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Le néolibéralisme contre la souveraineté populaire : on a lu "Les Globalistes" de Quinn Slobodian
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans « Les Globalistes » (Seuil), l’historien canadien Quinn Slobodian braque les projecteurs sur l’école de Genève, un groupe d’intellectuels néolibéraux qui rêvait d’un marché mondial unique et sans frontières. Éclairant et édifiant.
On ne compte plus les ouvrages consacrés au néolibéralisme. La littérature francophone, à elle seule, regorge de références solidement documentées. La brèche percée par Michel Foucault dans ses cours sur le néolibéralisme prononcés au Collège de France à la fin des années 1970 ne cesse d’être explorée par nombre de chercheurs dont les noms et travaux nous sont désormais familiers, tels que Serge Audier, Barbara Stiegler, Grégoire Chamayou ou encore le tandem Pierre Dardot et Christian Laval. Cette littérature luxuriante n’ôte rien à l’intérêt majeur que présente l’ouvrage Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, paru aux éditions du Seuil, qui apporte une substantielle valeur ajoutée aux études consacrées à ce mode de gouvernance tant décrié dans le monde. Car, plutôt qu’un changement d’angle, c’est un véritable changement de perspective qu’opère son auteur, l’historien Quinn Slobodian.
L’universitaire canadien braque les projecteurs sur l’école de Genève, courant de pensée sinon ignoré, du moins minoré dans l’historiographie du néolibéralisme. Par école de Genève, l’auteur fait référence à un groupe d’intellectuels, peu connu du grand public, « qui ont occupé des postes universitaires dans la ville suisse, dont Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises et Michael Heilperin ; ceux qui ont travaillé à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), tels que Jan Tumlir, Frieder Roessler et Ernst-Ulrich Petersmann » ; mais aussi le très influent Friedrich Hayek, qui a poursuivi et présenté des recherches clés dans la ville suisse. Derrière les différentes sensibilités qui animent ce groupe et ses clivages internes, une tendance de fond : l’objectif d’élaborer une « constitution économique » à l’échelle mondiale.
DE CARL SCHMITT À L'ÉCOLE DE GENÈVE
Les théoriciens de l’école de Genève « critiquaient farouchement la souveraineté nationale car ils estimaient que […] les nations devaient être encadrées au sein d’un ordre institutionnel international protégeant le capital et sa libre circulation dans le monde entier », explique Quinn Slobodian et de rapporter cette citation éloquente de Wilhelm Röpke, économiste et théoricien majeur de l’école : « Diminuer la souveraineté nationale est de toute évidence l’un des besoins les plus urgents de notre temps. »
Les prémisses théoriques de ce laboratoire fécond du néolibéralisme, comme le démontre l’auteur, se trouvent dans le corpus de l’ancien juriste nazi Carl Schmitt. Celui-ci avait brillamment théorisé que depuis le XIXe siècle, deux mondes cohabitent dans le monde du capitalisme moderne : un monde économique du « dominium » (propriété) et un autre, politique, de « l’imperium » (pouvoir), qui n’a aucune prise sur le premier. Ce constat, que déplorait du reste le théoricien allemand, y repérant un écueil à la souveraineté nationale, réjouissait les théoriciens de l’école de Genève qui y voyait une solide assise pour élaborer un cadre économique mondial par-dessus les nations et la souveraineté populaire. Car « le projet globaliste de l’école de Genève était fondé sur des institutions de gouvernance multiniveaux à l’abri des mécanismes de décisions démocratique, chargées de maintenir l’équilibre entre le monde politique de l’imperium et le monde économique du dominium, ce dernier n’étant pas un espace de laisser-faire ou de non-intervention, mais plutôt un objet à constamment entretenir, négocier, concevoir, soigner. »
À LIRE AUSSI : Mieux comprendre le "libéralisme autoritaire" avec Carl Schmitt et Hermann Heller
Le récit que nous propose ici Quinn Slobodian ouvre des perspectives à la fois nouvelles et éclairantes sur les contours idéologiques du néolibéralisme. On peut toutefois regretter que son histoire intellectuelle du néolibéralisme se révèle, somme toute… strictement intellectuelle. On ne saura rien sur l’impact réel de ce courant de pensée sur la sphère politique institutionnelle. On ne saura pas davantage dans quelle mesure les leaders politiques qui ont épousé cette idéologie (on songe spontanément à Margaret Thatcher et Ronald Reagan, mais aussi à François Mitterrand qui s’est aligné sur ses partenaires internationaux dans son virage néolibéral amorcé en 1983) ont puisé dans les élaborations théoriques de cette école.
Un chapitre en ce sens, fût-il succinct, aurait été grandement bienvenu. C’est sans doute la seule limite de cet essai. Du reste, le lecteur peut, moyennant quelque transposition adéquate, tirer de cet ouvrage une lumière sur le présent et l’actualité ; car la puissance de ce livre tient à ce subtil mélange entre une documentation étoffée, un récit engagé, cependant honnête, et une écriture limpide épurée du verbiage indigeste auquel cèdent souvent certains universitaires.
* Quinn Slobodian, Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, traduit de l’anglais par Cyril Le Roy, Seuil, 400 p., 24 €