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Chili : vers la Constitution du peuple ?
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Chili : vers la Constitution du peuple ? – CONTRETEMPS
La première étape vers une nouvelle Constitution au Chili est maintenant terminée. Le 16 mai, le projet de la nouvelle Carta Magna a été officiellement remis. Il consacre des changements majeurs pour la société chilienne, notamment en matière de droits sociaux, de parité dans la participation politique et de reconnaissance constitutionnelle des peuples indigènes.
En termes de droits sociaux, il intègre des revendications qui ont été la bannière de lutte des organisations populaires depuis le tout début de la contre-révolution néolibérale de la dictature. La nouvelle Constitution vise à reprendre ces aspirations et à garantir l’accès à la santé, au logement, à l’éducation, à des retraites décentes, à une éducation non sexiste et au droit à l’avortement, dans le cadre d’un « État social et démocratique » qui se reconnaît comme plurinational, interculturel et écologique.
Dans cet entretien, Karina Nohales, porte-parole de la Coordinadora Feminista 8M, revient sur ce processus et sur les défis proches qui attendent le peuple chilien.
***
Pablo Abufom – L’une des étapes les plus importantes de la Convention constitutionnelle a été l’approbation d’une série de droits sociaux pour lesquels les organisations populaires s’étaient battues pendant des décennies. Il s’agit notamment d’un ensemble de droits du travail qui étaient attendus depuis la fin de la dictature. Selon toi, quels sont les plus importants ?
Karina Nohales – Tout d’abord, il y a une dimension à souligner qui a trait aux analyses féministes du travail. Le féminisme est entré dans la Convention avec la force de gigantesques mobilisations et d’importants processus de réflexion programmatique, réussissant à façonner en termes constitutionnels une innovation en termes de reconnaissance du travail domestique et de soins, consacrant une compréhension de ce travail qui a été développée et soutenue principalement par ce que nous pourrions appeler le féminisme socialiste, établissant que le travail domestique et de soins est un travail socialement nécessaire, qu’il est indispensable pour la durabilité complète de la société et que, par conséquent, il doit être soutenu socialement par un système complet de soins de nature étatique.
Il s’agit d’une perspective qui les déprivatise, en se plaçant au-delà d’un féminisme plus libéral qui se concentre sur des politiques de coresponsabilité entre les sexes, certes nécessaires, mais qui reste dans cette conception du foyer comme espace privé. Aujourd’hui, nous avons progressé en installant, parallèlement à sa reconnaissance, une perspective de socialisation de ces emplois.
Ensuite, il y a les règles qui relèvent de la sphère du droit du travail individuel salarié. Dans ce domaine, on consacre des questions pertinentes qui reprennent les principes et les paramètres du droit international, en particulier ceux de l’OIT, et qui, dans la réalité locale, constituent un progrès par rapport à ce qui existait jusqu’à présent, puisque dans la Constitution de Pinochet, le travail apparaît dissocié de la sphère des droits, se limitant à consacrer la liberté du travail, c’est-à-dire la prétendue liberté du travailleur de choisir son lieu de travail et la liberté des entreprises de choisir librement leurs employés.
Enfin, l’une des questions les plus pertinentes concerne les droits collectifs du travail. La nouvelle Constitution reconnaît le droit à la liberté d’association dans ses trois dimensions : syndicalisation, négociation collective et grève, démantelant ainsi certaines enclaves constitutionnelles et juridiques stratégiques imposées par la dictature et la transition démocratique.
Tout d’abord, elle consacre le droit des travailleurs des secteurs public et privé de former des syndicats à tous les niveaux et le droit de ces organisations de fixer leurs propres objectifs. Deuxièmement, elle établit la compétence syndicale exclusive en matière de négociation collective, le développement de la négociation à tout niveau décidé par les travailleurs des secteurs public et privé, et fixe comme seule limite à la négociation les droits du travail inaliénables. Troisièmement, elle garantit le droit de grève aux travailleurs des secteurs public et privé, qu’ils aient ou non un syndicat, qui peuvent décider de l’étendue des intérêts qu’ils entendent défendre par la grève et du niveau auquel elle se déroule. Il est également établi que la loi ne peut pas interdire la grève.
Ces trois éléments, ainsi actés, représentent un tournant copernicien par rapport à la Constitution de 1980 – qui ne mentionne le mot « grève » qu’une seule fois : pour l’interdire aux travailleurs du secteur public – et aussi par rapport à la législation actuelle, qui ne permet la négociation collective qu’au niveau de l’entreprise, de sorte qu’elle ne peut être exercée conjointement par des travailleurs de deux ou plusieurs entreprises différentes, et qui ne reconnaît l’exercice de la grève que dans le cadre du processus « légal » de négociation collective.
Dans un pays où plus de 40 % de la main-d’œuvre formellement salariée travaille dans des petites et moyennes entreprises, dans un pays où un processus brutal de décentralisation productive a eu lieu, ce cadre juridique a réduit à l’impuissance l’outil de la négociation et de la grève, conduisant à une réalité plus proche des négociations pluripersonnelles que des négociations collectives. Et cela est renforcé par l’existence de ce que l’on appelle les « groupes de négociation » qui peuvent être constitués temporairement au sein des entreprises dans le seul but de négocier des conditions de travail communes, une pratique antisyndicale qui est légale au Chili et qui a un impact de division très néfaste.
Aujourd’hui, avec l’appropriation syndicale de la négociation collective, la nouvelle Constitution permettra de bannir cette pratique qui a permis aux entreprises de maintenir au sein d’une même unité de travail d’innombrables groupes de travailleurs soumis à des conditions de travail différenciées. Une autre excellente nouvelle est que non seulement les salariés de l’État ne seront plus interdits de grève, mais qu’ils bénéficieront de tous les droits collectifs.
Ce qui est surprenant, c’est que ces avancées ont été formalisées juridiquement par un organisme qui n’est pas lié directement au monde syndical. Cela doit nous amener à nous demander pourquoi cela a été possible.
Pablo Abufom – Effectivement, cette question est intéressante. Quelles autres normes constitutionnelles associées aux luttes des travailleurs syndiqués ou non syndiqués ont-elles été adoptées ?
Karina Nohales – Deux autres normes méritent d’être soulignées. D’une part, le droit des travailleurs à participer, par le biais de leurs organisations syndicales, aux décisions de l’entreprise est acté. La manière dont cette participation doit être mise en œuvre est laissée à la loi. Cela ouvrira sans aucun doute des débats intéressants dans un avenir proche.
D’autre part, inséparable de la question du travail, c’est le droit à la Sécurité sociale qui est affirmé. Il présente plusieurs caractéristiques remarquables. Premièrement, il est établi qu’il appartient à l’État de définir la politique de Sécurité sociale sur la base de principes tels que la solidarité, la répartition et l’universalité. Deuxièmement, elle rend obligatoire la création d’un système public de Sécurité sociale pour garantir la protection complète contre des risques divers. Troisièmement, elle établit que le système sera financé par les cotisations obligatoires des travailleurs et des employeurs et par les recettes générales de la nation, et que cet argent ne peut être utilisé à d’autres fins que le paiement des prestations du système. Enfin, les organisations syndicales pourront participer à la gestion du système public de Sécurité sociale.
Toutes ces caractéristiques représentent un changement absolu par rapport au système de capitalisation individuelle qui existe aujourd’hui, un système géré exclusivement par des entreprises privées (les Administrateurs de Fonds de Pension, AFP) et financé exclusivement par les cotisations des travailleurs (l’employeur ne contribue pas), et cet argent est investi dans des actions en bourse, générant des pertes irrécupérables (en 2008, suite à la crise des subprimes, près de 40 % de l’épargne retraite des travailleurs chiliens a été perdue) et qui, n’étant pas destiné à payer des pensions, offre un revenu misérable à la fin de la vie active.
Pablo Abufom – En ce qui concerne les effets qu’auront ces nouvelles règles constitutionnelles, je voudrais te demander, tout d’abord, quelles seront leurs implications pour la reconnaissance du travail domestique et de soins ?
Karina Nohales – Eh bien, dans toutes les problématiques où des droits sociaux tels que celui-ci sont entérinés, il y a une dimension législative, qui consiste à donner une base juridique à ce qui a été inscrit dans la Constitution. L’une des dispositions approuvées dans cette Constitution est également la possibilité de présentation de lois d’initiative populaire.
Je pense que l’une des premières tâches sera de rédiger une Loi d’initiative populaire qui dira en quoi consiste ce système de soins complets : comment fonctionne-t-il, comment est-il financé, quelles sont ses dimensions communautaires ? Et cela va mettre des secteurs très divers au sein du mouvement féministe face à la nécessité de construire une position, un débat et une proposition transversale et de mettre en marche l’imagination politique, car ce type de système, qu’on voit dans d’autres pays, n’a jamais existé au Chili.
C’est une dimension sur laquelle je suis optimiste car le mouvement féministe (ainsi nommé, au singulier, dans toute sa diversité) a été le seul secteur capable de construire et de présenter de manière unitaire à la Convention constitutionnelle des initiatives populaires de normes, contrairement à ce qui s’est passé dans les domaines de la santé, de l’éducation, du travail ou de la sécurité sociale, où il y a eu plus d’une initiative populaire de normes dans chaque domaine. Dans le cas des droits sexuels et reproductifs, du droit à une vie sans violence et de l’éducation non sexiste, nous avions des propositions de normes unifiées. En ce sens, l’expérience de la Convention a été très importante pour préfigurer cette dimension de la tâche politique à accomplir.
Et, d’autre part, je crois qu’il y a un travail pour faire connaître ce que signifie une perspective de socialisation de ces emplois, parce que ce sont vraiment des termes encore étrangers pour la population, pour beaucoup de femmes des secteurs qui ne sont pas nécessairement marginaux, mais aussi des secteurs intermédiaires où toute la notion du problème, de la double journée de travail et de tout cela dont on nous dit que c’est de l’amour au lieu du travail non rémunéré, est encore en marge de la coresponsabilité entre les genres. Par exemple, elle est encore formulée dans des revendications telles que la demande de crèches financées par les employeurs, ce qui implique également la monétarisation comme moyen de soutenir ce type de travail.
Je pense donc que cela ouvre un défi plus grand et à plus long terme qui implique des horizons politiques plus profonds. Je ne sais pas dans quelle mesure il sera possible de maintenir cette unité transversale des féminismes par rapport à cela, puisque historiquement nous avons des conceptions très différentes de ce problème. Elle ne devra pas nécessairement être résolue de manière définitive : il peut aussi y avoir des désaccords dans les débats féministes, un litige sur quelles lectures féministes de ces travaux deviendront plus hégémoniques.
Pablo Abufom – Dans le même ordre d’idées, il y a quelque chose d’inédit en ce moment dans un gouvernement qui se dit féministe : des cadres politiques issues du féminisme organisé sont entrées au gouvernement et y occupent des postes importants, à commencer par le Ministère de la femme et de l’égalité des genres. Comment envisages-tu le différend dont tu parles, si nous tenons compte du fait que l’une des parties dans ce débat est un secteur qui est au gouvernement ? Cela va-t-il signifier un débat plus difficile, une polarisation plus forte par rapport aux tendances plus institutionnalisées ? Ou peut-être la possibilité de réaliser ces transformations de manière plus rapide ?
Karina Nohales – En termes de facilité ou de difficulté, je dirais les deux, sans aucun doute. Plus facile car, effectivement, l’existence d’un système de prise en charge globale fait partie du programme du gouvernement actuel. Ces perspectives seront donc rendues possibles, ou du moins ne seront pas entravées, en termes d’institutions et de politiques publiques. Mais, en même temps, il n’est pas facile d’être un gouvernement, de gérer un budget en disposant de ressources limitées. Ce n’est pas la même chose que d’être à l’extérieur, lorsque l’enjeu se limite à seulement exiger des choses de l’État. Ce sera donc à la fois plus facile et plus difficile. Mais si nous ajoutons et soustrayons, les conditions de viabilité sont bien sûr réunies, ce que nous n’aurions pas avec un autre type de gouvernement.
Pablo Abufom – L’un des problèmes que tu as signalé est lié à la fragmentation de l’organisation des travailleurs, basée sur la fragmentation même de la production au Chili : une multiplicité de petites et moyennes entreprises commerciales ou de sociétés prestataires de services aux principaux secteurs productifs, principalement l’agriculture, la sylviculture et les mines. Cette situation est renforcée par la législation qui fragmente les groupes de négociation, les syndicats multiples dans une même entreprise, etc. Compte tenu de ce scénario, quelles seront les implications des normes relatives à la négociation collective de la nouvelle Constitution ? Quels défis ce changement posera-t-il au mouvement syndical ?
Karina Nohales – Eh bien, au Chili, il n’y a jamais eu de syndicalisme fort, bien qu’il y ait ce mythe selon lequel avant le coup d’État de 1973, il y avait un syndicalisme très glorieux. Bien sûr, il est vrai que les 17 années de dictature ont brutalement écrasé le mouvement ouvrier, ce qui a entraîné un recul historique irréversible dans bien des domaines. Mais cela ne confère pas au passé l’ampleur qu’on lui attribue parfois. C’est pourquoi il est si important de penser ces processus non pas comme un retour au passé – ce qui est parfois le désir d’une certaine gauche : le retour à ce passé vertueux qui nous a été violemment enlevé. Il faut toujours construire une alternative pour le futur, beaucoup plus puissante que dans le passé… à partir de cette mémoire que nous revendiquons.
Je crois que les féminismes ont été particulièrement convaincants en disant : « il ne s’agit pas de revenir à notre ancien système ». Et c’est normal, car nous nous demandons aussi où nous en étions lors de ces processus passés. En particulier, le monde syndical a toujours eu une structure faible parce qu’il était étroitement lié au système de production au Chili, et il n’y a jamais eu – même si ce n’était pas interdit par la loi – de négociation ou de syndicalisation par branche de production, comme l’a fait la dictature par la suite. Il y avait des exemples, mais ils étaient clairement l’exception à la structure qui existe encore aujourd’hui, qui a été celle de l’union de base, de la fédération, de la confédération, de la centrale. Une chaîne organique absolument pyramidale qui reproduit fortement les impulsions bureaucratiques, qui sont toujours présentes et ont tendance à se reproduire. Et cela a toujours été le cas.
Le taux de syndicalisation n’a jamais été très élevé au Chili. Il y a eu un moment assez exceptionnel lorsque la loi sur la syndicalisation des paysans a été adoptée en 1967. Il y a eu un saut parce que la paysannerie pouvait se syndiquer, et puis cela a atteint son point culminant en 1972 pendant l’Unité populaire, lorsque nous étions en réalité face à une conjoncture absolument extraordinaire.
La nouvelle Constitution permet donc des formes et des niveaux de négociation sans précédent, et non un retour au passé. Et cela tombe maintenant sur une terre plutôt aride, stérile, qui est celle du syndicalisme de la transition démocratique, qui a été caractérisé par deux grands courants : l’un, prédominant, est celui des instruments syndicaux ad hoc des partis de la transition – la principale centrale syndicale, la Central Unitaria de Trabajadores y Trabajadoras, est l’expression de ce syndicalisme de grande soumission aux politiques administratives du néolibéralisme, qui a toujours été dirigé par les partis d’il y a trente ans. De l’autre côté, nous pourrions dire qu’il y a les bastions de la réaffirmation d’un syndicalisme de combat, de la tradition ouvrière, de la lutte des classes. Ces secteurs n’ont pas cherché (ou même s’ils avaient cherché à le faire, ils n’y sont pas parvenus) à se constituer comme un courant de travailleurs dans le sens de ne pas être un courant « auto-affirmé » d’une tendance politique ou idéologique particulière. À côté de cela, il y a eu des secteurs qui ont eu une politique de lutte, dans le sens où ils ont mené de grandes grèves et sont allés au-delà de l’illégalité dictatoriale, mettant en échec des secteurs importants du patronat du pays, mais qui n’ont pas nécessairement une formation politique, une politique syndicale, qui les unifie dans un projet général. Je pense, par exemple, au syndicat réunissant la majorité des travailleurs dans les ports, Union Portuaria.
Pablo Abufom – Dans le contexte proposé par la nouvelle Constitution, quel sera le défi pour le syndicalisme ?
Karina Nohales – Je ne sais pas si c’est un défi pour le syndicalisme, je ne suis pas sûre. Je pense que c’est un défi pour la classe ouvrière. Premièrement, parce que nous sommes confrontés à un syndicalisme qui ne sait pas comment faire ce que nous devons faire, dans le sens où il ne l’a jamais fait : ce ne fut jamais la préoccupation des structures syndicales au Chili, ni aujourd’hui ni il y a 80 ans. Et en même temps, nous sommes confrontés à une classe ouvrière qui a une expérience très peu connue du syndicalisme. Il me semble que l’un des défis sera d’être capable de générer une politique d’unité parmi les travailleurs pour assumer cette tâche politique que personne ne peut faire en leur nom, qui est de générer leur unité pour former des organisations fortes prêtes à lutter et à affronter les employeurs.
Il n’est pas clair si cela sera réalisé à partir d’une position d’indépendance de classe ou non, et je ne fais pas référence à une idéologie du type syndicalisme rouge, mais à une indépendance de classe, sans compromis avec le grand capital. Cela dépendra du secteur qui prendra l’initiative, mais sans aucun doute, il me semble qu’à l’heure actuelle, ceux qui sont les mieux placés pour prendre cette initiative sont les secteurs politiques qui ont une insertion importante dans le monde syndical. Malheureusement, cette plus grande insertion est détenue dans de nombreux domaines clés par des secteurs de partis non indépendants. Je ne sais pas si ces leaders seront ceux qui assumeront cette tâche en premier lieu, mais ceux qui ont été construits organiquement dans les rangs syndicaux ont un avantage. Je pense que si cette tâche politique consistant à construire de grandes organisations syndicales, de grandes négociations collectives et des grèves puissantes est couronnée de succès, nous assisterons également à la fin fratricide de nombreux dirigeants syndicaux. Il y a beaucoup de fiefs dans ce monde… des petits, mais des fiefs quand même.
Pablo Abufom – L’une des surprises du résultat de l’élection de la Convention constitutionnelle [les 15 et 16 mai 2021] a été qu’une seule dirigeante syndicale y a été élue – Aurora Delgado, travailleuse de la santé et porte-parole de la Coordinadora de Trabajadores y Trabajadores NO+AFP de la ville de Valdivia. Aucun autre dirigeant syndical, alors qu’il y avait des candidats ayant une longue carrière et des postes de premier plan (comme Bárbara Figueroa, qui venait à l’époque de quitter la présidence de la CUT, et Luis Mesina, qui a été le leader de la coordination NO+AFP pendant de nombreuses années).
C’était une conjoncture très explosive, qui aurait pu catapulter ces dirigeants à une place importante sur le plan politique. Pourquoi penses-tu qu’il n’était pas logique que ces dirigeants assument des tâches politiques à la Convention ?
Karina Nohales – Il s’agit d’une question inévitable, très nécessaire : comment se fait-il que dans une élection où il y a tant de secteurs populaires qui vont voter pour la « révolte », lorsque la constituante est élue, le syndicalisme dans toutes ses versions, que ce soit le syndicalisme de la transition, le syndicalisme combatif, tous les secteurs du syndicalisme apparaissent comme quelque chose d’étranger et personne n’est élu, à l’exception d’Aurora Delgado, une dirigeante de la santé publique ?
Qu’est-ce que cela nous dit ? Beaucoup de choses. Nous avons déclaré que la révolte était aussi un bilan de ce qu’ont été ces 30 années, et je crois que le syndicalisme – ou un secteur très important et hégémonique du syndicalisme – n’échappe pas au crible de ce bilan. Les directions traditionnelles, aux mains des démocrates-chrétiens, du parti socialiste et du parti communiste, apparaissent également aux yeux de la population comme étant identifiées aux partis de l’ordre, ceux qui ont été remis en cause par la révolte. C’est un moment de ce bilan.
Un autre aspect de ce bilan est lié au fait que le syndicalisme apparaît comme une expérience extérieure pour de très larges secteurs de la classe ouvrière. Cela est dû à tout ce qui a déjà été dit sur la structure du travail dans le pays, les niveaux d’informalité du travail, la structure juridique qui permet ou empêche certains de se syndiquer, mais aussi à ce qui a été une politique syndicale très impuissante du syndicalisme lui-même, même dans les secteurs qui sont plus disposés à se battre.
Aujourd’hui, il n’existe pas d’outils syndicaux permettant de rassembler les travailleurs informels, les travailleurs migrants, les travailleurs non rémunérés, voire les secteurs sans emploi. En bref, nous n’avons pas un courant syndical qui a délibérément entrepris de générer une politique d’unité de la classe ouvrière autour du problème du travail, qui n’est pas un problème singulier, c’est un problème qui doit être global de toutes ces réalités.
Malgré cette terrible absence de politique syndicale pour la réalité effective de cette classe ouvrière, il existe de nombreux secteurs syndicaux qui peuvent être militants ou pousser des positions de gauche au sein du syndicalisme, et qui considèrent que la lutte de la classe ouvrière appartient au syndicat, avec une classe ouvrière définie traditionnellement comme masculine, formellement salariée, et organisée en syndicats. Mais quel pourcentage de la classe ouvrière est aujourd’hui masculine, formellement salariée et syndiquée ? C’est la minorité.
Cependant, il y a ceux qui prétendent que cette appartenance organique de la classe ouvrière est détenue par ces secteurs et ce malgré un contexte politique dans lequel ont émergé les mouvements sociaux beaucoup plus puissants que les syndicats. Ces mouvements ont organisé des mobilisations massives, qui ont également été le prélude à des révoltes et à des bouleversements sociaux, avançant des revendications que le syndicalisme aurait pu porter il y a 100 ans mais dont il ne se préoccupe plus. Et le monde syndical ne semble pas non plus intéressé à s’emparer de la direction pour défendre ces revendications dans une perspective unitaire.
En effet, la dislocation entre ce qui apparaissait classiquement comme étant porté par le syndicalisme au sein d’un programme général de la classe ouvrière est telle que l’une des revendications les plus pertinentes du monde syndical de ces décennies, la fin du Plan de Travail de José Piñera (frère de l’ancien président) et de Pinochet, a été obtenue sans présence syndicale au sein de la Convention. Elle a été obtenue par un organe dans lequel le peuple travailleur s’est auto-représenté. Un organe qui sans être un représentant direct du monde syndical a fait sienne cette revendication centrale. Là, c’est la classe ouvrière qui a agi, même si elle ne l’a pas fait sous ses formes syndicales. C’est la classe ouvrière qui a réussi à réaliser cette revendication. C’est une bonne nouvelle.
Pablo Abufom – Pour conclure, je pense qu’il est important de souligner que dans le nouveau catalogue de droits de la Constitution, nous trouvons des droits sociaux pour lesquels on s’est battu depuis longtemps, avec de grandes organisations, des mobilisations, et une histoire qui remonte à des décennies.
L’exception à cette règle est la reconnaissance du travail domestique et de soins non rémunérés, une demande qui a pris de nombreuses formes dans notre histoire, mais qui est relativement nouvelle dans la forme dans laquelle elle a été approuvée [il existe une proposition pour un système public de soins]. Il s’agit d’un droit qui réussit à faire un grand saut et à entrer directement dans le projet de la nouvelle Constitution.
Que penses-tu de cette situation ? La nouvelle Constitution peut-elle être considérée comme une « mise à jour » par rapport à la composition de la classe ouvrière chilienne que tu as mentionnée ?
Karina Nohales – Oui, en partie. En d’autres termes, il est impossible qu’un organe composé de 154 personnes puisse l’exprimer pleinement. Mais il y a deux secteurs qui sont entrés massivement dans la Convention par le vote populaire : les secteurs qui se sont organisés autour des luttes féministes, et les secteurs qui se sont organisés autour de la lutte socio-environnementale. En particulier, les secteurs qui ont soutenu les revendications et les mobilisations féministes au cours des dernières décennies se sont dotés d’un programme et d’instances antérieures très transversales et nationales de discussion et de délibération politiques, et ont coordonné d’énormes journées de mobilisation. La « Rencontre plurinationale de celles et ceux qui luttent » a rendu ce programme possible, et c’est un atout indéniable qui était très palpable au sein de la Convention.
Mais au Chili, aujourd’hui, le féminisme est aussi devenu un sens commun et, surtout, il a une sorte de position d’autorité, même aux yeux de ceux qui ne sont pas radicalement opposés au féminisme, mais qui n’ont pas de sympathie pour lui ou qui trouvent « excessives » une série de questions soulevées par le féminisme. Il s’agit de secteurs qui n’osent pas être exposés, aux yeux de l’ensemble de la population, comme des opposants aux revendications féministes. Le fait que le féminisme ait une autorité dans le sens commun des masses a été très important pour l’avancement sans précédent de sujets dans l’ordre institutionnel au niveau local et international. Nous savons qu’il s’agit du premier processus constituant paritaire au monde, mais il a également réussi à établir une démocratie paritaire sans plafond : tous les organes de l’État, qu’ils soient ou non élus, doivent être composés d’au moins 50 % de femmes. Pas 50 % et 50 % : il peut s’agir de 80 % ou 100 % de femmes.
Une autre question a été le droit à l’avortement, une chose que nous ne pouvions pas obtenir du pouvoir constitué. Très récemment, en septembre de l’année dernière, le Congrès national a rejeté la dépénalisation de l’avortement. Aujourd’hui, l’interruption volontaire de grossesse, quel qu’en soit le motif, a été garantie par la Convention comme un droit fondamental. Là, nous avons eu les votes de personnes qui ne l’auraient jamais approuvé dans le cadre du débat parlementaire, des secteurs politiques qui n’ont même pas approuvé la dépénalisation.
La force avec laquelle le féminisme a fait irruption dans la Convention est donc assez impressionnante, et il a repris une série de revendications féministes historiques, dont celle du travail domestique et des soins. Je suis d’accord avec toi qu’il n’y a pas eu au Chili une vague de mobilisation féministe qui aurait fait de cette demande de socialisation des emplois du soin le plus central des éléments, mais nous pouvons aussi convenir que ce n’est pas une revendication nouvelle dans le monde. Dans la révolution russe, un programme de socialisation du travail avait déjà été expérimenté, il faisait partie de cette perspective programmatique, et il a eu une centralité très importante dans ce qu’on appelle la deuxième vague féministe, et aussi au moment actuel de l’irruption féministe internationale. Au Chili, cette revendication est également arrivée en partie comme une contagion et heureusement, elle a pu tomber entre les mains de secteurs féministes organisés, qui ont pris la décision délibérée d’adopter ces perspectives, que nous pouvons considérer comme étant les plus avancées en termes de programmes de l’expérience internationale, et de les promouvoir ici aussi.
Mais, oui, la possibilité de garantir quelque chose qui n’était peut-être pas au cœur des revendications des mobilisations féministes, et qui constitue une perspective très avancée dans la lutte féministe internationale de plus d’un siècle, montre non seulement que le féminisme est capable de prendre en charge son agenda historique, mais aussi qu’il a réussi à pousser sans contrepoids sérieux au sein de la Convention constitutionnelle la charrette d’une série de revendications dont on nous disait traditionnellement qu’elles ne sont pas « proprement féministes » et que ce sont des revendications de la classe ouvrière « en général ».
Il y a toujours ces secteurs qui insistent pour situer le féminisme à un endroit particulier, mais le pari féministe des secteurs organisés qui ont pu promouvoir et d’une certaine manière diriger le processus féministe ces dernières années dans notre pays ont aussi délibérément considéré cela, ce que nous appelons une orientation de « transversalité du féminisme dans le mouvement social », et qui conçoit sa propre activité comme une forme d’action politique de la classe ouvrière. Ainsi, par exemple, le droit au logement est inscrit dans la nouvelle Constitution en tant que revendication historique du mouvement des sans-abri, mais en même temps, le droit au logement inclut également l’existence de refuges pour les personnes qui subissent des violences de genre.
Je voudrais dire que cette transversalité n’implique pas seulement de prendre en charge des revendications qui existent depuis longtemps dans les secteurs populaires, mais aussi de les imprégner et de repenser chacune de ces revendications dans sa dimension, son impact et sa portée en termes de sexe et de genre, parce que pour toutes ces politiques – et cela sera consigné dans le langage de la nouvelle Constitution – nous allons parler de femmes, de dissidence et de diversité de sexe et de genre, inscrivant ce processus, l’un des processus féministes les plus avancés de ces dernières décennies, dans une perspective féministe délibérément trans-inclusive. C’est une partie inéluctable de sa puissance.
*
Karina Nohales, féministe, avocate et porte-parole de la Coordinadora Feminista 8M, fait partie de l’équipe d’Alondra Carrillo, élue à l’Assemblée Constituante du Chili.
Pablo Abufom Silva, traducteur et journaliste, militant de Solidaridad, rédacteur de Posiciones, Revista de Debate Estratégico et membre du collectif éditorial de la revue Jacobin América Latina, est membre fondateur du Centro Social y Librería Proyección qui vise à construire un espace de rencontre, de discussion et de renforcement de la vie culturelle et politique à Santiago.
Cet entretien a été publié le 31 mai 2022 par Jacobin América Latina et traduit de l’espagnol dans Inprecor n°697/698 de mai-juillet 2022.