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    "De l’ennui pour l’homme d’être pourvu de raison, mais dépourvu de raison d’être" par Alain Accardo

    Lien publiée le 30 août 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    "De l'ennui pour l'homme d'être pourvu de raison, mais dépourvu de raison d'être" par Alain Accardo (qg.media)

    Le coeur de l’été venu, la torpeur née des vaines agitations de l’année passée gagne les esprits. Loin des hauts lieux de la fureur de vivre, des conseils de coaching psychologique ou sportif, et des grands discours pour changer le monde, notre ami Alain Accardo, auteur du « Petit bourgeois gentilhomme », exprime dans un texte puissant ce sentiment de vertige qui saisit l’homme et les civilisations à ces instants-là. À lire en exclusivité sur QG

    Je viens de lire, avec beaucoup de retard, un vieil exemplaire du Livre de Poche longtemps oublié au fond d’un débarras : Le Disgracié, de Tynianov que j’avais déjà essayé de lire à plusieurs reprises puis abandonné. Cette fois, j’ai vraiment accroché, sans doute parce qu’avec le temps je suis devenu plus perméable à la sensibilité « oblomoviste » qui baigne, tel un courant sous-jacent, une grande partie de la littérature russe du XIXe siècle, et qui s’exprime à travers des personnages et des situations que la plupart des grands romanciers et dramaturges (russes ou non) ont mis en scène sous une forme ou une autre dans leurs œuvres. Toute cette protestation proto-révolutionnaire, bien évoquée rétrospectivement par Tynianov (qui vivait à l’époque soviétique), devait mal (ou bien) finir, un peu plus tard, par l’abolition du servage par le régime tsariste, que certains membres de l’intelligentsia russe ont qualifiée d’ »escroquerie », puis par l’extermination physique, barbare et inutile, mais ô combien logique, de la lignée des tyrans, à la façon dont au siècle précédent, la décapitation du monarque de droit divin, en France, avait été précédée par l’abolition des privilèges, qui fut bien, quant à elle, une simagrée.

    « Comment diable peut-on se laisser ballotter pendant tant d’années par le tohu-bohu de la vie ordinaire, en croyant faire œuvre utile ou novatrice ? » Photo: Dr. Matthias Ripp1

    Ce qui m’intéresse, au-delà de la version russe du phénomène, et des différences culturelles, c’est la parenté avec d’autres périodes historiques, d’autres contextes, comme si la littérature russe avait donné une expression particulièrement saisissante (et historiquement située) à une espèce d’invariant transhistorique qui serait à la base de tous les courants ayant cherché à exprimer une forme ou une autre de souffrance existentielle, ce qu’on pourrait appeler le « malheur d’être né », pour parler à la façon de Théognis (- 6e siècle, déjà). Ce désespoir me semble être, dans son essence, l’expression, complexe et masquée, ou contrariée et mystifiée par des croyances religieuses et philosophiques, d’un dégoût très intellectualisé, lettré, raffiné et civilisé du monde, des hommes et de la vie, que les Latins de la Rome impériale théorisaient quant à eux avec la notion de taedium vitae (Sénèque) ou de odium humani generis (Tacite), et que, plus près de nous, Sartre, entre autres, a réactualisée après deux guerres mondiales et un épouvantable règne fasciste, avec la notion de nausée, ce sentiment de désespoir devant notre finitude, notre contingence et la récurrence du mal, sentiment qu’on voit courir en filigrane d’à peu près toutes les traditions littéraires depuis l’Antiquité.

    Les grands effondrements nous rendent, pour un court moment, c’est leur seule vertu, à la vision cruelle de notre misérable condition d’espèce douée de raison mais dépourvue de raison d’être. C’est probablement dans un de ces moments de lucidité retrouvée que l’on ressent ce haut-le-cœur nauséeux dont toute civilisation avancée, au moins chez les plus grands, semble avoir été prise en se découvrant dans sa vacuité et sa nudité, sans voile et sans fard, au miroir de sa littérature. Il y a toujours de bons esprits pour exhaler ce dégoût de soi qui saisit toute culture très élaborée quand elle a le malheur de se voir en face.

    Que faisait donc l’Ulysse d’Homère, après l’horreur tragique du sac de Troie, sinon chercher, comme le faisait, des siècles plus tard, le Bardamu de Céline, à tromper cette espèce d’ennui qui plombe l’âme humaine en face d’un monde totalement démythifié et désenchanté, où on n’a plus de mission ni d’espoir de rémission, ennui bien plus vaste et plus irrémédiable que la simple saturation mondaine par la monotone et prosaïque répétition de la quotidienneté ? Le « malheur d’être né », c’est l’ennui de vivre imposé à notre espèce par son évolution et engendré par la rupture ontologique avec l’innocence animale, avec l’indifférence de la Nature, avec l’ordre inconscient et irresponsable des choses, etc., l’ennui inauguré par l’absurde aventure humaine, celle d’une conscience à la recherche de la sécurité, du pouvoir, de la fortune, de la gloire, de l’honneur, de l’amour, de la connaissance, de la nouveauté, du Paradis sur Terre, peu importe, mais de quelque chose de radicalement autre, qui en fait reste introuvable, invisible et indéfinissable en ce monde voué à la déréliction. C’est, me semble-t-il, ce que Baudelaire exprimait lyriquement dans « Le Voyage », (« au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »), poème d’une profondeur pascalienne, dont il faudrait afficher les strophes dans tous les hauts lieux de la fureur de vivre à la mode et dans les cabinets des coaches de tout acabit.

    « L’Histoire s’est toujours faite à travers les masses, certes, mais sans elles, voire contre elles, car elles sont plutôt conservatrices. »
    Photo : Gilles Klein2

    Comment diable peut-on se laisser ballotter pendant tant d’années par le tohu-bohu de la vie ordinaire, en croyant faire œuvre utile ou novatrice ? L’état actuel de décomposition de « la gauche », résultat logique d’un bon demi-siècle, au moins, de « démocratie bourgeoise » et de trompe-l’oeil social-démocrate, fait litière de toutes ces décennies de verbiage grandiloquent, d’action « pour changer le monde », niaiserie petite-bourgeoise qui n’a jamais servi qu’à changer, à la marge, quelques étiquettes et stratégies partisanes agrémentées de quelques mesures de politique sociale en faux-semblant. L’Histoire s’est toujours faite à travers les masses, certes, mais sans elles, voire contre elles, à leur corps défendant en quelque sorte, car elles sont plutôt conservatrices et cultivent volontiers l’élitisme. Celui-ci, qu’il privilégie la transmission patrimoniale, ou la sélection et la cooptation des « meilleurs », ou les deux à la fois, est la voie par excellence de l’intégration en toute bonne conscience au système dans les sociétés inégalitaires comme la nôtre. Le changement qu’apporte l’Histoire se fait en longues concaténations d’effets émergents évidemment imprévus, dont la causalité buissonnante défie généralement l’analyse autant que la synthèse et se prête aux fantaisies métaphysiques les plus débridées.

    Je crois avoir compris qu’Oblomov était un nom forgé par Gontcharov sur une racine slave qui exprimerait l’idée de « brisure, rupture », de divorce peut-être aussi. Cela conforte mon opinion que toute grande œuvre artistique, et singulièrement de littérature, doit son universalité au fait qu’elle est inséparablement refus de subir et désir de subversion, mais désir d’on ne sait pas précisément quoi, ni précisément qui, sur lequel on pourrait mettre un nom ou un autre, selon ses intérêts et qui donc ne risque pas d’être comblé. Il appartient à chaque écrivain de prêter un visage et d’indiquer un but à ce désir et donc de se donner, à ses propres yeux comme à ceux de ses lecteurs, l’illusion d’être un visionnaire. Il me paraît plus que probable que Gontcharov, en créant Oblomov, a cherché, et réussi au-delà même de ses intentions expresses, comme Cervantès avec Don Quichotte ou Flaubert avec Emma Bovary, à donner un visage à ce sentiment propre aux cultures décadentes, en fin de parcours, qu’ « il n’y a plus rien à faire » et que tout est consommé. C’est bien là le climat de fatalité propre à la tragédie même. Oblomov, à la différence du commun des mortels (du moins dans nos cultures occidentales), sait qu’il est inutile de s’agiter parce que cela n’entamera jamais que le gras des apparences sans toucher à l’os de la réalité. En sujet raisonnable capable de tirer des conséquences, Oblomov ne fait plus rien et préfère rester couché. C’est l’anti-entrepreneur absolu : il a renoncé à faire quoi que ce soit qui ajouterait à la confusion du monde qui l’entoure. Cet art de ne pas vivre selon les mœurs les mieux établies a aussi ses limites et ses illusions, bien sûr, mais reconnaissons qu’une dose d’ »oblomovchtchina » dans notre moteur ferait sans doute du bien à toute la planète.

    « Hélas, nous dirait Oblomov, c’est beaucoup trop tard pour y penser, allons dormir, ça vaut mieux ».

    Voilà ce qu’il me semble y avoir de plus « significatif » et de plus pérenne au-delà du mouvement brownien de l’actualité. Le reste, ça pourrait être : « Le petit chat est mort« , « des guignols intellectuels, des fantoches politiques et des m’as-tu-vu people cabotinent à qui mieux mieux sur les tréteaux« , « des mafieux se disputent l’Etat« , « des milliardaires ont mis les médias à l’encan et les services publics avec« , et d’autres joyeusetés de ce genre. Mais cela, tout le monde le sait déjà, même si la plupart font comme s’ils ne le savaient pas, ce qui leur épargne d’avoir à réagir et de compromettre l’équilibre précaire qu’ils croient avoir établi, sans rire, pour mille ans, mais qui ne durera même pas le temps d’une courte vie.

    Alain Accardo

    Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone