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    Du théâtre à la rue (il n’y a qu’un pas ?)

    théâtre

    Lien publiée le 2 septembre 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Du théâtre à la rue (il n’y a qu’un pas ?) – CONTRETEMPS

    Popularisé à travers la figure du dramaturge brésilien Augusto Boal (1931-2009), puis approprié de diverses manières aux quatre soins de la planète, le théâtre de l’opprimé désigne une pratique théâtrale portée par une réflexion théorique, politique et esthétique. Dans son livre Poétique du théâtre de l’opprimé, récemment paru aux éditions Circé, Sophie Coudray propose ici une analyse de ses différents aspects, mettant en lumière la radicalité ainsi que les limites du théâtre d’opprimé, et se penche particulièrement dans ce chapitre sur ses dimensions militants et politiques, et les effets parfois dépolitisants de certains de ses usages.

    Théâtre militant, le Théâtre de l’opprimé est plus que du théâtre, dans le sens où sa finalité se situe au-delà du temps de l’atelier ou de la représentation. Il aspire fondamentalement à autre chose, à avoir une action concrète sur le monde, à le transformer, à abolir l’oppression et instaurer une justice sociale… Le Théâtre de l’opprimé se conçoit comme une praxis révolutionnaire et se veut partie intégrante du procès révolutionnaire. La seule concession de Boal vis-à-vis de son théâtre consiste à admettre modestement que celui-ci étant outil de lutte, étape,

    « il se peut que dans ce cas le théâtre ne soit pas révolutionnaire » en lui-même, tout en affirmant au demeurant qu’« il est certainement une “répétition de la révolution[1]” ».

    La « répétition de la révolution » : une bien belle formule, à la fois lucide sur les limites du théâtre et en même temps extrêmement ambitieuse. À tel point que le Théâtre de l’opprimé est attendu au tournant. Compte tenu de la radicalité de sa poétique, bien des espoirs et des attentes sont projetés sur celui-ci (la révolution, rien de moins !). Des attentes certainement disproportionnées et peut-être même déplacées. Avec de telles expectatives, ne peuvent s’en suivre que la déception et son lot de critiques, qui s’avèrent parfois disproportionnés et déplacés elles aussi. Il est temps de porter un regard critique, sans idéalisation, mais sans condamnation ni mépris non plus, sur le Théâtre de l’opprimé en tant qu’outil politique. C’est là une nécessité, à une époque où le devenir acteur n’est certainement plus suffisant à caractériser une démarche politique, tant la formule, utilisée à tort et à travers (jusqu’au « consomm-acteur ») a perdu de son tranchant.

    Prendre la parole, c’est prendre le pouvoir ?

    On a longuement insisté sur l’importance de la prise de parole, du langage et de l’élaboration d’un discours collectif par l’intermédiaire des différentes techniques de l’arsenal. Mais viser la prise de parole des opprimés par le biais du théâtre, est-ce suffisant pour engager un rapport de force avec le système qui l’opprime ? Gardons-nous bien de minimiser l’importance de la parole dans tout processus politique. Boal peut en cela s’appuyer sur l’idée communément admise qui lie la prise de parole à l’engagement politique, le dire et le faire. Cette idée selon laquelle « la parole est action[2] », se retrouve non seulement chez Jean-Paul Sartre ou Paulo Freire (comme cela a été évoqué dans le chapitre 2), mais circule aussi, par exemple, dans les textes de Jean-Jacques Lecercle, pour qui « le langage est bien une forme de praxis : c’est le médium de l’action politique[3] », ou encore Michel de Certeau, qui affirme pour sa part que « vouloir se dire, c’est s’engager à faire l’histoire[4] ». L’analogie entre la prise de parole et la prise du pouvoir, a minima le pouvoir de se déclarer sujet politique et de porter haut et fort ses revendications, de se constituer en contre-pouvoir, traverse les écrits relatifs à l’engagement politique. Boal a en cela une longue tradition théorique sur laquelle s’appuyer. Sous cet angle, comment ne pas considérer le Théâtre de l’opprimé comme un outil politique privilégié, justement en ce qu’il se donne pour mission d’aider les opprimés à devenir sujets politiques – plutôt qu’être objets des politiques qui les asservissent –, de les accompagner dans la formulation et l’expression d’une parole collective, authentique, revendicatrice ?

    De ce point de vue, la poétique de l’opprimé est infaillible. Mais est-ce pour autant suffisant ? Ces arguments, certes solides, qui viennent étayer la théorie du Théâtre de l’opprimé et en justifier les fondements permettent-ils également d’en circonscrire une fois pour toutes l’horizon politique ? On retrouve l’analogie entre prise de parole et développement de la capacité à agir, à s’émanciper, dans la notion d’empowerment, dialoguant elle aussi avec la pensée de Freire et souvent accolée à la pratique du Théâtre de l’opprimé. Ce terme d’empowerment n’a fait pleinement son entrée dans le vocabulaire des chercheurs français qu’au cours des années 2000 et sa traduction s’avère fort complexe, car elle est au risque d’amputer simultanément ce concept d’une partie de sa signification et partant, de son potentiel politique[5]. Mais cette analogie suffit-elle à son tour à analyser de façon critique les effets objectifs de cette parole proférée sur scène ou dans le cadre d’un atelier ? S’abstenir de pousser plus avant la réflexion ne reviendrait-il pas à confondre le moyen avec la fin ? Pour stimulante qu’elle soit, la notion d’empowerment a beaucoup voyagé depuis son développement dans les milieux contestataires féministes et noirs aux États-Unis, dans les années 1970. Terme « à la mode » dans le secteur du développement social, il est aujourd’hui critiqué pour avoir été évidé d’une partie de son contenu, de sa radicalité, en n’abordant plus que de façon très évasive la question du pouvoir, pourtant centrale… Déconflictualisé, l’empowerment renvoie alors davantage à la capacité personnelle, voire aux opportunités, au « pouvoir de faire », qu’au questionnement des structures de pouvoir et à la mobilisation collective pour instaurer un contre-pouvoir, ébranler les rapports de force[6]. Notion utilisée dans les démarches affiliées à la « démocratie participative », à l’intervention sociale et à la promotion de la citoyenneté, l’empowerment a suivi le même parcours que la pratique du Théâtre de l’opprimé – elle-même ancrée dans ces secteurs depuis le milieu des années 1980, jusqu’à s’être imprégnée de son vocabulaire. Pas étonnant du reste que leurs routes se soient croisées. Leurs trajectoires respectives étant émaillées de troublantes similitudes, pourrait-on voir dans les limites des usages du terme d’empowerment les écueils guettant le Théâtre de l’opprimé ?

    Un théâtre citoyen

    Les vagues combinées de la politique de la ville et de la démocratie participative ont entraîné le Théâtre de l’opprimé dans leur sillage. À un tournant de l’histoire du théâtre où la dimension politique se redéfinit à l’aune de la citoyenneté et où l’artiste militant laisse progressivement la place à l’artiste citoyen, la poétique de l’opprimé vacille en ses termes mêmes, pour se mettre à l’unisson de cette dynamique – qui touche autant le théâtre que l’éducation populaire au demeurant. Du Forum citoyen au Défi de la citoyenneté, les intitulés des diverses interventions menées par l’équipe parisienne à l’aube des années 1990 sont éloquents quant à ce qui apparaît comme un véritable changement paradigmatique[7]. En effet, alors que le CTO intervient de plus en plus dans un cadre municipal, dans des quartiers populaires ou centres sociaux, le terme d’« opprimé » se voit progressivement remplacé par celui d’« habitant » et de « citoyen », voire d’« usager », témoignant du rapprochement avec le secteur du travail social en même temps que d’un éloignement avec le milieu militant radical. La figure de l’opprimé se voit alors redéfinie à l’aune de celle de l’« habitant », un terme qui a lui aussi, comme celui d’empowerment, connu une dépolitisation et surtout, une déconflictualisation croissante[8]. Quant au spect-acteur, celui-ci se dote des atours du citoyen, qui vient dans l’usage prendre la place du concept propre au Théâtre de l’opprimé (qui n’était dans les faits que peu mobilisé par les praticiens). C’est dorénavant à l’habitant de devenir acteur de son quartier, de sa ville et, à plus large échelle, de la société en participant à la vie démocratique de son pays. Dans ce nouveau paradigme, devenir spect-acteur, c’est devenir citoyen[9]. Ainsi, dans un contexte fort éloigné de celui qui l’a vu naître, la figure clef de la poétique a trouvé à s’incarner dans celle du citoyen, qui « a la particularité d’être à la fois acteur et spectateur du politique, sujet et objet[10] ». Boal lui-même en vient à adopter cette nouvelle terminologie, en déclarant au début des années 2000 :

    « Nous sommes tous des acteurs : être citoyen, ce n’est pas vivre en société, c’est la changer[11]. »

    Cela marque également un tournant dans la conception pédagogique du Théâtre de l’opprimé, qui envisage dorénavant l’éducation populaire par le prisme de l’éducation à la citoyenneté.

    Ce changement paradigmatique de la citoyenneté, véritable lame de fond du théâtre d’intervention sociale, n’est cependant pas propre au Théâtre de l’opprimé. Cette pratique ne fait pas exception et apparaît, sur ce point, comme le reflet de ce qui irrigue en profondeur, à cette même époque, les milieux du théâtre[12], de l’éducation populaire, le travail social et jusqu’au milieu associatif. C’est d’ailleurs certainement pour cette raison que le Théâtre de l’opprimé a aussi facilement été imprégné par les discours « citoyennistes » voire républicains, repris dans le même temps et en chœur par les différents secteurs entre lesquels il gravite, sans nécessairement émettre quant à ces derniers de réserves critiques, malgré les tensions politiques qui traversent de telles notions, aujourd’hui largement remises en question.

    Pourtant, plus qu’une simple évolution terminologique visant à s’aligner sur le vocabulaire des partenaires et commanditaires, c’est une véritable inflexion théorique qui est en jeu. La lutte politique ne s’envisage pas de la même façon selon que l’on parle en termes d’opprimés (qui suppose l’existence d’un oppresseur ou du moins d’un système oppressif), d’habitants (un terme unificateur devenu relativement neutre), ou encore d’exclus (un groupe aux contours flous). C’est la disparition de l’antagonisme qui est ici en jeu. Dans ce contexte,

    « À l’idée d’“exploitation” […] succède celle d’“inégalités” entre une palette de groupes sociaux différenciés, situés sur un même plan horizontal. Aux clivages entre classes, l’opposition entre “inclus” et “exclus”[13] ».

    Contre qui ou quoi se battent alors ces habitants ? De quel contre-pouvoir sont porteurs les citoyens ? Quelle condition sociale ont-ils en commun et quelles revendications ont-ils en partage ?

    Le discours révolutionnaire a laissé place à une posture aujourd’hui très commune, selon laquelle s’engager politiquement, c’est faire acte de citoyenneté. Quel outil se propose d’être le Théâtre de l’opprimé pour les citoyens, dans le cadre de la politique de la ville ? Autrement dit, de quoi le théâtre est-il ici le prélude ? Il permet d’ouvrir des espaces de délibération, de concertation, conforme en cela aux modalités de démocratie participative encouragées par l’État lui-même à travers certaines de ses ramifications et administrations délocalisées. Le Théâtre de l’opprimé se veut plus que jamais outil de dialogue, fidèle à l’idée endossée par Boal selon laquelle l’oppression se caractériserait par le monologue, lorsque le dialogue serait signe de véritable démocratie. Mais un dialogue entre qui et qui ? Le dialogue vers lequel tend ce théâtre, dès lors qu’il s’ancre dans une démarche citoyenne, participative, voire républicaine, se joue entre les habitants, les citoyens d’un côté, et les représentants politiques de l’autre (élus, délégués, administrations, représentants, etc.). Le théâtre-forum prend alors toute son importance en ce qu’il permet aux spect-acteurs de faire entendre leur vision des choses, voire leurs revendications, devant des représentants d’instances politiques ou d’administrations publiques, qui les reçoivent directement et peuvent même leur répondre en direct en venant (cela s’est vu plus d’une fois) jouer leur propre rôle sur scène. Doit-on y voir un exercice de démocratie directe ou une sur-théâtralisation de la fonction politique ? Le décideur auquel s’adressent les spect-acteurs (s’il daigne faire le déplacement…) est présent dans le public en tant que représentant d’une entité publique ou politique et, s’il monte sur scène, se donne en représentation, prenant la parole non pas en son nom propre, mais au nom de l’instance qu’il représente. Le théâtre-forum lui offre alors une tribune politique à peu de frais. Mais quel suivi les praticiens ont-ils la capacité d’assurer sur ce qui se passe après, sur les retombées concrètes de leur action ? Quelle pression peut être faite pour que les annonces éventuelles ne soient pas des paroles en l’air ?

    Une telle conception de la finalité politique de ce théâtre, qui résiderait dans le dialogue et l’expression d’une parole en présence de représentants politiques ou du moins de personnes ayant un certain pouvoir (de décision a minima) relatif aux problématiques abordées sur scène, ne pose finalement guère la question du pouvoir. Les décideurs et autres représentants politiques sont vus comme des partenaires, des interlocuteurs bien plus que comme des adversaires. Autrement dit, le pouvoir qu’ils détiennent ou qu’ils représentent par leur fonction n’est pas contesté. Les spect-acteurs ne cherchent dès lors plus à se hisser au rang de contre-pouvoir, mais à celui d’interlocuteurs. Dans cette quête d’être entendus, le risque n’est-il pas de voir ce théâtre devenir un outil permettant aux habitants, exclus, usagers, de s’exprimer en adoptant non pas leur propre langage (celui de leurs luttes, avec lequel se dire), mais la langue des pouvoirs publics, de passer « du “je veux” ou “nous voulons” au “j’ai droit à” ou “nous avons droit à”, c’est-à-dire à une demande qui devient négociable dans les standards publics[14] » ? D’être force de proposition plutôt que d’être dans la contestation ? D’être des agents plus que des acteurs, inscrits dans une démarche de concertation plutôt que de confrontation ? Mais que devient la parole des spect-acteurs et quel pouvoir acquièrent-ils réellement à travers elle ? Sans nier ce que cette pratique peut apporter, individuellement et collectivement, aux spect-acteurs, quel que soit le cadre dans lequel elle s’exerce, il apparaît néanmoins que la frontière peut être bien mince entre d’une part, l’expression d’une parole collective comme étape d’un engagement dans une lutte émancipatrice qui ne se fera pas uniquement par le théâtre et d’autre part, la libération contrôlée (ne serait-ce que formellement) d’une parole permettant d’apaiser les tensions. La promotion du dialogue viendrait ainsi abaisser le niveau de conflictualité. Le résultat en serait la modeste satisfaction d’avoir été entendus (à défaut sans doute d’être écoutés). Certaines conflictualités ne sont peut-être pas bonnes à apaiser dans une optique militante et, a fortiori, révolutionnaire… À tant valoriser la prise de parole citoyenne, sans questionner le principe de la représentation politique et ses modalités dans le contexte républicain français, aurait-on substitué l’organisation de la parole à celle de la révolte – dissociant ainsi la prise de parole de celle du pouvoir ?

    Une « répétition de la révolution »

    Voilà une formule pleine de promesses et qui ne manque pas de séduire ! Mais est-ce plus qu’une simple formule et à quel point résonne-t-elle encore, à plusieurs décennies et dizaines de milliers de kilomètres de distance du contexte dans lequel elle a été originellement proférée ? On constate d’ailleurs qu’au fil des ans, les textes de Boal font moins mention du thème révolutionnaire. Si la transformation de la société reste la ligne directrice, l’accomplissement de celle-ci semble passer par des modalités stratégiques différentes (l’implication citoyenne dans la vie démocratique, etc.). L’époque a changé. Le Théâtre de l’opprimé s’est adapté. Au tournant des années 1990, les mouvements politiques sont progressivement devenus des mouvements sociaux, l’engagement a pris un tour davantage individuel et associatif, la critique politique a laissé souvent la place à une approche morale des « sujets de société »… Autant d’évolutions qui ont contribué à remiser l’espoir révolutionnaire au placard ou à le vider de sa substance. Quoique, si l’idée d’une révolution a longtemps été sujette à la suspicion la plus tenace (contre-modèle stalinien à l’appui), ou laissée aux irréductibles militants taxés d’idéalisme désuet, elle pourrait bien faire sa grande réapparition, comme nécessité voire unique issue face au désastre planétaire imminent. La question que l’on peut se poser ici concerne l’inscription de cet horizon révolutionnaire dans la poétique de l’opprimé aujourd’hui. Les praticiens témoignant de leur fidélité à l’héritage boalien se revendiquent-ils encore de cette formule si percutante, qui sonnait agréablement à l’oreille du public militant des années 1970 ? À l’heure de la démocratie participative, cette révolution sera-t-elle, elle aussi, « citoyenne » ? Se fera-t-elle par les urnes et la voie de la démocratie représentative ? Quelle en sera la ligne programmatique, le cri de ralliement ? Invoquer le terme de révolution ou la figure du citoyen comme acteur du changement social n’apporte pas réellement d’éclairage, tant ces mots ont été brandis de toutes parts et galvaudés au fil des ans. Il n’en reste pas moins que l’opprimé n’est pas soluble dans le citoyen et que tous les citoyens ne sont pas (pareillement) des opprimés ; que la figure du citoyen est traversée de bien des contradictions tant elle peut être à la fois dépolitisante (par excès de consensus) et excluante. Et que dire de la République ! Servira-t-elle de cadre à la « révolution citoyenne » à laquelle pourrait prétendre participer le Théâtre de l’opprimé ? Cette formule incantatoire de Boal mérite ainsi d’être posée à nouveaux frais et de ne pas être prise pour un acquis. Le Théâtre de l’opprimé, aujourd’hui, comme répétition de la révolution, pourquoi pas ? C’est même là une perspective excitante ! Mais laquelle ? Quels en seront les alliés ? Les ennemis ? Et par quels moyens ? Il y a d’ailleurs fort à parier qu’on trouvera autant de réponses différentes à ces questions qu’il y a de praticiens.

    Toutes ces interrogations en soulèvent une, plus fondamentale, que n’ont guère résolu une fois pour toutes les ouvrages de Boal et qui est celle du projet politique sous-jacent à la poétique, autrement dit, des usages de la méthode. Un sujet houleux, prompt à déclencher de vifs débats entre les praticiens, puisque cela recouvre autant ce qui a trait aux publics visés et thématiques traitées qu’aux partenariats, soutiens financiers, commanditaires, accompagnement des spect-acteurs sur le long terme, etc. Faire du Théâtre de l’opprimé est une chose. Pourquoi en faire est, malgré les apparences, une question autrement plus complexe. À ce titre, on voit se dessiner aujourd’hui des lignes de fracture dans le paysage théâtral de l’opprimé, à l’échelle internationale. Julian Boal et José Soeiro portent actuellement une voix dissidente au sein de cette pratique, en formulant une « critique radicale du TO réellement existant ». Leur réflexion conjointe vient critiquer le « processus croissant de marchandisation et de neutralisation de la méthode du Théâtre de l’opprimé » et partant, sa « transformation en bien de consommation et d’échange ». Leur critique vise cependant moins les mésusages et récupérations de ces techniques à des fins divergeant radicalement du projet originel de la poétique (dénoncés en chœur par l’écrasante majorité des praticiens), que la « conversion » de ce théâtre « en technique d’intervention sociale entre les mains de professionnels au service des projets qui finissent, malgré leurs intentions initiales, par être dépendants de l’ordre du jour des financeurs et établissent alors une relation ambiguë avec l’État et les pouvoirs qui le composent[15] ». Leur proposition consiste à privilégier les « complicités politiques » sur les complicités théâtrales, c’est-à-dire le projet sur l’outil. Autrement dit, décision est prise de ne pas chercher à regrouper des individus et des groupes à partir d’un critère qui serait celui de la pratique des techniques du Théâtre de l’opprimé (quand bien même les praticiens s’inscriraient dans le « canal historique »), mais de se regrouper prioritairement autour d’un même projet politique. Une proposition salutaire pour une pratique qui a toujours affirmé n’être pas une fin en elle-même, mais un moyen d’atteindre un but plus grand que le théâtre en même temps qu’extérieur à lui, un but politique. Selon eux, en effet, « [s]’il est bon de débattre avec ceux qui utilisent la même arme, il est préférable de construire avec ceux qui luttent contre le même ennemi[16] ». Cherchant ainsi à mettre fin à une certaine orthodoxie vis-à-vis de la poétique de l’opprimé, Julian Boal et José Soeiro amorcent une réflexion critique visant à en actualiser le potentiel politique, en mettant davantage en dialogue cette pratique avec les contraintes et possibilités qui caractérisent la conjoncture actuelle. Leur proposition, qui sous-tend l’organisation d’« Óprima ! Rencontre de théâtre de l’opprimé et activisme », vient nourrir les débats autour du projet politique du Théâtre de l’opprimé, resté jusque-là formulé en des termes certes séduisants, mais relativement vagues.

    Le théâtre-législatif : vers un Joker-politicien ?

    L’une des voies politiques empruntées par Boal, à l’aide du Théâtre de l’opprimé, fut expérimentée alors que ce dernier était Vereador à Rio de Janeiro (équivalent d’un conseiller municipal), élu pour le Parti des Travailleurs en 1992. Après avoir mis les techniques de l’arsenal au service de la campagne électorale, il développe pendant son mandat le théâtre-législatif. Cette branche du Théâtre de l’opprimé fait moins référence à un nouvel ensemble de techniques (à l’instar de l’arc-en-ciel du désir) qu’à un usage spécifique de celles-ci, au service de l’élaboration de projets de loi. On peut voir dans cette opportunité qui s’offre à Boal l’apogée de la démarche de démocratie participative et de concertation citoyenne dans laquelle ses équipes se sont engouffrées quelques années plus tôt. Il entend ainsi faire participer directement une partie de la population carioca[17] – dont des secteurs parmi les plus défavorisés – au processus législatif à travers l’utilisation, à l’échelle de la ville, du Théâtre de l’opprimé. Des groupes sont formés, par communauté d’intérêts ou regroupement géographique : habitants des favelas, paysans sans terre, employés syndiqués d’une banque, personnel d’hôpitaux psychiatriques, enseignants, membres d’églises… Des ateliers et théâtres-forum émergent des idées concrètes qui permettraient l’amélioration immédiate des conditions de vie, de travail, mais aussi la reconnaissance des droits des plus faibles, etc. Autant d’idées répondant aux besoins et revendications des spect-acteurs, qui sont remontées au bureau de Boal, où un avocat étudie et transforme ces propositions formulées au plateau en textes de loi, que Boal défend ensuite (avec l’accord du parti), devant la chambre législative. Son mandat se trouve ainsi mis à la disposition des spect-acteurs, dont il tente de concrétiser et pérenniser légalement les revendications, en maintenant un nombre aussi réduit que possible d’intermédiaires entre le peuple et l’instance politique. Aussi le théâtre-législatif entend-il ne pas laisser l’électeur en position de spectateur face aux parlementaires, mais instaurer un partage des responsabilités, car, comme l’écrit alors Boal, de même que le théâtre, « la loi n’est rien d’autre qu’un outil devant être utilisé par les opprimés, pour aider à faire pression[18] ». Les Jokers interviennent ici dans l’échiquier politique tel qu’il existe objectivement, sans détour et sans attendre qu’un hypothétique vent révolutionnaire le balaie. En cela, le théâtre-législatif ne manquera pas de raviver les éternels débats entre réforme et révolution, entre refus de participer aux instances politiques émanant d’un système dénoncé et stratégie visant à intégrer celles-ci par la voie démocratique pour les faire évoluer de l’intérieur ou au moins en tirer le meilleur parti… Boal y voit pour sa part la possibilité, enfin, de

    « ne pas simplement répéter pour le futur, mais commencer à le réaliser. Essayer de faire quelque chose au-delà de la réflexion et de la répétition[19] ».

    On pourrait également ajouter que cette démarche vient réinjecter du collectif dans une fonction politique très individuelle (l’élu) et critiquer le métier de politicien, en lui opposant la figure du Joker : un activiste organisant la parole collective, porte-parole de l’ensemble des spect-acteurs dont il synthétise la voix dans des textes de loi.

    L’homme de théâtre devenu homme politique retrace cette expérience singulière dans son ouvrage Teatro Legislativo (1996), créditant cette branche du Théâtre de l’opprimé de la promulgation d’une dizaine de lois, de la protection des témoins à la création de services hospitaliers spécialisés en gériatrie ou encore de crèches dans les établissements scolaires. La démarche apparaît ainsi tout à la fois exemplaire et limitée. Exemplaire en ce qu’elle met directement en œuvre les principes de démocratie participative dont elle se revendique et parce que ses répercussions sont concrètes. Boal parle de cette expérience comme de celle du « théâtre comme démocratie transitive[20] ». Limitée, car, d’une part, ces lois peuvent sembler promouvoir des aménagements à la marge, somme toute modestes et très raisonnables et, d’autre part, du fait qu’au Brésil, comme l’avoue lui-même Boal, les lois ne sont que rarement appliquées, une partie d’entre elles étant même abrogées avant d’avoir vu le jour. Le travail mené par toutes ces équipes de non-acteurs serait-il finalement vain et leur confiance trahie par un système qui permet toujours de passer outre la volonté populaire ? On touche là encore à la limite des démarches participatives, dès lors que la question du pouvoir et de ses instances n’est pas clairement posée. Par ailleurs, on pourrait voir dans cette démarche une manière de rationaliser les revendications, de les cadrer afin qu’elles entrent dans le format (strict et limitant) du texte de loi, les épurant des velléités trop radicales pour être défendues devant une assemblée dans laquelle le Parti des Travailleurs est déjà en minorité.

    Néanmoins, la démarche de Boal est louable et elle constitue un rare exemple de dialogue étroit entre l’artiste porte-parole d’une voix populaire et les cercles décisionnaires au sommet de la hiérarchie politique. L’artiste-militant devient ainsi artiste-politicien. Peu d’expérimentations théâtrales ou d’éducation populaire poussent si loin le processus politique, tout en maintenant intact le fonctionnement originel de la méthode. Il y a là subversion de l’institution législative elle-même : le budget alloué au Vereador est redirigé vers les ateliers de théâtre et les collaborateurs dont il s’entoure sont en majorité des comédiens-animateurs : les artistes, militants et travailleurs sociaux remplaçant les politiciens de carrière. De même, tous sont tenus de reverser un pourcentage de leur salaire afin de prendre en charge les frais de fonctionnement des interventions théâtrales. Ainsi, de même que la poétique dans son ensemble entend permettre aux non-acteurs de prendre possession des moyens de la représentation, le théâtre-législatif permet, plus particulièrement, aux non-politiciens de prendre les rênes des affaires politiques.

    Le théâtre-législatif reste nécessairement une branche quelque peu marginale du Théâtre de l’opprimé, puisqu’il repose sur la nécessité première de l’élection d’un Joker à un mandat politique, ou bien a minima d’un partenariat avec des élus ou des personnes suffisamment haut placés dans les administrations publiques pour que le processus législatif s’amorce véritablement. Des expérimentations ont ainsi été menées au Royaume-Uni en 1999, dans le comté du Sussex de l’Est, en lien avec l’Autorité de Santé, afin d’apporter des améliorations au système de soins en tenant compte des besoins des populations les plus vulnérables. Aux Pays-Bas également, les outils du théâtre-législatif ont été utilisés au sein de la ville de Wijchen, à l’initiative du maire, afin de construire une communauté plus soudée et moins conflictuelle, tout en permettant aux participants de superviser le processus de mise en œuvre des propositions adoptées dans les forums. Divers usages, plus ou moins probants, de cet outil théâtral dans différents contextes mettent néanmoins en lumière la condition prioritaire du théâtre-législatif, à savoir la collaboration avec un ou plusieurs alliés, déjà dotés d’une certaine autorité politique ou du moins siégeant dans les instances décisionnaires, seuls à même de mettre en œuvre à plus large échelle les propositions des spect-acteurs. Or, on ne peut que constater que dans la majorité des territoires où le Théâtre de l’opprimé se pratique, cette condition première est loin d’être à portée de main des praticiens. Boal n’est cependant pas le seul Joker-politicien de l’histoire. Au Portugal, José Soeiro, sociologue et militant, élu à l’Assemblée de la République en 2005 pour le Bloc de gauche, a réinvesti le théâtre-législatif, permettant ainsi de dépasser la tentative pionnière d’Augusto Boal et de sortir cette branche du Théâtre de l’opprimé de l’ombre de son fondateur, ouvrant la porte à une possible expansion et réactualisation de son usage.

    Inverser les termes de la problématique

    Les promesses révolutionnaires contenues dans les formules frappantes de la poétique ont eu pour corollaire leur lot de déception et de critiques. Où est-elle, cette révolution que le Théâtre de l’opprimé ne cesse de répéter depuis plus de quarante ans ? Quelles sont-elles, ces actions politiques préparées en atelier ? La conscientisation a-t-elle porté ses fruits ? La catharsis des blocages intérieurs a-t-elle permis à des spect-acteurs, de plus en plus nombreux, d’entrer en lutte ? Combien ont été ainsi dynamisés par ce théâtre et auront troqué la passivité pour devenir des acteurs politiques ? Le Théâtre de l’opprimé ne prêche-t-il sa parole (si radicale soit-elle) qu’aux convaincus ? Car après tout, on peut bien s’imaginer que les personnes qui viennent d’elles-mêmes au Théâtre de l’opprimé ont souvent déjà une conscience critique aiguisée et mené, en amont de l’atelier, une analyse politique, tout en adoptant une posture active face aux inégalités structurelles de la société, voire sont pour certaines déjà engagés dans des groupes ou associations à vocation sociale ou politique. Qu’apporte ce théâtre, en plus, aux individus déjà acteurs ? Sans doute convient-il de rester modeste vis-à-vis des ambitions de ce théâtre militant puisque celui-ci se présente comme une forme de résistance qui elle, en ce sens, est donc « toujours ponctuelle et locale, toujours précise et limitée[21] ». Si le Théâtre de l’opprimé ne permet pas d’opérer les transformations de la société que ses praticiens appellent de leurs vœux, sans doute son rôle se restreint-il (et c’est déjà considérable) à les faire éprouver, à en susciter le désir. C’est peut-être là la clef de la dynamisation. Boal n’est d’ailleurs pas dupe :

    « bien sûr, que la grève est plus importante. Plus que la représentation de la grève. Le théâtre ne remplacera pas l’action réelle, mais il peut l’aider à le rendre plus efficace[22]. »

    Et même s’il ne la rend pas, dans les faits, plus efficace, peut-être que d’avoir suscité l’idée de la grève, l’envie de mener la lutte collectivement et d’avoir donné à voir que c’était possible et même désirable, ce n’est pas rien !

    Une hypothèse pourrait néanmoins renverser la perspective habituellement adoptée à l’égard du Théâtre de l’opprimé, invitant à en penser différemment la dimension militante et ainsi redéfinir son potentiel comme ses limites. L’impuissance, à un certain point, du Théâtre de l’opprimé ; la difficulté à penser le continuum entre le plateau et la rue ; les limites (nombreuses) de la répétition d’une action potentielle offerte par l’atelier, ont en effet bien souvent été montrées du doigt par les détracteurs de cette pratique théâtrale, qui ont conclu (un peu trop rapidement) à l’imposture. David Davis et Carmel O’Sullivan attaquent ainsi Boal à plusieurs titres, en insistant notamment sur le risque que fait courir le théâtre-forum aux individus qui, pris dans la dynamique générée par la fiction, se pensent plus forts et mieux entourés qu’ils ne le seront réellement lorsqu’ils tenteront de réaliser en vrai ce qu’ils ont répété au plateau – risquant d’aggraver leur situation plutôt que la résoudre[23]. Quelle voie peut-on emprunter, qui ne penche ni du côté de l’idéalisme béat, ni de celui du rejet catégorique (s’abreuvant parfois de mauvaise foi) ? Prenons un chemin de traverse en renversant les termes de la problématique. Si le théâtre-forum ne débouche réellement pas sur l’action politique, doit-on pour autant en blâmer le Théâtre de l’opprimé ? Ne projette-t-on pas sur ces praticiens, œuvrant à hauteur de leurs (modestes) moyens des attentes trop ambitieuses ? N’attend-on pas d’eux qu’ils atteignent des objectifs politiques dont ils ne se sont pas même dotés eux-mêmes en embrassant cette pratique ? Et ce faisant, ne les a-t-on pas crédités d’un pouvoir qu’ils n’ont tout simplement pas ? Plus fondamentalement, est-ce vraiment le rôle des comédiens-animateurs et Jokers que de s’assurer de la poursuite de l’intervention politique esquissée au plateau, dans l’espace public ? Peut-être pas…

    Un reproche similaire a été formulé à l’encontre de la pédagogie de Paulo Freire, dont il a été dit qu’elle peinait, dans les faits, à dépasser la dimension culturelle pour atteindre la sphère politique. Francisco C. Weffort avait alors pris la défense de Freire en soulignant le fait qu’une « pédagogie de la liberté peut aider une politique populaire, car la conscientisation permet de comprendre comment les structures sociales sont utilisées comme des instruments de domination et de violence », tout en précisant cependant qu’« il revient aux hommes politiques, non à l’éducateur, d’orienter cette prise de conscience dans une direction spécifiquement politique[24] ». S’il en était de même pour le Théâtre de l’opprimé ? Ne serait-ce pas à d’autres acteurs d’entrer en scène, à l’issue de l’atelier ? Selon cette proposition, il n’appartiendrait pas au théâtre ni à la pédagogie d’assumer le prolongement, le continuum entre l’atelier, la scène et la rue, mais à des acteurs politiques, à des militants, que ce soit dans la rue où dans les instances politiques – à l’instar du Joker-législateur, qui opère la jonction entre les deux sphères.

    Voilà une piste qui permettrait d’inverser le discours, largement répandu, qui consiste à critiquer le Théâtre de l’opprimé sur la base du fait qu’aucune preuve n’a été apportée qu’il était bien la « répétition de la révolution » qu’il prétendait être ; que, malgré les discours de Boal, cette pratique ne débouche que rarement, dans les faits, sur des actions concrètes ; que les compagnies ne jouent pas nécessairement le rôle d’organisateurs de mobilisations militantes que l’on attendrait d’elles. C’est d’ailleurs certainement l’une des raisons de la popularité du Jana Sanskriti, qui semble avoir surmonté ce problème du continuum entre la scène et le hors-scène – même s’il faut rester prudent et ne pas idéaliser un mouvement que l’on observe de bien loin et sur lequel on est tenté de projeter des attentes qui n’ont su être comblées sous nos latitudes. Stipulons alors que le problème ait été posé à l’envers. Puisque le Théâtre de l’opprimé est une méthode destinée aux non-acteurs, puisqu’il est un outil mis au service de leurs luttes, sans doute appartient-il moins aux praticiens (professionnels, en particulier) du Théâtre de l’opprimé de l’utiliser politiquement qu’aux militants, qui s’inscrivent déjà dans des luttes, de l’utiliser dans leur pratique activiste. Autrement dit, ce ne serait pas aux praticiens de faire œuvre de militantisme, mais aux militants de faire œuvre de théâtre. En 1956, Roland Barthes, portant un vif intérêt au théâtre amateur, déclarait ainsi que

    « [l]’important, pour sortir le théâtre français de l’impasse bourgeoise, ce n’est pas que quelques-uns de ses professionnels viennent à la politique, c’est que les véritables éléments politiques du pays viennent au théâtre[25] ».

    Quand bien même la configuration n’est plus la même qu’en 1956 et qu’il ne s’agit pas ici de chercher des issues au « théâtre bourgeois », l’idée de faire venir les acteurs politiques au théâtre plutôt que le théâtre à la politique vient étayer cette idée de s’appuyer sur les militants en premier lieu, pour faire du Théâtre de l’opprimé l’outil politique qu’il a vocation à être.

    Les praticiens professionnels, on l’a dit, n’ont pas nécessairement de terrain d’action précisément circonscrit, ni même une plate-forme de revendications communes. Comment mobiliser politiquement (et pas juste théâtralement) dans ces conditions ? Ce qu’ils ont en partage, c’est avant tout une méthode. Leur rôle est d’être des passeurs. Dans cette optique, ce serait donc aux militants de s’en saisir, dans la mesure où ce qui les intéresse, c’est moins l’outil en lui-même que les usages que l’on peut en faire. L’enjeu est donc sans doute moins de rendre le Théâtre de l’opprimé plus militant, que d’en penser l’appropriation par des groupes militants. C’est peut-être à cette condition seulement qu’il sera possible de renouer avec la poétique originelle, qui se fondait sur le transfert des moyens de production du théâtre, des moyens de la représentation, aux non-acteurs, aux opprimés et, pourrait-on dire, aux militants. À ce titre, le terme de « spect-activiste », utilisé par Sanjoy Ganguly pour remplacer celui de spect-acteur, semble particulièrement approprié. Si l’histoire des rapports entre ce théâtre et la gauche militante en France est celle d’une rencontre manquée à bien des égards, ce transfert des techniques a bien eu lieu en diverses occasions, témoignant de la pertinence de cette démarche. Que ce soit le Mouvement Français pour le Planning Familial en France, dont les militantes se sont formées au cours des années 1980 pour mettre les techniques de l’arsenal au service de leur mission d’éducation populaire ; ou encore le Mouvement des Sans-terre au Brésil, qui a « adopté le Théâtre de l’opprimé comme forme de communication et de réflexion[26] » ; voilà des exemples sur lesquels s’appuyer pour repenser les possibilités militantes qu’offre le Théâtre de l’opprimé. Ainsi, il n’appartiendrait pas directement au Théâtre de l’opprimé, pas plus qu’aux Jokers, de transformer le monde, mais aux groupes politiques, aux militants qui en adoptent les techniques dans leur pratique activiste – c’est-à-dire, fondamentalement, aux spect-acteurs. Boal n’a eu de cesse de répéter que

    « [p]our que le Théâtre de l’opprimé soit efficace et utile, il faut qu’il soit pratiqué massivement : un spectacle ici ou là, une fois ou l’autre, est insuffisant. Il faut que ce soit une méthode d’action politique largement pratiquée[27]. »

    Aucune compagnie n’a ce pouvoir. Seul un mouvement populaire, militant, est en mesure de répondre à cette exigence première et de conférer aux techniques théâtrales forgées par Boal leur potentialité politique et peut-être même (qui sait ?) révolutionnaire. Mais seul l’avenir le dira.

    Notes

    [1] Augusto Boal, Théâtre de l’oppriméop. cit., p. 15.

    [2] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 27-28.

    [3] Jean-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, op. cit., p. 141.

    [4] Michel de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 67.

    [5] Nous avons ainsi fait le choix de conserver le mot anglophone original faute d’équivalent pleinement satisfaisant, car en effet, « [l]es termes autonomisation, émancipation ou capacitation, s’ils indiquent bien un processus, ne font cependant pas référence à la notion de pouvoir qui constitue la racine du mot ; les expressions “pouvoir d’agir” ou “pouvoir d’action” ne rendent quant à elles pas compte du processus pour arriver à ce résultat et de sa dimension collective. » (Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, L’Empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte, 2013, p. 6).

    [6] Ibid., p. 145.

    [7] On mentionnera à titre d’exemples : L’Enfant citoyen Allons z’enfants J’y suis j’y vote ; ainsi que Citoyens, vos projets nous intéressent.

    [8] Voir Catherine Neveu, « Habitants, citoyens : interroger les catégories », in Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (dir.), La Démocratie participative. Histoire et Généalogie, Paris, La Découverte, 2011, p. 39-50.

    [9] Sur ce sujet, voir Sophie Coudray, « Le paradigme citoyen du Théâtre de l’opprimé. Politisation ou point aveugle ? », Spirale. Revue de Recherches en Éducation, n°66, « Empowerment, pouvoir d’agir en éducation », 2020, p. 15-24.

    [10] Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La Politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 314.

    [11] Augusto Boal, Brochure de la Journée Mondiale du Théâtre, UNESCO, 2009.

    [12] Voir Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, Montpellier, L’Entretemps, 2013.

    [13] Stathis Kouvélakis, La France en révolte. Luttes sociales et Cycles politiques, op. cit., p. 45.

    [14] Marion Carrel, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon, ENS, 2013, p. 160.

    [15] Julian Boal et José Soeiro, « À contre-courant du théâtre de l’opprimé : la critique comme pratique concrète », Théâtre/Public, n° 218« Scènes coréennes », octobre-décembre 2015, p. 123.

    [16] Ibid., p. 125.

    [17] Le terme désigne la population de Rio de Janeiro.

    [18] Augusto Boal, Legislative Theatreop. cit., p. 104.

    [19] Ibid., p. 15-16.

    [20] Ibid., p. 22.

    [21] Françoise Proust, De la résistanceop. cit., p. 12-13.

    [22] Augusto Boal, « Au peuple les moyens de production théâtrale », art. cit., p. 123.

    [23] David Davis et Carmel O’Sullivan, « Boal and the Shifting Sands: the Un-Political Master Swimmer », New Theatre Quarterly, n° 63, août 2000, Cambridge University Press, p. 292.

    [24] Francisco C. Weffort, « Éducation et politique », préface à Paulo Freire, L’Éducation : pratique de la libertéop. cit., p. 21.

    [25] Roland Barthes, cité par Andy Stafford, « Constructing a radical popular theatre: Roland Barthes, Brecht and Théâtre populaire », French Cultural Studies, Volume 7, Issue 19, 1996, p. 43.

    [26] Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs, op. cit., p. 37.

    [27] Ibid., p. 26.