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Derrière la "modernisation des services publics", la violence d’une dépossession
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Derrière la « modernisation des services publics », la violence d’une dépossession – CONTRETEMPS
Nous publions un extrait de l’ouvrage qu’ont publié Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier à La Découverte sur les ravages et saccages que connaissent les services publics. Il s’agit ici d’une description à même les métiers destructurés, à même les corps abîmés par des cadences intenables, à même les salarié-es qui subissent de telles violences.
Plusieurs exemples sont déployés dans cet extrait : celui des forestiers pour l’Office national des forêts, celui des assistantes sociales, celui des postières et postiers. Partout : les « indicateurs de performance ». Partout : les « contrats d’objectifs ». Partout : les « critères de rentabilité ». Et partout : le désastre profond, lent, inéluctable.
Distinctes selon les secteurs, les « modernisations» sont tout de même partout. Jusqu’aux paysages qui s’en trouvent bougés. Rarement sont évoqués les paysages et les flux de circulation routière dans ces paysages. Insensiblement pourtant, des «modernisations» inaperçues les refaçonnent. Et elles reconfigurent les possibilités pour les humains – et les non-humains – d’habiter les lieux.
Routes et paysages proviennent des relations sociales, mais participent en même temps à la structuration des rapports sociaux. Leurs déstructurations, leurs restructurations produisent ainsi, dans de très nombreuses communes, des isolements, des réclusions … Et les replis sur soi qui font fantasmer la vie des autres. Ces « modernisations» sont des massacres, des violences de masse envers les écosystèmes, leurs aménagements et ceux qui les entretiennent.
Forêts abîmées, fleuves peu entretenus, parcs nationaux mal surveillés
L’écologie est pourtant affichée comme une priorité par les gouvernements successifs. Mais à bas bruit, dans la plupart des services publics environnementaux, depuis 2007 et la révision générale des politiques publiques, les emplois sont continuellement supprimés. Rien qu’entre 2017 et 2019, 7 555 agents en moins pour le ministère de l ‘Écologie. Les compressions de postes au sein de Voies navigables de France -1 ‘établissement public qui gère la circulation sur les fleuves et canaux – conduisent à «dénaviguer» des tronçons jugés non rentables. Des professions entières sont liquidées : le métier d’éclusier par exemple. Et dans les parcs nationaux, celui des Pyrénées notamment, des espèces animales protégées sont de moins en moins suivies. Plus généralement, la police de l’environnement n’est pas assurée au niveau suffisant, à cause des réductions d’effectifs. En France, sur dix ans, un tiers des oiseaux ont disparu en zones agricoles.
Bercy impose aux ministères de l’Écologie et de l’Agriculture (comme à tant d’autres) la règle commune des «modernisations» : baisser la masse salariale et le coût des missions publiques. «Quoi qu’il en coûte» en matière de résultats d’ensemble.
Les conséquences sont d’ordinaire invisibles parce que invisibilisées, même pas évaluées. La preuve par l’Office national des forêts (ONF) : muettes les frondaisons abattues, muets les animaux souffrants qu’elles abritent, les hérons, les martres, les lombrics, la terre esquintée. Comme dans une fable de La Fontaine, il faudrait une coalition en colère des végétaux, des bêtes, des sols et des ruisseaux, qui accuserait. Leurs fatigues, leurs douleurs sont, au mieux, traduites en chiffres, en pourcentages, en indignations humaines. Sous cette forme, elles ne hurlent pas. Rendus muets aussi les forestiers, dont la force sociale est insuffisante pour faire entendre leur sort. Il faut qu’ils meurent par paquets pour occasionner quelques brèves dans les journaux, recouvertes immédiatement d’un océan d’informations autres.
L’ONF est un service public périphérique ? Non. Lui seul protège une biodiversité déjà abîmée et les écosystèmes essentiels, comme les cordons dunaires des façades maritimes. Ces biens communs qui relèvent du temps long, de l’intérêt général, et appartiennent aussi aux générations futures sont-ils «gérables» selon des critères de rentabilité (à court terme)? Il faudrait en débattre.
Ce n’est pas l’avis du ministère des Finances qui, sans concertation et dans l’opacité, vient d’imposer à l’ONF, en 2020, la filialisation de ses activités concurrentielles, c’est-à-dire la séparation, avec une organisation propre, de ce qui est supposé pouvoir rapporter. Bercy – difficile de savoir précisément qui y décide – exige, pour le contrat d’objectifs et de performances (COP) 2021-2026, de nouvelles suppressions d’emplois, ainsi que la sous-traitance au privé de certaines missions d’intérêt général. Le précédent contrat prévoyait une «stabilisation» des effectifs de l ‘Office, il y eut quand même 13% de salariés en moins sur cinq ans.
Faute de moyens et d’effectifs, n’ont pas été replantées les forêts publiques mortes en 2018 et 2019, dévastées par la sécheresse (liée au réchauffement climatique) et par la prolifération d’insectes ravageurs.
Qui le voit, à part les riverains? Dans beaucoup de départements, ces vingt dernières années, des hectares de forêts ont été rasés. Et depuis, le bois coupé attend, en proie aux intempéries, faute de moyens et d’effectifs toujours. Les troncs de sapins, de hêtres et de chênes, laissés au sol dans la campagne pluvieuse, se fendent, pourrissent et n’ont plus qu’à finir brûlés ; les terres mises à nu sont pleines de souches et de débris d’écorces.
Les forestiers, le plus souvent, s’engagent par vocation dans leur métier. Ils sont empêchés d’effectuer leur travail : la sylviculture, l’œuvre de la lumière sur les plantes et les arbres, choisir les espèces à planter, élaguer, orienter les massifs avec la lenteur qui convient. Faute de moyens et d’effectifs là aussi, au fil des ans, pour les forestiers, les visites médicales sont devenues rares, alors que le métier réclame des radios régulières des poumons, à cause des émanations de carburant et des particules de sciure, cancérigènes, inhalées des jours durant. À l’ONF réorganisé, les managers promus depuis 2010 sont d’anciens
ingénieurs des Ponts et Chaussées (voir Partie 2, « Hold-up de la pen sée »), sans aucune formation en « ressources humaines ». Ces dernières années se sont suicidés beaucoup de forestiers, soumis à des déplacements qui s’allongent, accablés de charges de travail alourdies, confrontés à des tâches changeantes, décidées loin d’eux, d’une manière qui paraît aléatoire, et qui vide le métier de son sens premier. Des forestiers dévalorisés, isolés, qui ne peuvent plus compter sur l’avenir (et le tissu relationnel) qu’ils avaient prévu dans leur métier, et par ricochet dans leur vie hors travail.
Les «modernisations» récentes des services publics imposent l’impératif d’économiser, l’empire des comptes. Mais traquer sur le papier les coûts monétaires crée d’autres coûts et contrecoups : sociaux et environnementaux. Dans les forêts, sur les routes et ailleurs.
Par quels yeux?
Nadine travaille en proche couronne parisienne, dans un service social polyvalent de secteur, géré par un conseil départemental. Ce service regroupe des puéricultrices, des médecins, des conseillères en économie sociale et familiale, des secrétaires médico-sociales, des éducatrices spécialisées, des sages-femmes, des infirmières. Son prénom a été changé car elle est toujours en fonction.
Nous utilisons les mots au sens propre. Les « modernisations » entreprises dans les services publics sont, de fait, des massacres. Des violences de masse. Les mots utilisés pour en parler sont trop calmes, impuissants à dire la brutalité. Et c’est à froid, tranquillement, qu’on les lit. Nous restons, quelque effort que l’on fasse, à l’extérieur des peines telles qu’elles sont vécues. Nous qui les écrivons, et qui les traduisons, nous les trahissons.
Comment ressentir le serrement à la gorge qui étreint Nadine le matin jusqu’à l’étouffer, sa gêne au ventre en journée pour respirer, depuis qu’à son travail d’assistante sociale, où elle se donne tant pour empêcher des expulsions de logements et suivre les dossiers d’allocataires RSA, s’est ajoutée l’entrée, sur quatre logiciels différents, du minutage de ses rendez-vous, de leurs contenus, du montant des aides, de leurs types et de leurs durées. Contrôle serré, sans cesse accentué. Temps de travail dévoré par la mesure des tâches effectuées: l’évaluation en fonction d’objectifs, le minutage et un volume d’activités impossible à assurer, à moins de bâcler ses rendez-vous. Des quantités fixées par la direction, elle-même jugée par une direction supérieure qui établit les calculs d’intensité des cadences. Entre deux rendez-vous, il arrive qu’aux toilettes Nadine soit en larmes, qu’elle ait envie de crier. En rentrant certains soirs, elle s’arrête au Franprix prendre des Curly et de l’Absolut, et jette ce qui reste dans l’évier le lendemain; ces heures d’abandon lui font horreur. Elle dort peu, se réveille inquiète au bout de trois heures. Sa nuque, tendue, lui fait mal.
On peut l’écrire, mais le ressent-on ? Cette rage qui la ronge, sa détresse exténuée, quand elle voit repartir sans rien, après des rendez-vous où elles l’engueulent en permanence, des familles qui n’ont déjà rien, n’obtiennent toujours rien. Des familles qu’autrefois elle aurait aidées ; qu’elle aiderait encore si on lui laissait du temps pour téléphoner, retéléphoner, se déplacer, jusqu’à dénouer l’inextricable et trouver une solution. Elle dit : « Pourquoi les assistantes sociales, aujourd’hui, quittent le service au bout de quatre mois et qu’on fait le travail de celles en arrêt-maladie ?! Parce qu’elles craquent ! Et on supprime encore des postes ?!» Elle l’a dit comme ça, cash, plein de fois, en réunion dans son service polyvalent de secteur. Elle a écrit des lettres aussi, aux directions. Maintenant plus personne ne lui parle. Elle passe pour une folle parmi les nouvelles arrivantes, qui n’ont connu le métier que managé de la sorte. Elle le voit bien, elle incarne la «chiante de service» parmi les stagiaires et les contractuelles, qui dépendent totalement de la direction – ou dans l’esprit de certaines secrétaires médico-sociales, qui ont subi CDD sur CDD avant d’aboutir dans ce bâtiment, et espèrent une promotion.
Combien de Nadine, l’existence accablée, corps et cœur, par l’impératif managérial qui fait du nombre d’actes effectués l’indicateur de la performance des services publics?
Nadine ne s’écrase pas, n’abandonne pas, et tente toujours comme elle peut d’éviter les expulsions. Hier assistante sociale modèle, très reconnue, elle ne se sent plus à sa place, tant ont été dévalorisées les tâches pour lesquelles elle avait la «vocation». Vingt ans durant, elle s’est engagée sans compter sa peine. Combien de Nadine croisons-nous chaque jour, sans le savoir, dans cette station de métro ou ce bus, ou à l’arrêt dans la file de voitures d’à côté, la tempe appuyée sur la vitre ? On ne les voit pas, jusqu’au jour où on est personnellement concerné ; tout comme sont invisibles les violences que Nadine subit au travail et les violences qu’elle fait subir, malgré elle, à ceux et celles qu’elle ne peut plus soutenir. Des Nadine par milliers, dans les centres des impôts, les hôpitaux, les crèches, les commissariats, les tribunaux, les services sociaux des communes ou les agences Pôle emploi. À la Protection judiciaire de la jeunesse, à l’Office national des forêts, dans les préfectures, les caisses d’allocations familiales, et ailleurs.
Combien de Nasser, de Valérie, dos démolis, mains gercées, toux? Lui, agent d’entretien sur les routes ; elle, agent de nettoyage d’une cité administrative. Leurs volumes de travail ont doublé parce qu’ils effectuent seuls des tâches qui étaient avant réalisées à plusieurs. Une fois les budgets publics comprimés, la «rationalisation» des services a obligé au non-remplacement des départs en retraite. Alors, ils sou lèvent tous les jours davantage de charges qu’autrefois. Et puisqu’il faut finir le travail dans les temps, les précautions comme avant, avec les produits chimiques par exemple, ce n’est plus possible, ça ralentit trop. Il a 49 ans, il en fait 60; elle a 56 ans, elle en fait presque quinze de plus (à en croire les images des corps qu’imposent les publici tés). Le soir désormais, ses doigts lui font mal, elle met des crèmes : ça ne suffit pas. Ce sont les tendons, dit le médecin, mais elle met des crèmes quand même. Sa journée cesse vers 21 heures. Valérie touche 1 300 euros par mois. En trente ans, son salaire a augmenté de 120 euros. Nasser est syndiqué. Valérie est fière d’avoir permis à ses deux filles d’entrer à la fac. Nasser et Valérie accomplissent le boulot sans fuir, durs avec eux-mêmes.
Bruno est facteur. L’hiver dernier, il s’est évanoui sur son lieu de travail. D’autres à La Poste se suicident ou font une crise cardiaque. Il avait été muté, cinq mois auparavant, à quarante minutes en voiture de son ancien centre de tri, fermé et regroupé avec un autre, en montagne. Quarante minutes aller, s’il fait beau ; plus d’une heure et quart sur des routes qui serpentent lorsqu’il neige; donc parfois deux heures et demie de trajet par jour. Ils venaient d’emménager, à peine meublés, dans une vallée que Bruno desservait quand son centre a fermé. Avec sa femme, c’était leur rêve : acheter ce chalet près duquel ils s’étaient rencontrés les pieds dans la boue, adolescents. En cinq mois il est devenu exténué, miné, paniqué par des frais de transport pas prévus, les crédits, les tournées rallongées, sa femme sans emploi saisonnier. Il ne s’en sortait plus, coincé de tous côtés, la vie en désordre, l’impression que tout fout le camp. Il a pris au col un jeune cadre qui lui parlait mal et a cassé une vitre, puis s’est effondré. Une procédure disciplinaire est ouverte contre lui. Il a pété les plombs (comme l’affirme la direction régionale)? Ou bien la nouvelle organisation du travail l’a fait exploser?
Combien sont-ils de Nasser, de Valérie, de Bruno, de Nadine, pas pareils exactement (car leurs espaces professionnels diffèrent), mais pas loin? Une masse. Multitude inaperçue qui s’étend. Quotidiennement confrontés à des violences qui éreintent leurs vies, dans le travail, mais qui colonisent aussi l’en-dehors, déglinguent ceux et celles qui les aiment – et parfois ceux que les services publics aidaient.
Des violences que n’envisagent jamais, ne connaissent pas et ne reconnaissent pas ceux qui détiennent le pouvoir d’établir officiellement ce qui est «violence».
D’où proviennent les« modernisations»?
Quelles difficultés, quelles peines engendrent-elles en cascade? Qui y gagne et qui perd? Qui les déclenche ? D’où sortent les différents groupes de «modernisateurs» qui, en vase clos, décident des programmes de réorganisation des fonctions publiques, ou qui les transportent et les traduisent localement dans les services? Dans quelles visions du monde et quelles routines sont-ils pris? Pris dans quels réseaux, qui définissent la hiérarchie des «choses à faire»? Pris dans quelles batailles pour évincer leurs rivaux?
Pour comprendre ce qui se passe dans les services publics, il faut les observer sous des perspectives diverses. Par les yeux de ces managers qui vont et viennent du public au privé et s’emploient à les reconfigurer. Par les yeux des agents dont le travail est intensifié, les mobilités sont forcées. Par les yeux, aussi, des usagers, restreints dans leurs usages des administrations ou des établissements publics – et dont les colères restent souvent hors champ : réservées à chez soi, aux proches qui n’y peuvent rien, réduites au silence public, rendues muettes faute de collectifs pour les porter.
Ces perspectives diverses ne doivent pas être restituées par des mono logues alternés. Elles sont à embrasser ensemble: c’est en les regardant couplées qu’on peut comprendre d’où elles viennent et la structure des relations qui les produit. Il faudrait, à parts égales et mélangées, raconter chaque épisode en suivant simultanément les managers, les agents et les usagers, pour lesquels les versions de ce qui advient sont contradictoires. Car toutes sont fondées, elles procèdent de positions qui s’affrontent. Ce livre, en certains cas, s’y attelle.
Pour comprendre ce qui se passe dans les services publics, il faut aussi revenir sur leurs utilités autrefois consacrées, et les passés qui définissent encore, plus ou moins, leurs missions et les dispositifs de travail actuels. Se remémorer l’histoire de certains droits conquis, de revendications abouties révèle ce qui, aujourd’hui, est en cours de destruction.
Les services publics n’existent qu’au gré des usages qu’en font des agents issus d’histoires sociales variables. C’est ainsi qu’historiquement, dans des services pourtant identiquement nommés, des groupes au travail produisent des actes exactement ou partiellement inverses. Les services publics ne fonctionnent qu’habités. Ce n’est donc qu’en examinant les collectifs qui les font vivre et s’y affrontent pour stabiliser des formes d’activité légitimes que l ‘on comprend vraiment ce qui s’y passe ; et que l’on saisit comment varient les services rendus, ou pas, aux différents « publics » avec lesquels des agents entrent en relation.
Ce langage managérial qui parle de « publics », nous l’entendons partout.
Au sous-sol d’une Bourse du travail, en réunion avec Droit au logement et des cadres de l’hébergement d’urgence, José s’est emporté en l’entendant. Sans hébergement des nuits durant, car les places sont insuffisantes, puisque les budgets publics sont si limités ; José, à la rue, ses affaires volées, des jours à traîner, insulté, chassé, avalant des bouteilles de Néocodion quand il peut, des jours sans rien pouvoir faire, en fureur ou abattu, que dalle à espérer. Il s’est levé, il a claqué la porte. Il est revenu dix minutes plus tard, il a gueulé : « Je suis ton public ? Ça veut dire rien ça, tu me laisses crever, je suis même pas une personne pour toi, je suis juste ton public ? Je suis du stock, c’est ça, un stock de merde, gros con, gros sale con, t’as un mec devant toi, pas un public. Alain, c’était ton public, tu l’as tué.» Puis il est parti. Une nuit froide, Alain, qui partageait son banc de métro, s’est engourdi dans une rue du Xe arrondissement de Paris, blotti sur son sac. C’était un dimanche matin, nous dormions, il est mort. Sa vie entière dans un sac serré sur son ventre. De 2012 à 2016, au moins 12 000 personnes ont péri dans la rue (selon un rapport de la Fondation Abbé-Pierre de 2018), mortes par la rue ; un mort toutes les trois heures… Parce que le service public d’hébergement d’urgence fonctionne trop peu.
Ce livre n’emploie pas les mots des managers. Il décortique la formation de ce langage et sa circulation; et comment ces mots empêchent de penser, limitent l’imaginable.
Ce livre n’arrêtera pas les «modernisateurs». Ceux-ci ne viennent plus de la noblesse d’État, réduite comme une peau de chagrin. Ils participent d’une noblesse managériale publique-privée, en expansion, assurée d’elle-même, et qui ne sait pas les violences qu’elle déclenche. Les logiques de carrière et les luttes internes de cette nouvelle noblesse la disposent à défaire les services publics. Ce livre montre comment elle a été produite, et comment elle se reproduit. Il expose combien les «nécessités» qu’elle brandit comme autant de fatalités « modernes» ne sont qu’expressions et alibis de ses intérêts particuliers ; expression des hiérarchies et des manières de faire qui la font s’agiter. Enfermée loin de nous. Au travail contre nous.
De ces « modernisations » décidées très loin, ailleurs, qui subit les effets ?
Dans l’Aisne, les communes quasi ruinées, où les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants et où les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. Dans l’Aisne, les bourgs où déjà il n’y a plus ni bureau de poste, ni classes de primaire, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, des accès Internet défaillants, et des magasins clos. Pas d’emplois. Dans chaque village, des maisons détériorées, des voitures cabossées, presque hors d’usage, ou seulement des mobylettes pour se déplacer. Les dégradations des routes, leurs usages difficiles ne sont jamais vus par celles et ceux qui ne vivent pas là. Alors qu’ils avivent l’enclavement des plus mal lotis, les solitudes remplies d’amertume. Et ces impuissances face à l’écroulement d’un monde qui ne tient plus, retournées en aigreurs envers quiconque paraît déranger davantage l’ordonnancement de l’univers d’avant. Celui où l’on avait encore l’impression d’avoir tout de même sa place. Les gens qui vivent là, atomisés, avec de moins en moins de relations entre eux, et dépourvus de la force sociale nécessaire pour se faire entendre, sont réduits au silence, si ce n’est au mépris public.
Ces enchaînements inaperçus conduisent aux scores élevés du Rassemblement national. Pour ne citer que quelques communes rurales pauvres de l’Aisne, entre lesquelles beaucoup de routes sont mal entretenues et où les services publics ont fermé, Marine Le Pen a obtenu 59 % des voix à Blérancourt, 61 % à Morsain, 62 % à Saint-Aubin, 63 % à Vézaponin, 68 % à Camelin, 69 % à Selens, au second tour de l’élection présidentielle, en 2017.
Les «modernisations» sont des massacres ? Mais pour qui ? Des nécessités ? Mais pour qui ? Et quels écheveaux de relations donnent force aux «modernisateurs» ? En quoi leurs forces sont-elles faites de nos faiblesses ?