[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Florence Jany-Catrice : "Nous allons vers l’extinction de toute pluralité des idées en économie"

Lien publiée le 17 septembre 2022

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Florence Jany-Catrice : « Nous allons vers l’extinction de toute pluralité des idées en économie » | Alternatives Economiques (alternatives-economiques.fr)

Les débats économiques occupent une place importante dans le fonctionnement des démocraties. Mais, pour qu’il y ait débat, il faut que plusieurs idées puissent s’exprimer. L’Association française d’économie politique (Afep), que préside Florence Jany-Catrice, a été créée il y a une douzaine d’années à partir du constat alarmant d’une ségrégation croissante dans la sélection des professeurs d’économie à l’université à l’encontre de tous ceux qui souhaitent s’inscrire dans une approche « hétérodoxe ».

Ou, pour être plus précis, une approche institutionnaliste qui donne toute sa place dans son analyse aux institutions – la monnaie, l’Etat, le droit… – de l’économie pour comprendre son fonctionnement. Une analyse intellectuellement exigeante qui flirte avec les autres sciences sociales tout en utilisant la quantification, qui s’intéresse à l’économie comme elle fonctionne et non pas comme la rêvent les modèles, et qui n’hésite pas à pointer le rôle des rapports de force.

Autant de qualités qui, malheureusement, semblent disqualifier l’approche aux yeux des économistes dominants. Ce qui aurait dû donner lieu à un combat intellectuel s’est transformé en une volonté d’écrasement. Les institutionnalistes se voient contester le droit à la scientificité et sont de plus en plus marginalisés par les économistes bien en cours. La situation avait commencé à évoluer dans le bon sens sous le mandat de François Hollande, elle s’est de nouveau sérieusement dégradée depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Le pluralisme des méthodes et des idées économiques est rejeté par le pouvoir en place. Une autocratie intellectuelle qui porte atteinte à notre démocratie, juge l’économiste Florence Jany-Catrice, professeure à l’université de Lille, chercheuse au Clersé.

Il y a une dizaine d’année, vous alertiez sur la faiblesse du recrutement d’économistes hétérodoxes chez les professeurs d’économie à l’université. Qu’en est-il aujourd’hui ?

F. J.-C. Le recrutement de professeurs d’économie ne se situant pas dans le champ mainstream – ou dominant – n’a jamais été aussi faible. Nous avons estimé qu’il représentait 4 % de l’ensemble des recrutements de professeurs depuis 2017-18. Sur la période précédente, 2013-2017, c’était quatre fois plus (autour de 17 %) et sur la période antérieure encore (2005-2013), c’était encore trois fois plus (12 % environ).

4 %, cela signifie une part totalement marginale, et à un terme rapide, l’extinction, le terme n’est pas excessif ici, de la pluralité dans la recherche et l’enseignement en économie. C’est une question d’intérêt général, propre à la démocratie, de savoir si on accepte ou pas dans notre pays d’avoir plusieurs écoles de pensée, plusieurs manières de réfléchir à l’économie. Malheureusement, aujourd’hui, la réponse est non.

Pourtant, la situation semblait s’être améliorée ?

F. J.-C. Oui, effectivement, lorsque nous nous sommes organisés en association professionnelle, en 2009, nous l’avions fait parce que nous pensions que la crise était aussi une crise de la pensée économique, et pas seulement une crise économique. Nous pointions à l’époque l’incapacité des économistes à penser le capitalisme tel qu’il va : le régime du capitalisme financiarisé, très loin de l’autorégulation des marchés ; les économies territoriales ; l’économie tertiaire… J’ajouterais aujourd’hui une incapacité à penser sérieusement la crise écologique. Et surtout l’impossibilité de développer une pensée critique, et réflexive, sauf certains prix de la Banque de Suède – une fois la récompense en poche – comme Joseph Stiglitz, Paul Romer, Paul Krugman. Mais cela reste des épiphénomènes.

Nous avons depuis lors beaucoup œuvré pour identifier les verrous de cette fermeture au pluralisme : l’agrégation du supérieur et le fonctionnement du Conseil national des universités (CNU) dans le processus de qualification, qui donnaient la priorité aux économistes mainstream. Et surtout le système de verrouillage des revues : pour être un candidat sérieux au poste de professeur, il faut avoir publié dans les « bonnes » revues… qui sont largement fermées à toute pensée non orthodoxe !

Nous avons réussi à peser quelque peu dans le débat autour des années 2010-2014, sous Nicolas Sarkozy et François Hollande, et à être parfois écoutés et entendus dans plusieurs directions de cabinets ministériels, toujours sur la base de l’importance de maintenir une diversité d’écoles de pensée en économie. La dynamique de l’Afep et cette écoute partielle ont permis pendant plusieurs années que le comportement du CNU soit légèrement moins sectaire, avec une pression à plus d’ouverture sous la menace, sinon, de créer une nouvelle section de recrutement ouverte aux approches institutionnalistes telle que nous la demandions. Cela a entraîné le recrutement d’une soixantaine de professeurs institutionnalistes ou hétérodoxes depuis 2005, sur un peu moins de 500 recrutements. Et constitué de toute évidence une bouffée d’air frais : pour établir des jurys de thèse, des comités de sélection, ou pour tenir des masters.

Que s’est-il passé depuis ?

F. J.-C. Le rythme n’a pas suivi, une rupture majeure s’est produite avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Le coup de frein a été spectaculaire. Nous n’avons jamais réussi véritablement, sauf une fois ou deux, à franchir la porte des ministères. Et lorsque nous l’avons fait, nous avons été reçus par de jeunes technocrates qui de toute évidence n’avaient aucune connaissance des enjeux sur le pluralisme en sciences sociales, contrairement à toutes nos expériences passées. Avant, nous rencontrions des gens rompus aux questions académiques, économiques et même épistémologiques. Depuis 2017, nous avons basculé dans un manque de qualité d’écoute. Tout dialogue est vain.

Le mainstream est d’autant moins à l’ouverture que nous sommes en période de vache maigre. Ce n’est même plus une cure d’austérité, c’est une saignée. Les statistiques nationales sont éloquentes : 53 recrutements de professeurs (tous courants confondus) en 2016, puis 33 en 2017, puis 28, 21, 24. Donc deux fois moins en 2021 qu’en 2016 ! Il y a une tension dans toutes les universités pour que « les postes qui restent » demeurent entre les mains du camp dominant.

En dépit des changements institutionnels de ces dernières années, être économiste institutionnaliste et devenir professeur restent un parcours du combattant ?

F. J.-C. Plus que jamais ! Il faut commencer par passer sa thèse et les inégalités sont déjà extrêmes à ce niveau. Aujourd’hui, la plupart des thèses en économie, dans le champ mainstream (environ 80 % de l’ensemble) sont des thèses regroupant trois ou quatre articles, sur des thématiques variées, plus ou moins prêts à être publiés, ou déjà validés pour publication. Le problème est que souvent ces articles sont coécrits avec des membres du jury de thèse ou le directeur.trice de thèse !

Les hétérodoxes quant à eux restent attachés à un travail qui requiert trois à quatre ans de recherche, qui défend une vraie thèse, avec un matériau de recherche qui va puiser dans toutes les possibilités des sciences sociales : méthodes quantitatives bien sûr, mais aussi enquêtes qualitatives, archives, etc., et qui déroule aussi des éléments réflexifs sur les travaux menés. Certains explorent un auteur, par exemple en histoire de la pensée économique.

Une fois la thèse en main, il faut candidater au CNU pour devenir maître de conférences. En 2019, quand j’y siégeais encore, nous avions eu 290 candidats, dont seulement 10 % étaient hétérodoxes. C’est peu, par découragement, par autocensure, ou du fait du départ dans une autre section (sociologie, aménagement territoire, géographie, gestion). Dans le mainstream, 45 % des candidats avaient été acceptés, 86 % chez les hétérodoxes. Et pourtant, pour être qualifiés chez les hétérodoxes, les règles sont plus strictes. Il faut une bonne thèse et la publication avérée d’un article. Ce n’est pas du tout le cas chez les mainstream dont beaucoup passent la barre sur la base d’un qualificatif de « très prometteur », mais sans aucune pièce pouvant l’avérer. Voilà la réalité du recrutement en France !

Et ensuite ?

F. J.-C. Une fois qualifié pour devenir maître de conférences, il vous faut postuler dans les universités qui cherchent des profils d’hétérodoxes. Il y en a malheureusement, là aussi, peu. Et pour devenir professeur, il est nécessaire de posséder un dossier de publications solides (au moins six/sept publications autres que la thèse), et il faut soutenir une habilitation à diriger des recherches (HDR). Cette étape d’habilitation franchie, vous repostulez auprès des universités qui auront ouvert des postes compatibles avec l’institutionnalisme.

Pourquoi y a-t-il peu de postes ouverts en économie institutionnaliste dans les universités ? Parce que les moyens font défaut de manière générale. Je le répète, la période est aux vaches très maigres. Et les conflits sont nombreux autour de la constitution de profils de poste : en cas de minorité des hétérodoxes dans un département d’économie, les orthodoxes n’ont absolument aucun complexe à se prendre la part du lion s’il n’y a pas sursaut collectif ou institutionnel.

Certains départements d’économie et labos de recherche restent-ils ouverts aux hétérodoxes en France ?

F. J.-C. Mis à part le CEPN à Paris 13, qui est un département d’économie régulé par la section 37 du CNRS (section d’économie gestion), tous les autres laboratoires où se trouvent les institutionnalistes sont des laboratoires interdisciplinaires, ce qui est d’ailleurs une bonne chose ! Il y a le Ladyss (Paris 1, Paris 7, Paris 8 et Paris 10), le Clersé à Lille, l’IDHES à Nanterre, ou bien des labos non CNRS qui ont moins de moyens.

Cette situation est totalement insoutenable. Il faudrait au bas mot au moins trois ou quatre labos en France, affiliés au CNRS, d’économie institutionnaliste. Les économistes mainstream sont très prompts à défendre la concurrence comme meilleure modalité de coordination des acteurs, sauf en ce qui concerne leur propre fonctionnement !

La situation est-elle meilleure à l’étranger ?

F. J.-C. Pas franchement. S’attaquer au monopole de la pensée en économie, dénoncer la néolibéralisation du monde académique, c’est se prendre le mur des plus grands intérêts économiques – le marché, le business, la technophilie, les injonctions au progrès technique – et académiques, avec les positions symboliques de certains collègues.

Nous avions fait un très beau colloque en 2019 à Lille avec plusieurs autres associations internationales et nous étions 850 réunis pendant quatre jours. Les collègues, américains notamment, étaient même franchement impressionnés de la dynamique collective que nous avions réussi à mettre en branle. C’est un travail de la créer. C’est un travail de réussir à la maintenir.

Pour qu’il y ait des économistes hétérodoxes, encore faut-il que les formations offertes le permettent. Quand un étudiant termine sa licence, a-t-il été confronté à un pluralisme des méthodes, des idées ?

F. J.-C. Sous la coordination d’Arthur Jatteau, nous venons tout juste de réaliser un gros travail là-dessus. Résultat : 15 % des cours d’économie sont institutionnalistes dont 40 % sont optionnels, alors que les cours mainstream ne sont optionnels qu’à 18 %. A Limoges, Toulouse, Tours, l’économie institutionnaliste est quasiment absente de la maquette de licence éco-gestion.

Quant à l’importance des cours appliqués et « par objet » (économie des inégalités, du commerce international, du développement durable, de l’économie sociale et solidaire), elle oscille de 25 % du total des enseignements dans certaines licences à 5 % à Toulouse. Même constat pour l’ouverture disciplinaire (droit, socio, sciences politiques, histoire, démographie, etc.) : elle est très faible ou inexistante dans certaines universités, par exemple Paris 2, très forte dans d’autres, par exemple Valenciennes.

Les méthodes sont partout peu diversifiées et quant à la réflexivité, elle disparaît de plein d’universités comme Tours, Toulouse, Poitiers, Franche-Comté, mais elle est très présente à Paris 1 (avec un gros pôle d’histoire de la pensée économique), Corte, Valencienne, Amiens, etc. L’économie de l’environnement ? Un petit sujet sans importance dans la formation de licence d’un économiste avec seulement 0,7 % des cours offerts. Bref, de grosses disparités entre universités, peu d’offres institutionnalistes, et globalement aucune formation aux enjeux écologiques.

Quelles sont les solutions pour rééquilibrer le recrutement des professeurs d’économie à l’université ?

F. J.-C. Compte tenu de l’état de nos forces, il faudrait impérativement une véritable volonté politique de rétablir les conditions du pluralisme dans la pensée. Accepter que tous les économistes ne pensent pas la même chose. Que toutes les méthodes de recherche soient légitimes, pourvu qu’elles soient mises en œuvre de manière rigoureuse. Que les revues d’économie dans lesquelles les économistes institutionnalistes publient ne soient plus disqualifiées comme elles le sont actuellement.

On pourrait imaginer des Assises nationales sur le sujet. Plusieurs économistes bien en vue, a priori proches de nous intellectuellement, pourraient nous y aider, mais ils restent très timorés dans la défense collective du retour au pluralisme en économie. Il reste beaucoup de chemin à parcourir. Et de manière urgente : c’est notre démocratie qui est en jeu.

Toulouse, mauvaise élève du pluralisme en économie

Indice de pluralisme des idées et des méthodes dans les facs d'économie

Une diminution drastique des économistes institutionnalistes

Part des recrutements de professeurs institutionnalistes, en % du total, lissage sur trois ans
 
PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN CHAVAGNEUX