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    Retour sur l’analyse de la présidentielle (Cluster 17): Trois blocs et deux perdants

    Lien publiée le 10 juin 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Présidentielle : trois blocs et deux perdants, par Jean-Yves Dormagen, Stéphane Fournier & Guillaume Tricard (Le Monde diplomatique, mai 2022) (monde-diplomatique.fr)

    Même si les votes favorables à M. Emmanuel Macron ont progressé avec le revenu et l’âge des électeurs, ces données ne résument pas la sociologie électorale du dernier scrutin présidentiel. Les positions par rapport à l’Europe, aux vaccins, à l’islam, à l’urgence écologique ont souvent joué un rôle décisif, tout comme le niveau de défiance envers le « système ».

    Le premier tour de l’élection présidentielle a prolongé le bouleversement de l’espace politique amorcé en 2017. On a vu se dessiner trois grands espaces de dimension assez comparable, dont l’originalité réside dans le fait qu’ils ne s’inscrivent que très imparfaitement — pour user d’un euphémisme — dans l’ancien clivage gauche-droite. C’est tout particulièrement le cas avec la coalition rassemblée autour de M. Emmanuel Macron, laquelle réunit des électeurs qui, en 2012, se divisaient encore entre MM. François Hollande et Nicolas Sarkozy. Mais c’est également le cas pour la coalition de Mme Marine Le Pen, qui constitue un « bloc identitaire » dont la plupart des électeurs ne s’identifient ni à la gauche ni à la droite, et n’accordent d’ailleurs plus une grande valeur à ces notions. Seule la coalition de M. Jean-Luc Mélenchon paraît finalement encore s’inscrire partiellement dans l’ancien clivage qui a pendant longtemps structuré la vie politique française.

    Pour comprendre ces transformations, nous avons développé une méthode qui se nourrit de la conviction théorique que les positions des individus sur les grands clivages qui fracturent nos sociétés constituent le facteur le plus structurant de leurs préférences politiques. Ces positions forment des systèmes d’opinions qui sont stables et marqués par une forte inertie : un électeur ne changera pas d’opinions sur l’islam, le féminisme, l’écologie, la redistribution des richesses, etc., au cours d’une campagne électorale. Repérer ces systèmes d’opinions permet, en conséquence, de comprendre comment se structure l’électorat et de dépasser les explications superficielles — en termes d’images des candidats ou de qualité de leur campagne — pour mieux identifier, dans le cas qui nous intéresse ici, les racines idéologiques et politiques de la tripartition en cours.

    Les études que nous avons menées ces derniers mois font apparaître que trois clivages principaux structurent l’espace politique. Le premier porte sur les questions culturelles et identitaires. Il fracture les électeurs sur les enjeux migratoires, la place de l’islam et, dans une moindre mesure, les enjeux sociétaux et les questions écologiques. Le deuxième a pour enjeu le rapport au « système ». Il oppose une demande de transformation radicale à une demande de stabilité, voire de défense du statu quo. C’est, si l’on préfère, l’axe de l’antagonisme « peuple contre élite ». Enfin, le troisième grand clivage a pour objet les questions économiques : il oppose une demande de politiques sociales et de redistribution à un positionnement libéral favorable au marché et largement défiant à l’égard de l’« assistanat » et de la dépense publique. À partir des positions occupées par les individus sur ces trois grands clivages, mais aussi en fonction de la radicalité de ce positionnement, nous avons divisé l’électorat en seize groupes que nous avons appelés « clusters ». Ils correspondent aux seize sensibilités idéologiques repérables aujourd’hui au sein de la société française (1) : les multiculturalistes, les sociaux-démocrates, les progressistes, les solidaires, les centristes, les révoltés, les apolitiques, les sociaux-républicains, les éclectiques, les conservateurs, les libéraux, les réfractaires, les eurosceptiques, les sociaux-patriotes, les anti-assistanat, les identitaires.

    La fin du « vieux monde »

    La coalition macronienne est principalement réunie par le clivage organisé autour de l’opposition entre peuple et élite. Cette dualité confronte en réalité une demande de transformation « radicale » à une demande de « modération » qui va de pair avec une adhésion globale au système tel qu’il est. En 2017 déjà, M. Macron avait su rassembler sur cette séparation ce qu’il restait de l’aile libérale du Parti socialiste (PS) et un centre droit dans la ligne de M. Alain Juppé, dont le bras droit Édouard Philippe se trouva précisément être le premier ministre idéal. Le point de jonction de cet électorat est également sociologique : pour le décrire, le sondeur et politologue Jérôme Sainte-Marie a parlé à juste titre de « bloc élitaire (2) ». On y retrouve ainsi une surreprésentation des diplômés et des cadres vivant dans les grandes métropoles. Mais la jonction est également politique : cette coalition électorale partage un soutien affirmé à l’Union européenne. M. Macron est parvenu à unir le camp du « oui » au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Ce courant « modéré », « raisonnable » et proeuropéen a son barycentre dans le cluster des centristes, un groupe acquis à M. Macron dès 2017 (80 % des voix). Deux de nos clusters sont caractéristiques de l’unification de ce bloc élitaire autour de M. Macron : il s’agit des sociaux-démocrates et des libéraux. Schématiquement, dans les années 2000, le premier constituait le cœur de l’électorat PS et le second celui de l’électorat Union pour un mouvement populaire (UMP). L’un représente l’intelligentsia de gauche modérée, l’autre l’intelligentsia de droite modérée. L’un est abonné au Monde, l’autre au Figaro. L’un a opté massivement pour M. Hollande en 2012, l’autre tout aussi massivement pour M. Sarkozy. Ces deux groupes, qui n’avaient jamais voté ensemble, ont rejoint les centristes pour composer cette coalition élitaire formant aujourd’hui le socle du macronisme. Le dernier scrutin parachève l’unification de ce bloc élitaire en y intégrant des groupes qui avaient maintenu jusque-là une certaine fidélité à la droite. Il y a cinq ans, les libéraux votaient encore très majoritairement pour M. François Fillon. Cette année, ils ont choisi M. Macron dès le premier tour. Le parti Les Républicains (LR) a connu cette année le même sort que le PS il y a cinq ans. De sorte qu’au terme du premier quinquennat de M. Macron il ne reste presque plus rien du « vieux monde » politique.

    Sur les questions économiques et identitaires, sociaux-démocrates et libéraux sont positionnés sur des versants opposés. Les uns sont favorables à la redistribution et aux services publics, quand les autres demandent moins d’impôts et de fonctionnaires. Les uns sont des progressistes culturels, quand les autres sont des conservateurs qui ont soutenu souvent activement la Manif pour tous. Pourtant, au moment du vote, ces clivages sont refoulés au second plan, dans une sorte de consentement mutuel. Le mouvement des « gilets jaunes », tout d’abord, a accéléré le basculement de la droite libérale en faveur de M. Macron, tandis que la crise sanitaire a achevé de réunir, au moins provisoirement, ce bloc élitaire. Les « modérés » des deux rives — progressistes, sociaux-démocrates, centristes, libéraux, mais aussi conservateurs — rejettent, par-dessus tout, le « populisme » et le « dégagisme » incarnés par la mobilisation des ronds-points.

    La crise du Covid-19 a reproduit un schéma similaire en activant elle aussi le clivage entre peuple et élite. M. Macron a joué de l’antagonisme entre les « gens doués de raison », qui faisaient confiance aux vaccins, et les « irresponsables complotistes », hostiles aux mesures sanitaires et à la vaccination. « Emmerder les non-vaccinés (3 » constituait un signal à leur adresse. Fort logiquement, les clusters les plus diplômés et les plus aisés ont soutenu massivement les mesures gouvernementales, quand les clusters populaires et peu diplômés se sont divisés, une partie d’entre eux s’engageant dans les manifestations anti-passe. La radicalisation sur le clivage peuple-élite a aussi donné naissance à un arc contestataire de grande ampleur qui rassemble principalement six de nos seize clusters : les multiculturalistes, les solidaires, les révoltés, les réfractaires, les eurosceptiques et les sociaux-patriotes. Ils ont en commun d’être populaires ou de classes moyennes à faible patrimoine économique, d’avoir soutenu massivement les « gilets jaunes » en 2019, de s’abstenir plus que les autres et de s’orienter principalement vers deux candidatures : celle de M. Mélenchon et celle de Mme Le Pen. Ils sont également les plus réfractaires au libéralisme et, de façon générale, au « système » incarné par des élites dont ils se méfient.

    Ce front « anti-Macron » qui se dessine ressemble sociologiquement au bloc du « non » du référendum de 2005 : surreprésentation d’ouvriers et d’employés, de citoyens habitants en milieu rural, d’électeurs du Front national et de la gauche radicale. Pour autant, il est, en l’état, impossible d’unir et de fédérer électoralement cet ensemble tant il est profondément clivé sur la question identitaire.

    Si Mme Le Pen est parvenue à résister à l’offensive de M. Éric Zemmour, c’est avant tout grâce à la solidité de son socle électoral « historique », composé des clusters les plus populaires de notre segmentation : les réfractaires, les eurosceptiques et les sociaux-patriotes. Sur le clivage identitaire, il s’agit d’électeurs favorables aux frontières, très anti-migrants et hostiles à l’islam. Ces électeurs manifestent aussi une défiance extrême envers le « système » dont M. Macron revêt, à leurs yeux, tous les attributs : énarque, ancien banquier d’affaires, libéral, proeuropéen… Ses paroles sur les « gens qui ne sont rien (4 » ont été particulièrement disqualifiantes. C’est un électorat qui s’est progressivement éloigné d’une gauche qu’il ne perçoit plus comme protectrice et dont il ne partage absolument pas les valeurs multiculturalistes.

    En recentrant son image et en profitant de la radicalité de M. Zemmour, Mme Le Pen a également séduit des électeurs qui lui échappaient jusqu’ici. Les conservateurs, qui constituent un cluster de droite, rural, âgé, de classe moyenne, se caractérisant par des positionnements modérés, rétifs aux grands changements, en offrent une bonne illustration. Mme Le Pen arrive ainsi en tête avec 37 % dans ce segment de la petite droite conservatrice.

    Enfin, alors qu’on pouvait imaginer un scénario à l’italienne avec une disparition progressive de la gauche, M. Mélenchon la maintient à un haut niveau, réussissant à fédérer sur sa candidature ce qu’il reste de la gauche radicale, une part significative des classes moyennes diplômées des métropoles, les quartiers populaires, un petit salariat du public et du privé encore syndiqué, ainsi qu’un électorat contestataire, alternatif, qu’on retrouve en particulier dans un croissant qui s’étend de l’Ariège aux Alpes-de-Haute-Provence (5). Les diplômés, les jeunes, les minorités des quartiers populaires, mais aussi la gauche syndicale et militante, se sont surmobilisés lors du premier tour en faveur de M. Mélenchon. Cette coalition n’est pas sans évoquer celle définie par Terra Nova dans la fameuse note qui avait suscité la polémique à la veille de l’élection de M. Hollande, en 2011  (6).

    Cet assemblage, transversal du point de vue sociologique, converge principalement autour de la demande de justice sociale et d’écologie, ainsi que sur le rejet des candidatures identitaires. Il est plus clivé sur les sujets sociétaux et institutionnels. Si l’on observe la dynamique de cette campagne, on constate que M. Mélenchon a d’abord su fédérer sa base naturelle, qui repose sur les trois clusters de la gauche radicale : les multiculturalistes, les solidaires et les révoltés. Ces trois clusters se reconnaissent assez bien dans l’offre politique portée par M. Mélenchon depuis 2017, et sans doute même depuis 2012. Ils sont à la fois radicalement tolérants et antiracistes, défiants envers le « système », les lobbies et les institutions, ainsi que profondément redistributifs, attachés aux droits des salariés et à la taxation des plus riches. Les autres offres politiques issues du PS et d’Europe Écologie - Les Verts (EELV) ne pouvaient guère espérer concurrencer les Insoumis sur ces trois clivages décisifs. C’est ce socle qui a permis à M. Mélenchon d’entrer cet automne dans la campagne avec un capital de 12 % des intentions de vote (sous-estimé selon nous par certains instituts au début de la séquence électorale). Bien identifier ce capital électoral de départ est très important, car il permet de mieux comprendre la crise historique de la social-démocratie et l’échec, au moins provisoire, de la social-écologie dans sa version incarnée par M. Yannick Jadot. Ces candidatures cherchaient à occuper un espace, celui d’une gauche plus « modérée » et plus « réaliste », qui dans la configuration de cette présidentielle était structurellement bien trop réduit. Dès lors que quatre des cinq clusters de la grande famille de la gauche étaient acquis à M. Mélenchon (multiculturalistes, solidaires, révoltés) ou à M. Macron (sociaux-démocrates), les candidatures de Mme Anne Hidalgo et de M. Jadot ne pouvaient espérer décoller. Il s’agissait moins d’un problème d’image ou de communication que d’espace politique. L’inévitable dynamique du vote utile qui finit toujours par s’enclencher à un moment de la campagne a fait le reste.

    Un régime devenu instable

    Même une part significative des sociaux-démocrates (24 %) a fini par voter pour le leader des Insoumis. Avec un mode de scrutin majoritaire, la tripartition a pour conséquence que l’un des trois camps n’est plus représenté au second tour. Or les clusters favorables à M. Mélenchon sont aussi opposés à M. Macron sur les clivages économiques et sur le rapport au système qu’ils sont opposés à Mme Le Pen sur l’axe culturel-identitaire. C’est cette double distance qui produit ce rejet profond de l’offre proposée que l’on a observé au lendemain du premier tour et qui amène une fraction importante de l’électorat de M. Mélenchon (54 %) à renvoyer dos à dos les deux finalistes du scrutin présidentiel.

    Il en résulte que le candidat élu l’a été par une fraction minoritaire, voire réduite, du corps électoral (38,5 %). Car dans une France en trois blocs, il n’y a plus un perdant mais bien deux. Ainsi les « deux Français sur trois » que Valéry Giscard d’Estaing ambitionnait de réunir il y a près de quarante ans (7) pourraient ne plus être qu’« un Français sur trois ». C’est suffisant pour gagner des élections, mais est-ce suffisant pour asseoir la stabilité du régime ?

    Jean-Yves Dormagen, Stéphane Fournier & Guillaume Tricard

    Respectivement professeur de science politique à l’université de Montpellier et président de Cluster 17 ; analyste politique et collaborateur de Cluster 17 ; directeur général de Cluster 17.

    (1) Pour une présentation détaillée de ces seize clusters, https://cluster17.com

    (2) Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme, Seuil, Paris, 2019.

    (3) Entretien au Parisien, 5 janvier 2022.

    (4) 29 juin 2017.

    (5) Jérôme Fourquet, « L’archipel électoral mélenchoniste », Fondation Jean-Jaurès, avril 2022.

    (6) Olivier Ferrand, Romain Prudent et Olivier Jeanbart, « Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova, mai 2011.

    (7) Valéry Giscard d’Estaing, Deux Français sur trois, Flammarion, Paris, 1984.

    Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juin 2022.