaire qui rend ses textes vivants et percutants. Frédéric Lordon excelle particulièrement dans le démontage des lieux communs sur l’économie colportés par des médias conformistes.
Frédéric Lordon s’affirme également comme communiste. L’économiste a longtemps conservé l’image d’un keynésien vibrionnant mais relativement raisonnable. Il a longtemps été perçu comme le bon élève de l’école de la régulation. Il barbote également dans le marigot des économistes attérrés qui s'opposent aux économistes libéraux mais se contentent d’un consensus mou néo-keynésien nostalgique de la social-démocratie et du Commissariat au plan des Trente glorieuses. Même si Frédéric Lordon assume la coquetterie du protectionnisme contre l’Union européenne et flirte de manière plus ou moins sulfureuse avec le nationalisme de gauche. Mais il n’y a pas de quoi renverser le capitalisme.
Frédéric Lordon attaque désormais ouvertement les positions réformistes qui prétendent améliorer, voire sauver, le capitalisme. Il offre des pages savoureuses pour démonter les propositions anachroniques de sociaux-démocrates un peu naïfs. Frédéric Lordon continue de s’adresser à son public traditionnel de la classe moyenne supérieure. Il insiste sur l’écologie, mais il n’hésite pas à égratigner les écologistes qui refusent de sortir du capitalisme. Il propose une critique pertinente de l’alternativisme et du municipalisme libertaire. Frédéric Lordon apparaît désormais comme un marxiste-léniniste, proche des positions trotskistes. La Tendance Claire, qui incarne l’aile gauche du NPA, reprend ouvertement les propositions de Frédéric Lordon. Le chercheur au CNRS propose effectivement une stratégie qui s’apparente à celle du courant trotskiste.
Néanmoins, son programme de transition comporte de sérieuses limites. Le courant trotskiste semble historiquement porté par des petits groupes de théoriciens pas toujours en phase avec les problèmes quotidiens du prolétariat. Le programme de transition semble trop lointain pour des exploités confrontés à des problèmes immédiats de revenus, de logement, de précarité. Mais ce même programme semble trop modéré par rapport à une perspective de rupture avec le capitalisme. Les revendications transitoires des trotskistes ont d’ailleurs toujours eu du mal à passionner les foules.
Néanmoins, le projet communiste de Frédéric Lordon permet de jeter les bases d’une société nouvelle. Il livre ses propositions au débat et à la discussion. Mais la réflexion sur le projet communiste ne doit pas être confinée dans des petits cercles intellectuels. Les trotskistes insistent sur le programme élaboré par un parti plus ou moins révolutionnaire. Mais ce n’est pas dans le cadre d’une secte qui se proclame d'avant-garde que le projet communiste doit être discuté. C’est au cœur de chaque lutte que doivent se créer des moments pour discuter des perspectives stratégiques et de l’invention d’une société nouvelle. Au contraire, le communisme de Frédéric Lordon semble un peu trop bien ficelé. Il laisse peu de place aux surprises de l’histoire et aux dynamiques de lutte. Le communisme n’est pas un projet figé. C’est avant tout un processus. C’est le mouvement qui abolit l’ordre existant.
Angles morts
La « garantie économique générale » inspirée par les propositions de Bernard Friot peut paraître séduisante. Le salaire à vie permet de déconnecter le revenu de l’emploi. Néanmoins, ce projet de société ressemble à l’URSS avec filtres Instagram. C’est le statut de fonctionnaire imposé à l’ensemble de la population. La protection de l’emploi implique d’autres contraintes. La planification s’impose de manière autoritaire. Frédéric Lordon, dans son désir de se démarquer de la mouvance appelliste, assume son côté Père Fouettard. Les hiérarchies peuvent également perdurer avec des catégories et statuts différents selon le niveau de qualification. Frédéric Lordon assume la division du travail. Ce qui peut déboucher vers la reproduction des experts, des spécialistes et des intellectuels. La reproduction d’une nouvelle classe dirigeante n’est pas impossible.
Surtout, Frédéric Lordon refuse de remettre en cause la logique marchande. Il conserve toutes les catégories du capital remises en cause par Karl Marx. L’argent, le travail et les échanges marchands sont préservés. Le courant de la critique de la valeur pointe bien les limites de cet altercapitalisme. Frédéric Lordon avoue sa crainte du développement d’un marché noir. Mais il reste probable que le refus d’abolir la logique marchande débouche vers de nouvelles formes d’accumulation de richesses et vers des inégalités qui se reproduisent. Un retour à la normale capitaliste n’est pas impossible avec la préservation de la logique marchande. Frédéric Lordon propose de développer une économie d'État à côté du marché. Cette forme de communisme ne semble pas forcément en rupture avec la logique du capital. Ce projet apparaît avant tout comme un aménagement, certes sérieux, de la société marchande.
Ce projet "communiste" ressemble à l’économie mixte de la social-démocratie historique. Mais Frédéric Lordon se distingue de cette démarche par le refus du gradualisme et du socialisme qui se construit par des réformes successives. Sa stratégie révolutionnaire ressemble furieusement à celle du trotskisme. Son texte sur les « alliances » ressemble à la stratégie du front unique. L’alliance du Parti socialiste et du Parti communiste est remplacée par un assemblage de sectes intersectionnelles. Même si Frédéric Lordon insiste davantage sur la centralité du rapport salarial, sa stratégie s’apparente à celle d’un Ugo Palheta. Au contraire, les soulèvements de masse ressemblent davantage à des révoltes globales plutôt qu’à une addition de collectifs plus ou moins groupusculaires.
Ensuite, Frédéric Lordon semble reprendre l’imposture du « double pouvoir », sans se référer ouvertement à Trotsky. Un gouvernement de gauche doit s’appuyer sur le pouvoir de la rue et de la mobilisation sociale. Tout le problème de cette stratégie reste la question de ce qu’il reste de la rue et de l’autonomie des luttes une fois que le pouvoir d’Etat est suffisamment conforté. L’histoire montre souvent que l’Etat parvient facilement à se débarrasser des structures d’auto-organisation après les avoir utilisées pour se consolider. Lénine et Trotsky ont rapidement écrasé les soviets après s’être appuyés dessus pour prendre le pouvoir.
Frédéric Lordon continue de croire en la force de l’Etat. Mais lorsque les soulèvements triomphent, c’est que l’Etat s’est délité. C’est lorsque la classe dirigeante a fui. S’appuyer sur les vieilles institutions d’Etat semble alors peu pertinent. C’est la spontanéité et surtout les structures d’auto-organisation créées par le prolétariat en lutte qui doivent réorganiser la production et inventer une société nouvelle. C’est depuis les comités de base et les problèmes concrets que doit se coordonner un projet communiste.
Source : Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021
Extrait publié sur le site du journal Le Monde diplomatique
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