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L’avortement en Irlande : un droit reproductif conquis après des années de lutte

féminisme Irlande

Lien publiée le 28 juin 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

L’avortement en Irlande : un droit reproductif conquis après des années de lutte | L’Anticapitaliste (lanticapitaliste.org)

En mai 2018, l’avortement est légalisé en Irlande par référendum. Obtenue après de nombreuses années de lutte, cette victoire marque un tournant pour la société irlandaise : c’est une claque dans la tête d’un conservatisme implanté de longue date. Quatre ans plus tard, nous revenons sur les dynamiques et les événements qui ont favorisé l’interdiction puis conduit à la légalisation de l’avortement.

Pour comprendre pourquoi l’interruption de grossesse est restée illégale aussi longtemps en Irlande, nous ferons un retour sur les conditions ayant mené à la composition politique actuelle du pays. Un retour sur le processus d’Indépendance ayant suivi la période coloniale permettra de comprendre comment le conservatisme s’est implanté dans la société irlandaise. Nous verrons ensuite comment la structuration du mouvement féministe pro-choix face à une intense mobilisation anti-avortement a progressivement permis d’arracher ce droit reproductif. Enfin nous ferons le bilan du recours à l’interruption de grossesse afin de passer en revue les entraves persistant après la légalisation.

Les forces politiques majeures de la colonie à la République d’Irlande

Alors que l’Irlande est une colonie de l’Empire britannique, de nombreuses mobilisations nationalistes modifient les rapports entre les deux entités. Ainsi, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, deux courants principaux coexistent : les partisanNEs du Home Rule et ceux qui veulent un État indépendant. Les premiers sont principalement des libéraux (propriétaires terriens et patrons de petites industries) qui souhaitent une autonomie de l’Irlande pour favoriser le commerce avec l’Angleterre. Cette revendication est la moins embêtante pour l’Empire britannique qui d’ailleurs valide la création d’un parlement irlandais en 1914. Pour autant, l’autre frange du mouvement nationaliste ne se satisfait pas de cette indépendance qui n’en est pas vraiment une.

Principalement organisée dans l’Irish republican brotherhood, les Irish volonteers et l’Irish citizen army, cette branche du mouvement indépendantiste initie en 1916 la révolte de Pâques. Ils sont quelques milliers à prendre les armes et proclament la République d’Irlande, mais au bout de quelques jours, la révolte est violemment écrasée. Alors la colère monte et tandis que la production augmente dans le cadre de l’effort de guerre, des grèves éclatent, notamment à partir de 1917, pour exiger la redistribution de la production aux paysanNEs et aux ouvrierEs. Par ailleurs, le Sinn Féin (parti révolutionnaire républicain large), alors majoritaire dans les sièges irlandais du Parlement britannique, proclame unilatéralement la création du Parlement d’un État indépendant irlandais en 1919.

La guerre d’Indépendance ainsi déclenchée prend fin 1921 avec le Traité de Londres : l’Empire Britannique reconnait l’État Libre Irlandais sur 26 comtés mais garde en son sein les six comtés du Nord. La partition cristallise les tensions internes au mouvement indépendantiste entre une partie qui se satisfait de ce nouvel État, et une autre qui n’accepte pas une Irlande divisée1. Deux courants scissionnent le Sinn Féin sur cette base : les pro-Traité fondent l’ancêtre de l’actuel Fine Gael, les anti-Traité fondent le Fianna Fáil. Tous deux restent aujourd’hui encore les principaux partis politiques.

Le Fianna Fáil est majoritaire lorsque l’allégeance au Royaume-Uni est levée en 1933. Cela lui permet en 1937 de faire adopter une nouvelle Constitution et ainsi de fonder la République d’Irlande : le processus d’indépendance avait finalement abouti.

Un conservatisme profondément implanté

Si l’impérialisme britannique a eu un impact sur la composition politique irlandaise, il a aussi influencé le rapport à la religion. Ainsi, en opposition à l’image du « colon britannique protestant » se façonne celle du « paysan irlandais catholique ». Ce rapport colonial a d’ailleurs causé la Grande Famine du milieu du XIXe siècle : les paysanNEs étaient contraintEs de cultiver principalement une variété de pomme de terre qui ne put plus les nourrir une fois touchée par le mildiou. Avec la mort de plus d’un million de personnes, l’émigration de deux autres millions, le célibat augmente et l’âge moyen au mariage recule. Mais si la fécondité reste très élevée au sein des couples mariés, le nombre de naissances reste bas. Dans ce contexte démographique et de pauvreté, il n’est pas surprenant que le catholicisme s’implante profondément dans la société irlandaise et s’associe au sentiment d’identité national grandissant.

Le conservatisme fondé sur ces bases s’inscrit directement dans l’appareil législatif. Ainsi, la Constitution de 1937 – co-écrite par le président de l’Irlande et un archevêque – assigne explicitement les femmes à la maternité et à la sphère domestique (Article 44.2). Par ailleurs, la prohibition de la contraception en 1935 et du divorce en 1937 condamnent la sexualité à n’être qu’une affaire de reproduction au sein du couple marié, et les lois instaurant une censure des œuvres contraires à la morale catholique dans les années 1920 interdisent la diffusion des écrits sur les techniques de contrôle des naissances.

L’avortement est donc proscrit moralement, et la loi britannique de 1861 le criminalisant a logiquement été conservée dans la législation irlandaise. Ainsi, les femmes enceintes hors mariage mais aussi celles ne correspondant pas à la norme de l’épouse fertile étaient contraintes d’avorter clandestinement (avec tous les risques que cela implique) ou étaient envoyées dans des institutions religieuses connues pour les abus psychologiques, physiques et sexuels2.

La puissante influence des anti-choix…

Dans le sillage de la dynamique internationale, les années 1970 voient émerger un mouvement féministe en Irlande. Par exemple, l’Irish women’s liberation movement (1970-1971) a permis de visibiliser les pratiques réelles et les besoins en termes de sexualité. Elles mettent notamment en place le « train de la contraception » pour importer des contraceptifs de Belfast à Dublin. Dans la même période, l’ancêtre du Planning Familial ouvre ses portes pour proposer divers contraceptifs. En 1973, la contraception est finalement autorisée sur ordonnance pour raisons médicales.

En plus de la légalisation de l’avortement dans plusieurs pays, l’entrée dans la Communauté économique européenne fait craindre à certainEs une possible homogénéisation des législations sur l’avortement. Ainsi, pour affirmer le caractère anti-avortement de l’Irlande en tant que nation, la Pro-life amendment campaign (principalement composée d’organisations catholiques) se structure en 1981 et mène une campagne qui aboutit en 1983 à l’ajout du Huitième Amendement à la Constitution. Celui-ci stipule que « l’État reconnaît le droit à la vie du non-né et […] l’égal droit à la vie de la mère » et renforce ainsi l’interdiction d’avorter déjà présente dans la loi de 1861.

En 1992, la législation s’assouplit (très) légèrement suite au procès d’une fille de 14 ans attrapée par la police alors qu’elle partait avorter en Angleterre suite à un viol. En relançant le débat, cette affaire a permis d’obtenir le droit d’avorter lorsque la vie de la femme est menacée et de recourir à l’avortement à l’étranger. Cependant, dans le cadre des négociations du Traité de Maastricht, l’État irlandais parvient à ajouter une mention au respect de sa loi nationale en matière d’avortement afin que la réglementation internationale (si elle est plus libérale en matière d’avortement) ne puisse pas entraver la sienne.

…écrasée par la victoire des pro-choix

En 2012, une tragédie déclenche la mobilisation qui permis finalement de légaliser l’avortement. Savita Halappanavar, une femme de 31 ans, meurt d’une septicémie après plusieurs jours d’hospitalisation pendant lesquels l’équipe soignante a refusé d’interrompre sa grossesse tant que le cœur du fœtus battait. Rassemblements et débats se sont alors multipliés pour exiger le retrait du Huitième Amendement, cadre légal responsable de cette mort. Sous cette pression et sous l’injonction de la Cour européenne des droits de l’Homme, le gouvernement passe une loi en 2013 pour éclaircir les conditions dans lesquelles un avortement peut être pratiqué : en cas de risque pour la vie de la femme, y compris dans les situations d’urgence et de risque de suicide. Toutefois, cette loi établit aussi que toute personne tentant de « détruire la vie humaine non-née » risque 14 ans de prison. Si aucune peine de ce type n’a jamais été donnée, elle désincite fortement les femmes et les soignantEs.

Ne répondant pas du tout aux attentes du mouvement pro-choix, la loi de 2013 ne parvient pas à apaiser la colère qui gronde, et des organisations se structurent progressivement. L’Abortion right campaign (ARC), créée en 2012, réunit principalement de jeunes militantes pro-choix qui animent grandement la mobilisation pour la légalisation de l’avortement. Un an plus tard, la Coalition to repeal the Eighth Amendment se constitue avec une quarantaine de collectifs, partis, syndicats et ONG, et finalement, en 2017, ARC et la Coalition s’associent avec le Women’s council of Ireland pour former la campagne unitaire pour le retrait du Huitième Amendement à travers Together for Yes.

À partir de 2017, plusieurs mouvements dits de libération de la parole apparaissent en Irlande : #MeToo évidemment, mais aussi #IBelieveHer et

#ThisIsNotConsent. À ces hashtags centrés sur les violences sexistes et sexuelles, s’ajoute la page Facebook In Her Shoes - Women of the Eighth : celle-ci publie des témoignages anonymes de femmes dont la vie a été impactée par l’interdiction d’avorter. Au-delà des récits d’avortement, beaucoup racontent les violences obstétricales, les négligences médicales, le jugement, la peur et l’injustice causées par le Huitième Amendement. Les récits ont joué un rôle central en exposant l’ampleur du problème, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les médias.

Les annuelles Marches for choice grossissent et réunissent jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de personnes (pour une population de moins de 5 millions d’habitantEs). Le gouvernement libéral constitue alors une Assemblée citoyenne afin de discuter l’évolution de la législation sur l’avortement, puis met finalement en place le référendum autour duquel des grandes campagnes pro- et anti-choix se construisent. Après des années de lutte, le Huitième Amendement est retiré grâce à 66% des voix, légalisant ainsi l’avortement.

Comment avorter finalement ?

Avant la légalisation, outre les très risqués auto-avortements, les femmes avaient deux possibilités : avorter à l’étranger ou se procurer illégalement des pilules abortives. Le premier cas est certainement le plus emblématique car il est le plus ancien : dès la légalisation de l’avortement en 1967, des Irlandaises partent avorter en Angleterre. Des réseaux d’entraide se sont petit à petit constitués, notamment l’Irish women abortion support group, un collectif composé d’Irlandaises résidant en Angleterre qui accompagnaient dès les années 1980 les femmes dans leur démarche. Après être entrées très discrètement en contact avec elles, les femmes souhaitant avorter reconnaissaient ces militantes par leur jupe rouge et le mot de passe Imelda : ce prénom était aussi l’acronyme de « Ireland making England the legal destination for abortion ».

Bien plus tard, Abortion support network (ASN) a pris le relai en procurant des informations sur les tarifs et les lieux où pratiquer des avortements. Pour autant, le voyage reste très cher (soin, transport, hébergement…), c’est pourquoi ASN a mis en place une caisse de solidarité pour aider les plus précaires. L’action de cette organisation s’étend aujourd’hui aussi aux femmes d’autres pays européens où l’avortement est illégal, notamment la Pologne, via la coalition Abortion without borders.

Par ailleurs, des avortements médicamenteux en téléconsultation sont proposés par deux organisations, Women on web et Women help women, toutes deux intervenant dans plusieurs pays, dont l’Irlande. Ainsi, avant la légalisation, les femmes recevaient les pilules abortives à une adresse, la plupart du temps en Irlande du Nord, avant de retourner chez elles pour réaliser l’avortement.

Aujourd’hui, une femme peut avorter sans justification jusqu’à 14 semaines d’aménorrhée chez un médecin ou à l’hôpital. Ainsi, alors qu’une vingtaine d’interruptions de grossesse étaient pratiquées annuellement entre 2014 et 2018, elles sont environ 6 600 à partir de 2019. Cependant, le nombre réel d’avortements pratiqués par des résidentes irlandaises est certainement plus élevé. D’une part, l’offre de soin est encore faible : seul un médecin généraliste sur 10 et la moitié des maternités pratiquent des avortements, et les régions rurales sont largement sous-dotées. Ceci cumulé au délai légal maximum, à l’absurde « période de réflexion » de trois jours et aux éventuelles entraves, les femmes sont de fait toujours contraintes de recourir aux méthodes antérieures à la légalisation : recourir aux services d’avortement en téléconsultation ou avorter à l’étranger.

Dès lors, certainement de nombreux avortements ne sont pas comptabilisés dans la statistique officielle. En supposant que le nombre d’avortements pour 1000 naissances soit le même que dans les autres pays d’Europe de l’Ouest (un avortement pour 3 ou 4 naissances), il devrait y avoir entre 15 000 et 19 200 avortements chaque année. Si 10 000 avortements manquants semblent aberrants, l’écart suggéré laisse entrevoir les manquements du système de soin abortif soulignés par les militantEs féministes irlandaises.

En d’autres termes, les conditions d’accès à l’avortement se sont grandement améliorées mais l’offre de soin reste insatisfaisante, maintenant en place les inégalités : l’accès à l’avortement reste plus compliqué pour celles qui se trouvent dans les situations sociales et économiques précaires (les plus pauvres, les migrantes, les sans-abris, celles exposées à des violences…). Les organisations pro-choix maintiennent une vigilance et continuent d’alerter sur les entraves persistantes, mais la mobilisation ne s’est pas relancée au moment de la révision de la loi actuellement en cours. Initiée au début de l’année 2022, celle-ci a commencé par une consultation citoyenne basée sur le volontariat et doit se poursuivre à travers plusieurs étapes où pro- et anti-choix s’exprimeront.

Si l’on peut s’attendre à un assouplissement plutôt qu’à une restriction des conditions d’accès, l’exemple irlandais montre bien que même lorsqu’on le pense acquis, le droit à l’avortement se révèle toujours partiel et est constamment rediscuté. Tant que les femmes seront forcées d’attendre avant d’avorter alors que leur décision est prise, tant que certaines seront contraintes de parcourir des kilomètres voire de traverser des frontières pour avorter, tant que ce soin ne sera pas complètement remboursé et tant qu’il restera l’objet de jugement et de tabou, la lutte pour le droit à l’avortement continuera pour qu’aucune femme n’ait à continuer sa grossesse si elle ne le veut pas.

  • 1.Cette période de la Révolution irlandaise est très bien décrite dans Le vent se lève de Ken Loach.
  • 2.Voir à ce propos les scandales autour des Laveries de la Madeleine et des foyers mère-enfant comme le Foyer Bon Secours pour mère et bébé.