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Colombie : Petro-Márquez, la bataille n’est pas encore gagnée malgré le triomphe électoral
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La victoire électorale du ticket présidentiel Gustavo Petro/Francia Márquez lors des récentes élections présidentielles colombiennes est une étape historique, sans doute inimaginable jusqu’à récemment… mais la bataille n’est pas encore gagnée.
***
Cela a été un grand triomphe pour les sans-culottes et les sans-papiers, pour ceux qui, après le résultat du premier tour, ont compris qu’une alliance au second tour des différents courants de la droite qui s’étaient initialement présentés séparément pouvait empêcher l’arrivée d’un gouvernement de gauche en Colombie, comme cela a été le cas en 2018.
L’effondrement de l’uribisme, expression ultime de la combinaison des intérêts de propriétaires terriens et de grands hommes d’affaires sans scrupules, de multinationales, des forces armées, de puissants groupes narco-paramilitaires et de groupes de médias, n’a pas garanti en soi la défaite de la droite.
Les mathématiques nous permettaient de prédire une nette victoire de la droite si elle parvenait à s’unir autour d’un candidat aussi singulier que Hernández qui, grâce à son discours simpliste et populiste et en évitant la confrontation des programmes, était également capable d’attirer le vote des secteurs populaires qui avaient des préjugés et qui avaient peur de Petro. Hernández, béni par Biden, malgré sa ressemblance avec Trump, est donc apparu comme le candidat anti-Petro idéal dans des élections aussi polarisées.
Comme cela s’est produit au Chili lors des élections de décembre dernier, les partis politiques traditionnels discrédités sont tombés et, dans la dernière ligne droite, des figures inattendues d’ultra-droite sont arrivées pour affronter les candidats de gauche, José Antonio Kast au Chili et Rodolfo Hernández en Colombie. Bien que présentant des profils très différents, tous deux avaient en commun certaines caractéristiques importantes : populistes dans la forme, néolibéraux dans l’économie, idéologiquement d’ultra-droite, comme c’est maintenant aussi le cas en Argentine avec Javier Milei, l’économiste et député avec lequel l’ultra-droite a réussi à entrer au parlement pour la première fois depuis la dernière dictature militaire.
Le grotesque magnat septuagénaire Rodolfo Hernández est aussi pathétique, aussi incroyable, que l’étaient d’autres milliardaires bien connus qui ont fait le saut dans le monde de la politique, comme Silvio Berlusconi ou Donald Trump. Pourtant, ce pathos n’a pas empêché Berlusconi et Trump d’arriver au pouvoir respectivement en Italie et aux États-Unis, ni Jair Bolsonaro au Brésil.
Le phénomène Hernández a été fabriqué en quelques mois et les différentes familles de la droite s’y sont accrochées après les résultats du premier tour dans une tentative désespérée de préserver l’ordre établi, l’ordre habituel.
Une mobilisation de ceux d’en bas qui a renversé les prévisions
Les sans-culottes ont compris le danger et se sont mobilisées depuis les coins les plus reculés de la Colombie. Il n’est pas exagéré de dire que beaucoup ont marché ou chevauché pendant des jours, car il y a suffisamment de témoignages et de vidéos à ce sujet ; ils et elles ont traversé des montagnes et des rivières pour atteindre des bureaux de vote éloignés afin de voter. Ils et elles ont compris ce qui était en jeu.
Le programme du Pacte Historique n’était pas tout, ni le charisme et l’expérience politique de Petro, ancien maire de la capitale, une ville de plus de sept millions d’habitant.e.s comme Bogota.
La présence à ses côtés d’une combattante sociale noire de longue date, Francia Márquez, si connue pour son long combat en faveur des minorités sociales, a été d’une importance capitale pour mobiliser les paysan.nes et les indigènes, ces militant.e.s écologistes qui risquent chaque jour leur vie en luttant contre la déforestation, contre les mines à ciel ouvert, en défendant la terre contre les abus des grands propriétaires terriens et de leurs groupes armés. Francia Márquez a également réussi à enthousiasmer et à mobiliser la communauté LGTBI et le mouvement féministe. Grâce à son courage incontestable et à son parcours, elle a su redonner espoir à des secteurs sociaux qui n’avaient pas encore été convaincus par le discours de Petro.
Le fantôme du génocide de l’Union Patriotique
Tout d’abord, il faudra arriver en vie le 7 août, jour fixé pour l’entrée en fonction de Gustavo Petro et Francia Márquez respectivement comme président et vice-présidente, et rester en vie ensuite.
Lors de la dernière étape de la campagne électorale, Petro a été contraint d’annuler plusieurs rassemblements publics dans des lieux contrôlés par les narcos et les paracos (les paramilitaires), alliés traditionnels de l’uribisme. Lors d’autres événements, il a dû parler derrière une vitre blindée. En Colombie, les menaces de mort ne sont pas à prendre à la légère. Engager un tueur à gages est très bon marché.
La Colombie détient le record mondial du nombre de candidats présidentiels abattus : en 1987 Jaime Pardo Leal et en 1990 Bernardo Jaramillo Osa, tous deux candidats présidentiels de l’Union Patriotique. La même année, en 1990, le candidat favori, Luis Carlos Galán, et Carlos Pizarro Leongómez, l’un des principaux dirigeants du M-19, le même groupe de guérilla auquel appartenait Gustavo Petro dans sa jeunesse, ont également été assassinés. En 1995, le candidat présidentiel Álvarez Gómez Hurtado du MSN (Movimiento de Salvación Nacional) fut également assassiné.
Pour les militant.e.s du Pacte Historique, le fantôme du massacre des membres de l’Union Patriotique (UP), à laquelle appartenaient Pardo Leal et Jaramillo Osa, est plus présent que jamais. Ce dernier a été tué par un tueur à gages de 16 ans sur ordre de Pablo Escobar. L’UP était une coalition créée en 1984 par les Forces Armées Révolutionnaires et l’Armée populaire (FARC-EP) suite aux accords de paix signés par ces groupes armés avec le gouvernement de Belisario Betancur.
La guérilla et le gouvernement signent alors un armistice. L’illusion que cela provoque dans une grande partie de la population conduit de nombreux secteurs favorables à la paix à rejoindre la coalition et, en 1986, celle-ci obtient de très bons résultats électoraux, entrant au Congrès des députés et au Sénat et obtenant 335 conseillers. Pardo Leal a obtenu 10 % des voix. Au moment où ces élections ont eu lieu, près de 300 militant.e.s de l’UP avaient déjà été assassiné.e.s. Il a réussi à rompre avec le système bipartisan pour la première fois dans le pays, ce qui a déclenché des signaux d’alarme en Colombie et aux États-Unis.
Après ces résultats électoraux, les meurtres ont encore augmenté, et les militants et sympathisants de l’Union Patriotique sont devenus les cibles des groupes narco-paramilitaires d’ultra-droite, en complicité avec les forces de sécurité et les forces politiques conservatrices. La tête de n’importe lequel de leurs membres valait une belle somme en dollars. Les assassinats de maires, de conseillers municipaux et les meurtres de dizaines de militant.e.s de l’UP ou de simples électeurs et électrices dans les villages ruraux se sont intensifiés après les élections municipales de 1988, lorsque l’UP est devenue la troisième force politique de Colombie.
Selon un rapport de 2022[1] de la Juridiction Spéciale pour la Paix, en plus des deux candidats présidentiels assassinés, 5 733 victimes de l’UP ont été dénombrées ; il y a eu 4 616 assassinats et le reste sont des disparitions forcées. L’État a fini par reconnaître, bien des années plus tard, que l’UP avait été victime d’un génocide. La grande majorité des crimes sont restés impunis.
Les FARC-EP rompirent la trêve et lancèrent une grande offensive contre les chefs des clans de narcotrafiquants et les paramilitaires responsables des milliers de crimes, et la guerre reprit dans toute son intensité. L’UP fut interdite mais retrouva son statut légal des années plus tard lorsque l’État dut reconnaître que son militantisme avait fait l’objet d’un génocide. Avec une composition différente de celle d’origine, l’Union Patriotique fait aujourd’hui partie de la coalition du Pacte Historique qui a donné la victoire électorale à la formule Petro-Márquez.
Garantir que le communisme ne sera pas imposé
La pression politique, économique et médiatique est si brutale que Petro a été contraint d’assurer publiquement et devant un notaire, oui, devant un notaire (!), qu’il n’a pas l’intention de supprimer le capitalisme, qu’il ne veut pas instaurer le communisme ou suivre le modèle cubain ou le modèle vénézuélien, ni exproprier massivement, ni supprimer la propriété privée.
« Nous n’adorons pas vraiment le capitalisme, mais nous devons d’abord surmonter la pré-modernité », répète Petro. Il est conscient que la coalition progressiste qu’il dirige avec Francia Márquez a obtenu 50,4 % des voix, un très bon résultat, mais que Hernández a obtenu 47,3 %. La Colombie est actuellement divisée en deux grands blocs et il ne sera pas facile pour lui de tisser des alliances et d’obtenir une majorité suffisante au Congrès pour pouvoir faire passer d’importantes réformes économiques, sociales et politiques. Petro a déjà subi la pression du pouvoir en place lorsqu’il était maire de Bogota (2012-2015) et que le conseil municipal l’a empêché de faire passer plusieurs de ses réformes les plus importantes.
Dans un pays qui compte 39% d’extrême pauvreté, premier producteur mondial de cocaïne et l’un des plus violents au monde, avec une multitude de groupes armés, narcos, paracos, factions dissidentes des FARC et avec l’ELN qui doit encore se démobiliser (elle a déjà tendu la main au nouveau gouvernement ), rien ne sera facile.
D’autant plus que la Colombie a été pendant des décennies une plateforme opérationnelle régionale essentielle pour les États-Unis dans une grande partie de l’Amérique latine et des Caraïbes. Ses puissantes forces armées ont été formées et armées par les États-Unis. La Colombie accueille huit grandes bases militaires américaines et est le seul pays de la région à avoir obtenu le statut d’observateur de l’OTAN.
Les commandants de l’armée et de la police détestent Petro et Márquez et tout ce qu’ils représentent ; ce sont des forces armées qui ont pratiqué pendant des décennies une guerre sale et brutale, incluant la corruption, la torture et les exécutions sommaires, ainsi que des pratiques telles que les faux positifs, le meurtre de plus de 6 000 jeunes paysan.nes et indigènes qui ont été tués uniquement pour les faire passer pour des guérilleros tués au combat et ainsi gonfler statistiquement les succès militaires de l’uribisme et obtenir des récompenses financières et des promotions pour cela. Il ne sera pas facile pour Petro et Márquez de renouveler la direction de l’armée et de la police et de changer radicalement leurs objectifs et leur façon d’agir, pas plus qu’il ne sera facile de nommer un nouveau ministre de la défense et de créer de nouveaux postes dans la police et l’armée pour promouvoir ce changement.
La sale guerre médiatique que Gustavo Petro et Francia Márquez ont dû subir ces derniers mois, avec des canulars insensés et des montages d’audios et de vidéos, a tellement contaminé la campagne qu’elle les a amenés à agir sur la défensive, en essayant de rassurer les deux parties, en essayant, comme Gabriel Boric l’a fait aussi au Chili, de se distancier des gouvernements du Venezuela, du Nicaragua et de Cuba.
Apaiser les marchés semble être l’un des objectifs à court terme de Gustavo Petro, comme c’est le cas pour Gabriel Boric. Mais comment apaiser les marchés et les puissants hommes d’affaires de l’agro-exportation et de l’industrie pétrolière et minière avec un programme gouvernemental qui propose de mettre fin à l’extractivisme, de décarboniser le pays, de changer radicalement la politique fiscale et la distribution des richesses et de mettre en place une université gratuite?
Petro ne propose pas d’ouvrir un processus constituant, comme l’ont fait Chávez, Correa ou Morales dans les années 2000, ni de nationaliser les hydrocarbures comme l’a fait Morales, ni d’exproprier des millions d’hectares improductifs, comme l’a fait Chávez, mais malgré cela, son programme est présenté par la droite nationale et internationale comme un danger pour la démocratie et le système.
Petro et Márquez hériteront d’une énorme dette publique, l’une des plus importantes de l’histoire de la Colombie, d’une inégalité sociale aiguë ; une urgence sociale qui nécessite des mesures rapides à court terme, mais aussi une réforme structurelle à moyen et long terme, une réforme du système, un changement de modèle qui apparaît comme une tâche titanesque.
Le Pacte Historique est une coalition aux nombreuses composantes qui devra se consolider pour pouvoir affronter une opposition divisée mais encore puissante, et qui devra maintenir et élargir sa base sociale, gagner la partie de l’électorat intoxiquée et pleine de préjugés qui craint le changement, qui craint le communisme, sur laquelle la droite, le pouvoir en place, continuera à essayer de s’appuyer pour empêcher Gustavo Petro et Francia Márquez de prendre effectivement le contrôle du pouvoir réel en Colombie.
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Roberto Montoya est journaliste et écrivain, auteur de « El Imperio Global« , « Ia Impunidad imperial » et « Drones : La muerte por control remoto« . Il est membre du conseil consultatif de Viento Sur.
Cet article a été initialement publié sur https://vientosur.info/petro-marquez-un-gran-triunfo-electoral-pero-aun-falta-controlar-el-poder/
Traduction par Contretemps.