[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Harribey: La productivité est-elle synonyme de productivisme?

économie

Lien publiée le 8 août 2022

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La productivité est-elle synonyme de productivisme? | L’économie par terre ou sur terre ? | Jean-Marie Harribey | Les blogs d'Alternatives Économiques (alternatives-economiques.fr)

Comme l’été est trop chaud pour travailler, demandons-nous si le concept de productivité du travail et celui de son accroissement sont synonymes de productivisme. La proximité des deux mots – productivité et productivisme – pourrait le laisser penser. C’est la thèse que soutient la socio-économiste Laetitia Vitaud dans son essai En finir avec la productivité, Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot & Rivages, 2022). L’ouvrage est original parce qu’il tente de relier la critique de la productivité du travail à une critique du patriarcat. Pour l’auteure, la promotion de la productivité du travail va de pair avec la déshumanisation du travail, notamment celle du travail gratuit, le plus souvent accompli par les femmes, ainsi qu’avec l’exploitation à outrance des ressources naturelles. Comme le dit le titre de la quatrième de couverture, la productivité est « une notion patriarcale et écocide qu’il est urgent de déconstruire », c’est-à-dire qu’il s’agit « de remettre en question le primat de la productivité dans l’économie et la valorisation du travail ».

L’écoféminisme contre la productivité

L’ouvrage est construit en cinq parties. La première propose une histoire du concept de productivité. Les deux suivantes examinent les méfaits de la productivité sur la condition féminine et sur les services. La quatrième partie se penche sur les conséquences de l’application de la productivité sur les individus. Et la dernière se demande quel avenir aura la productivité. Sur chaque point, l’auteure cite nombre d’exemples, aujourd’hui bien documentés, dans lesquels la recherche d’une productivité, soi-disant porteuse de progrès, se révèle désastreuse pour les individus, pour la collectivité et pour l’écologie. Elle va même plus loin qu’une simple énumération de ces désastres, puisqu’elle voit dans l’esclavage « les racines historiques du productivisme » (p. 67). De plus, comme le travail des femmes – tant celui qui est gratuit que celui qui est rémunéré – est dénié, on peut en déduire qu’« elles sont spoliées dans le partage des gains de productivité » (p. 54), la période des « Trente Glorieuses » ne faisant pas exception.

Dans l’industrie, l’imaginaire alliant productivité, force physique et virilité s’est « retourné contre les femmes après la guerre » (p. 49). On peut comprendre alors, dit l’auteure, que l’affectation des tâches productives dans l’industrie ne soit pas la même pour les hommes et les femmes. Aux premiers la fabrication des jantes de voitures – « plus vitale » –, aux secondes celle des housses de siège – « plus cosmétique – : « Ainsi on pouvait bien se payer le luxe de défendre le principe "à travail égal, salaire égal" puisque le travail n’était pas égal… » (p. 56). Il s’ensuit donc « la discutable équivalence productivité = progrès » (p. 57).

Le point central de cet ouvrage porte sur « la catastrophique application du paradigme productiviste dans les services » (p. 87). Cette formule, qui est le titre de la troisième partie, exprime bien la synonymie que soutient Laetitia Vitaud entre productivité et productivisme. On reconnaît que le sujet mérite d’être exploré, à double titre puisque les services sont devenus très majoritaires dans toutes les économies et qu’ils sont rendus très majoritairement par les femmes. Puisque seul le travail rémunéré est considéré comme productif, « la quantité variable de travail non rémunéré qui l’entoure et le soutient est inconnue, non mesurée » (p. 90). À juste titre, l’auteure montre que « les services conditionnent la productivité » car « le travail productif serait impossible sans un certain nombre de services » (p. 102).

Il ne faut pas s’étonner, remarque l’auteure, que l’on « échoue encore et encore à freiner la pollution liée à la production » (p. 77). « L’une des raisons, c’est le pouvoir politique entre les mains des pollueurs. Mais une autre raison est le poids prépondérant des indicateurs comme le PIB et la productivité, qui nous font regarder le monde avec de mauvaises lunettes » (p. 77).

La productivité sans le capitalisme ?

Mais les lunettes qu’a chaussées Laetitia Vitaud sont-elles les bonnes pour bien voir le monde ? C’est la première et sans doute la plus importante remarque que l’on peut faire à l’auteure : on ne sait pas quel monde elle ausculte. Comment peut-on comprendre la productivité sans la mettre en relation avec le système économique et social dans lequel elle est recherchée ? Jamais dans cet ouvrage il n’est question du capitalisme. En 222 pages, le mot n’apparaît jamais sous la plume de l’auteure, sauf trois fois à l’occasion de trois citations référencées[1]. On ne peut pas se satisfaire d’une définition du système économique aussi vague et inconsistante que « notre économie moderne » (p. 13). Voir dans la productivité la conséquence de l’esclavage, puis analyser « l’ère industrielle qui a fait de la productivité un pilier de notre système global de pensée » (p. 13) permettent-ils de saisir les transformations profondes des modes de production à travers les siècles, en allant de l’esclavage, au servage et au capitalisme ? Des modes de production, non pas seulement en termes techniques, mais surtout en termes de rapports sociaux. L’auteure a beau nous rappeler ce que furent les principes du taylorisme, elle ne nous dit jamais que l’objectif de rationalisation du travail était simultanément une quête de profit, au détriment de tout autre considération, et une captation du pouvoir par la classe capitaliste, au détriment du savoir-faire ouvrier.

Le profit, encore un absent ; l’accumulation du capital, disparue des écrans ; et la reproduction de la force de travail travestie en son contraire[2]. Il s’ensuit la reprise à son compte par l’auteure des sempiternelles et naïves critiques des indicateurs PIB et productivité, avant de déplorer l’inégalité des revenus. Mais comment pourrait-on mesurer la répartition du revenu sans le PIB dont il est l’exact équivalent ? Surtout, l’auteure considère elle aussi ces indicateurs comme les phares de l’économie, alors que ce qui détermine la dynamique capitaliste, c’est avant tout le taux de profit. Mais le silence sur le profit et sur l’accumulation oblige à disserter sur le PIB, un peu à la manière de l’individu qui cherche ses clés sous le réverbère. La loi du profit est remplacée par l’auteure par le « règne de la productivité » (p. 212), sans nous dire qu’il s’agit de la productivité pour répondre à l’exigence de l’accumulation du capital[3]. Autrement dit, ce n’est pas la dynamique du système qui est interrogée, c’est un objet de pensée. D’un point  de vue méthodologique, on entre alors dans une impasse : c’est le concept de productivité qui serait la cause la dégradation de la qualité dans les services (p. 116).

Mesurer quelle valeur ?

Pourtant, il y a matière à dire sur la mesure de l’activité de travail. Laetitia Vitaud insiste beaucoup sur la difficulté de mesurer la productivité du travail dans les services qui est « fumeuse ou destructrice » (p. 114), rendant obsolète cet indicateur. Là encore, l’auteure rejoint la plupart des commentateurs critiques des indicateurs qui s’indignent que ceux-ci ne mesurent pas comme il le faudrait la qualité des services rendus aux usagers : le soin aux malades, l’enseignement aux élèves et étudiants. Mais quelle est la véritable nature de ce problème et comment Laetitia Vitaud le pose-t-elle ?

« Il existe au moins deux raisons pour lesquelles un concept qui peut s’appliquer de manière pertinente aux produits agricoles ou industriels standardisés et à qualité constante ne "colle" pas aux services de proximité. Premièrement le service rendu n’est pas assimilable à un nombre d’actes (exception faite de la médecine ou de l’enseignement : nombre de cours, nombre de consultations médicales) et sa productivité physique reste difficile à évaluer. Deuxièmement, la productivité dans les services ne se mesure que par les prix (prix du marché ou prix décidés par l’État pour ce qui concerne les services publics), ce qui ne dit pas grand-chose sur la valeur du service en question, de sa qualité, de la confiance qui l’entoure et de la satisfaction de la personne qui a recours : le fait de laver une personne n’a pas grande "valeur" économique dans le mesure où ceci ne requiert pas une formation longue, pour autant, pour la personne lavée, cela apporte un bienfait immédiat et important. » (p. 114-115, souligné par moi).

Là réside l’incompréhension de l’économie politique par presque toute la communauté académique économique ou sociologique, dans son fondement même, lequel remonte à Aristote : la distinction radicale entre valeur d’usage et valeur d’échange. Un concept fait pour mesurer la seconde ne peut rien pour la première, mais le regretter revient à s’exclamer : ah ! que ce serait bon que l’incommensurabilité entre valeur d’usage et valeur  économique disparaisse une fois pour toutes ! Mais c’est impossible… Le contresens répandu par tous les « reconstructeurs d’indicateurs » consiste à vouloir « bien mesurer » la qualité d’un service en s’étonnant ou s’insurgeant que la productivité n’y parvienne pas[4]. Le pire, si j’ose dire, est qu’ils ne voient pas que, même pour les produits industriels et agricoles (cités plus haut par Laetitia Vitaud), la productivité du travail qui y est effectué ne dit rien de leur qualité : la productivité dans le secteur automobile dit-elle quelque chose de la qualité du transport dans les embouteillages ? La productivité dans le secteur agricole dit-elle quelque chose de la qualité des aliments ? Au passage, signalons que, au niveau de l’ensemble de l’économie, la productivité se mesure en rapportant non des quantités physiques, mais des valeurs monétaires (donc des prix) à la quantité de travail.

C’est donc tout l’échafaudage théorique de cette critique de la productivité qui est fragilisé ou qui s’effondre. En effet, tantôt c’est l’objet même qui n’est pas défini (la productivité de valeur ou de qualité, productivité en termes d’usage ou d’échange ?) ; tantôt on passe sans précaution du niveau de la productivité à sa variation (il est faux de dire que, dans les dernières décennies, « la productivité a continué d’augmenter sous l’effet des nouvelles technologies (à un rythme plus ou moins soutenu, cela n’a pas été linéaire) » (p. 59), alors que les gains de productivité n’ont cessé de baisser partout dans le monde). Le fait que le travail gratuit ne soit pas inclus dans le calcul du PIB et donc celui de la productivité n’est pas un « tragique oubli » (p. 90) de la part de la productivité, ce n’est que la conséquence que, dans le capitalisme (c’est celui-là le tragique oubli de Laetitia Vitaud), le travail productif est celui qui valorise le capital. La productivité n’oublie rien car elle ne pense pas. Autant Laetitia Vitaud a raison de s’opposer à « une lecture essentialiste de l’économie » (p. 32-33) et à une « vision essentialiste d’une féminité qui serait davantage du côté de la "Nature" » (p. 84), autant elle a tort de verser dans une réification de la productivité, qui passe de vulgaire concept à un quasi-être vivant et pensant.

Rendons justice à Laetitia Vitaud sur un point particulièrement important. Même si elle commence par expliquer que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles sont considérées comme moins productives (p. 9), elle retourne à juste titre, et cela à plusieurs reprises (p. 122, 136, 147, 201), le raisonnement : c’est parce qu’elles sont moins bien payées qu’elle sont considérées comme moins productives, dès lors qu’on regarde la productivité à travers le prisme du salaire parce qu’on ne sait pas faire autrement. La logique de ce raisonnement remis sur ses pieds voudrait qu’on s’interroge ensuite sur le concept de valeur au sens économique, et cela d’autant plus que la place des services publics non marchands est interrogée par deux collègues qu’elle cite : « D’un point de vue social et collectif, il semble particulièrement inadapté de disqualifier "comme non productifs" les emplois de services aux personnes et les emplois de soins de santé et d’éducation » (p. 208)[5]. Or, c’est un point faible de l’ouvrage de Laetitia Vitaud. Les expressions comme la « valeur des services » (p. 88, 115, 127), la « véritable valeur des actes » (p. 116), la « valeur du travail » (p. 119), « une mesure de la productivité plus fidèle à la réalité de la "valeur" pour la société » (p. 202) sont fréquentes, mais elles mélangent deux ordres théoriques disjoints et incommensurables entre eux : celui de l’éthique où s’expriment les jugements de valeurs, et celui des rapports socio-économiques dans lequel s’objective ladite valeur économique. Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, les valeurs que défend l’auteure sont tout à fait justifiées, mais elle a le tort, à mon sens, de les croire solubles dans un registre quantifiable en monnaie[6].

Questions de méthode

Finalement, c’est-à une réflexion méthodologique et épistémologique que pourrait conduire la problématique esquissée dans cet ouvrage. D’abord en revenant aux auteurs par lesquels commence Laetitia Vitaud. Pauvre Adam Smith ! Pauvre Karl Marx ! Le premier n’a rien compris au travail de sa maman, avec qui il a toujours habité, et qui le bichonne, le nourrit, et sans doute lave son linge sale[7]. Un travail dans l’ombre du grand Smith qui ignore donc la productivité de sa nourrice, alors qu’il fait « débuter » (p. 16) la productivité dans les manufactures[8]. Aussi, le déni de travail gratuit est, selon Laetitia Vitaud, retombé sur sa mère. Il ne manquerait plus, pour ce pauvre « vieux garçon » (p. 19, en citant Katrine Marçal), qu’une allusion à sa supposée abstinence sexuelle, ne lui connaissant aucun(e) partenaire, si ce n’est sa cohabitante maternelle. Cependant, comme le dit Naïma Hamrouni, « Dans la théorie de l’économie politique de Smith, productivité et utilité, productivité et estime sont tout à fait déliés : la détermination d’un travail comme productif n’entraîne ni sa reconnaissance ni son appréciation, et vice versa. […] L’association indue de l’improductivité et de l’inutilité, de l’improductivité et de la non-reconnaissance sociale, qui ressort des analyses des féministes est, de fait, absente de la pensée de Smith. Enfin, la dichotomie travail productif/travail non productif forgée par Smith est loin d’être "genrée". L’exclusion de la sphère de la productivité n’est pas réservée qu’aux femmes, et les activités qualifiées d’improductives ne sont pas qu’ingrates, basses ou sans importance pour la société dans son ensemble. Accuser Smith d’avoir qualifié l’ouvrage des femmes d’improductif et voir en cette identification la source du mépris de l’occupation maternelle et domestique des femmes, voire, la source du mépris des femmes elles-mêmes, c’est échouer à identifier la cause véritable de la non-reconnaissance rattachée à ce type d’ouvrage. Et attribuer à un problème une cause erronée, c’est empêcher à jamais sa résorption. »[9].

Et Marx est la « deuxième icône de la discipline » économique (p. 23) ! Première nouvelle, Marx icône de la pensée économique dominante ? Smith et lui « sont les deux piliers essentiels de la pensée productiviste » (p. 23). Donc l’auteure confirme la synonymie qu’elle voit entre productivité et productivisme. Ce contresens n’est pas unique : « Marx reprend la théorie de la valeur-travail développée chez Smith » (p. 24). Pas du tout. La théorie de la valeur-travail de Marx se démarque nettement de celle de Smith et de celle de Ricardo, notamment par le rôle qu’il attribue à la validation sociale du travail (par le marché pour le secteur capitaliste)[10]. « La pensée marxienne reprend l’angle mort de Smith : le travail gratuit – des femmes comme des esclaves – ne compte pas dans le système économique. » (p. 29). C’est le pire des contresens : ce qui, pour Marx, était élément critique, est transformé par Laetitia Vitaud en élément approbateur. Après un Smith vraisemblablement asexué qui n’a pas su rompre le cordon ombilical, on a un Marx quasiment complice de l’esclavage… Certes, l’auteure dit en quelques lignes (p. 24) qu’il a inventé la théorie de la plus-value extorquée à l’ouvrier avant de voir quelle contradiction cela engendre pour les « capitalistes » (p. 24-25), mais c’est pour l’oublier ensuite quand il s’agit de comprendre pourquoi la croissance de la productivité est un but et un moyen pour reproduire sur une plage toujours plus grande les rapports sociaux capitalistes.

Au bout de son essai, l’objectif de Laetitia est de parvenir à dessiner un futur pour la productivité. Parce que, après en avoir dressé un procès accablant, il faut bien esquisser une alternative. Et c’est là que beaucoup de contradictions vont apparaître. La première émaille tout le texte à de nombreux endroits. « Les acquis réputés plus "féminins" de soin aux autres et d’économie des ressources (faire plus avec moins [souligné par moi]) pourraient faire partie des solutions » (p. 81) ; « en échappant au présentisme de bureau et certains jeux politiques, elles [les femmes] peuvent économiser du temps précieux [souligné par moi], gagner en maîtrise pour mieux "jongler" entre les contraintes du travail payant et celles du travail gratuit » (p. 174) : « comme le travail à distance est plus efficace [souligné par moi] lorsque le pouvoir est distribué de manière plus horizontale (moins hiérarchique), il favorise les organisations plus égalitaires (ce sont elles qui fonctionnent le mieux en remote) » (p. 177). Que sont ces affirmations, au demeurant fort justes, sinon la définition même de l’augmentation de la productivité du travail ?

Pourquoi tant de dénigrement de l’augmentation de la productivité alors que l’auteure est bien obligée de reconnaître que « la baisse historique du temps de travail, intimement liée aux gains de productivité, est allée de pair avec l’émancipation économique des femmes. » (p. 57), même si, s’empresse-t-elle d’ajouter, « on ne peut pas en exagérer l’importance » (p. 57). Et, seulement des femmes ? Peut-on ignorer que toute l’histoire de l’humanité est empreinte de cette corrélation entre productivité et temps de travail ? Faut-il oublier que la domestication du feu par les humains il y a quelques centaines de milliers d’années a marqué un pas de géant pour la progression de leur productivité ? L’important aurait été de montrer qu’un tournant radical fut accompli lorsque l’augmentation de la productivité du travail, au prix de la déshumanisation de celui-ci, fut mise essentiellement au service de l’accumulation du capital.

On peut comprendre le plaidoyer de l’auteure en faveur d’une croissance économique « plus vertueuse », car « avec davantage d’imagination féministe, on pourrait faire autre chose de la croissance que ce que l’on a connu jusqu’ici » (p. 80). Les services de proximité, dit-elle, « sont indispensables à la productivité de demain : ils sont même l’avenir de la productivité puisque la seule valorisation financière de la production de biens est vouée à une décroissance massive pour répondre à l’urgence écologique » (p. 201). Si c’est vrai, alors cela détruit l’analogie, la synonymie entre productivité et productivisme et cela aurait dû conduire à une analyse socio-historique de l’utilisation de la productivité du travail et des conditions d’exploitation de la force de travail, au lieu de faire de la productivité un concept intemporel et hors de tout espace social.

Bref, l’affirmation péremptoire selon laquelle « quand on prend les lunettes de Smith et de Marx pour regarder l’économie de cette fin du XXe siècle, on voit mal le monde et on n’y comprend pas grand-chose » (p. 37) est assez sidérante. Marx a réfuté l’existence de catégories économiques naturelles, car elles sont socio-historiques pour lui, et c’est cette démarche épistémologique qui permet de comprendre encore le monde de ce début du XXIe siècle. Et c’est à lui que l’on doit l’idée que les salaires sont le reflet des conditions économiques et sociales dans lesquelles les travailleurs sont employés[11]. Et si Laetitia Vitaud a raison de dire que la productivité ne peut être imputée individuellement parce que « la force du collectif [est] une arme de productivité massive dans l’histoire » (p. 197), c’est encore un thème que l’on peut trouver dans le concept de « travailleur collectif » de Marx.

Quant à Smith, Naïma Hamrouni émet l’hypothèse qu’il envisage la résorption des inégalités entre femmes et hommes d’une tout autre façon : « La réponse adéquate à ce problème n’est pas de redéfinir comme "productives" des activités qui ne rencontrent tout simplement pas les critères de la productivité, mais de revoir l’organisation sociale du travail de manière à inciter aussi bien les hommes que les femmes à investir également ces deux univers de vie que sont le marché et la famille, de manière à ce qu’ils puissent partager équitablement le temps consacré au travail à valeur économique et le temps voué aux occupations d’une autre nature. »[12]

En revanche, l’économie comportementale, référence que sollicite l’auteure (p. 18) pour illustrer de prétendus « courants dits hétérodoxes » (p. 41), est ce qu’il y a peut-être de pire dans les dérivés de la théorie néoclassique, psychologisant à outrance le modèle de l’homo œconomicus, ne s’en démarquant aucunement[13].

En conclusion, l’ouvrage de Laetitia Vitaud propose des objectifs politiques d’émancipation du travail, en particulier celui des femmes, en lien avec une double perspective, féministe et écologique, que l’on peut parfaitement partager. Mais, méthodologiquement, son ouvrage souffre de trop de raccourcis et de non-dits, pour qu’on puisse adopter la synonymie qu’elle instaure entre productivité et productivisme. On pourrait même argumenter que, logiquement, il est possible d’imaginer une poursuite de la croissance de la productivité horaire du travail, sous conditions sociales et écologiques, avec une certaine diminution de la production, la réduction du temps de travail jouant alors un rôle important pour associer pleinement les deux tendances. Reconnaissons tout de même que ce questionnement fait partie des choses les plus complexes à décortiquer et à mettre en œuvre dans le cadre d’une transition socio-écologique toujours clamée haut et fort mais pas encore amorcée…[14]

[1] Il s’agit de Joseph Schumpeter (p. 33), Sylvia Federici (p. 93) et Max Weber (p. 151). Le mot « capitalistes » apparaît trois fois dans la bouche de Marx, mais que sont des capitalistes sans capitalisme ?

[2] Dans une note de bas de page (p. 24), Laetitia Vitaud demande à propos du salaire couvrant la reproduction de la force de travail : « Et les femmes non mariées alors ? Qu’en est-il de celles qui travaillent à l’usine ? (il y en avait beaucoup du temps de Marx !) » La réponse est claire : les prolétaires femmes recevant un salaire de misère, la théorie est hélas vérifiée.

[3] Dans une autre note de bas de page (p. 38), l’auteure s’approche d’une définition méthodologiquement acceptable ; elle écrit : « Dès lors qu’on est dans la sphère marchande, on est productif, que l’on soit infirmier ou ouvrier sur une chaîne d’assemblage. » Si elle avait exploité cette définition, elle aurait vu que c’est ce pouilleux de Marx qui le disait déjà avec raison.

[4] Voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013, épuisé mais en libre accès. Voir aussi la synthèse de la discussion que j’ai eue avec Jean Gadrey dans « De la productivité à la valeur : des problèmes de mesure ou de paradigme ? » in F. Jany Catrice et D. Méda (dir.), L’économie au service de la société, Autour de Jean Gadrey, Institut Veblen, Les Petits matins, 2019, p. 129-139.

[5] C’est une citation de Bruno Palier et Clément Carbonnier qui concluent que ces emplois « contribuent à la productivité globale de l’économie » mais sans reconnaître qu’ils sont productifs en eux-mêmes. Voir J.-M. Harribey, « Dans les services monétaires non marchands, le travail est productif de valeur », La Nouvelle Revue du travail, n° 15, 2019.

[6] Souvenons-nous que le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi préconisait d’introduire dans le PIB la valeur des loisirs que les individus prennent librement. Voir la critique dans J.-M. Harribey, « Richesse : de la mesure à la démesure, examen critique du rapport Stiglitz », Revue du MAUSS, n° 35, 1er semestre 2010, p. 63-82.

[7] Dans la même veine, voir Katrine Marçal, Le diner d’Adam Smith, Comment le libéralisme a zappé les femmes et pourquoi c’est un gros problème, Les Arènes, 2019, citée par Laetitia Vitaud (p. 19).

[8] Plus personne aujourd’hui ne s’avise à interpréter Smith sans mettre en relation sa Théorie des sentiments moraux et sa Richesse des nations. Voir J.-P. Dupuy, Le sacrifice et l’envie, Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1992 ; J.-D. Boyer, « Adam Smith Problem ou problème des sciences sociales ? Détour par l’anthropologie d’Adam Smith », RFSE, 2009/I (n° 3), p. 37-53 ; voir aussi la pièce de théâtre de V. Oltra, « Le Grand Tour », dans V. Oltra et J.-M. Harribey (dir.),  Les lumières d’Adam Smith, La philosophie et l’économie en scène, Le Bord de l’eau, 2016.

[9] N. Hamrouni, « La non-reconnaissance du travail des femmes : Smith n’est pas coupable », Revue de philosophie économique, 2011/I, (Vol n° 12), p. 53-89.

[10] Le concept de validation sociale est décisif chez Marx. Et il peut être étendu aujourd'hui aux services non marchands dont la validation n’est pas le fait du marché mais de la décision politique. Voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. ; et « Dans les services monétaires non marchands, le travail est productif de valeur », op. cit.

[11] Cette idée n’est pas due à Bruno Palier, mais il l’a reprise : le salaire des travailleurs « essentiels » est fonction des « conditions sociales et économiques de développement de ces emplois » (p. 125) Cette thèse est typiquement marxienne et bien ancienne, reprise par beaucoup d’auteurs institutionnalistes.

[12] N. Hamrouni, « La non-reconnaissance du travail des femmes : Smith n’est pas coupable », op. cit.

[13] À juste titre, Laetitia Vitaud rappelle la critique de la théorie micro-économique du salaire à la productivité marginale du travail. Mais elle crédite Bruno Palier et Clément Carbonnier (p. 124-126) de cette critique, alors qu’elle est aussi très ancienne, autant que la théorie elle-même.

[14] Je n’échappe pas à ces difficultés que j’aborde dans En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Dunod, 2021.