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    Dictature oubliée en Guinée-Équatoriale

    Guinée

    Lien publiée le 22 septembre 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Dictature oubliée en Guinée-Équatoriale, par Jean-Christophe Servant (Le Monde diplomatique, novembre 2021) (monde-diplomatique.fr)

    Membre de l’Organisation des producteurs de pétrole africains, la Guinée-équatoriale affronte sa huitième année de récession. Le pays souffre d’une corruption endémique organisée par la famille du dictateur Teodoro Obiang Nguema, au pouvoir depuis quarante-deux ans. En Espagne — ancienne puissance coloniale —, la complaisance envers le régime s’émousse.

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    Le 28 mai 2021, à Barcelone, la bibliothèque Ignasi Iglésias - Can Fabra accueille la projection du documentaire El escritor de un país sin librerías (« L’écrivain d’un pays sans librairies »), réalisé par l’Espagnol Marc Serena. L’événement accompagne un cycle de conférences consacrées aux anciennes colonies espagnoles d’Afrique : le Sahara occidental et la Guinée-Équatoriale. Le film raconte le parcours de l’écrivain équato-guinéen Juan Tomás Ávila Laurel, installé depuis 2011 en Catalogne. Laurel, 55 ans, dont deux romans ont été traduits en français (1), est l’un des auteurs les plus connus de la petite scène littéraire du pays (avec Donato Ndongo) et de sa diaspora d’au moins treize mille nationaux recensés en Espagne.

    La Guinée-Équatoriale était un « élément-clé du régime franquiste et de ses aspirations de grandeur, mais économiquement, c’était une colonie marginale », nous explique l’anthropologue catalan Gustau Nerín, professeur d’études africaines à l’université de Barcelone. Les deux anciennes provinces autonomes espagnoles de Río Muni (sur le continent) et de Fernando Poo (une île à trente kilomètres des côtes, aujourd’hui île de Bioko, d’où l’État équato-guinéen tire ses ressources pétrolières) ont accédé a l’indépendance, réunies en un seul pays, le 12 octobre 1968. Elles sont ainsi passées du franquisme à la présidence autoritaire et sanglante de Francisco Macías Nguema, avant que ce dernier ne soit renversé en août 1979 par son neveu, M. Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (2). Aujourd’hui âgé de 79 ans, le dictateur bat le record continental de longévité au pouvoir : quarante-deux ans en août 2021. « Pour moi, résume Nerín, il existe trois types de régimes politiques mondiaux : le libéralisme, qui prétend que l’État n’a pas à s’immiscer dans l’économie. Le socialisme, qui préconise que l’État protège les pauvres. Et le régime guinéen, dans lequel l’État protège, subventionne et défend les riches. »

    Le 11 février 2011, porté par le soulèvement tunisien, Laurel s’était rendu célèbre en entamant une grève de la faim à Malabo, capitale de la Guinée-Équatoriale. Le pays recevait alors le président des Cortes (le Parlement d’Espagne), M. José Bono Martinez, membre du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), en visite officielle. « Je voulais attirer l’attention du gouvernement espagnol sur la situation des droits humains en Guinée-Équatoriale et l’inciter à faire pression pour la mise en place d’institutions de transition ne comptant aucun membre du régime », nous raconte Laurel, qui a trouvé refuge à Barcelone. Mais, à l’époque, Madrid souhaitait surtout renforcer les liens économiques avec son ancienne colonie d’Afrique centrale, alors le troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne (3). C’est finalement la mobilisation du Parlement régional catalan et d’intellectuels occidentaux tels que l’Américain Noam Chomsky (4) qui permit à Laurel de s’envoler vers l’Espagne, alors que le porte-parole du gouvernement équato-guinéen tentait de minimiser ce coup d’éclat.

    « Un système bâti sur la peur »

    Installé depuis ces événements dans la banlieue de la métropole catalane, au milieu des collines, Laurel nous fait part de ses inquiétudes. Quelques semaines avant notre rencontre, le 7 mars, en fin d’après-midi, Nkoantoma, un quartier de Bata abritant un important casernement militaire, avait été ravagé par quatre explosions. Cette catastrophe, officiellement due à un feu de débroussaillement (écobuage) « mal maîtrisé mené à proximité d’un stock d’explosifs », aurait fait cent sept morts et six cents blessés… Un bilan probablement sous-estimé. « Je pensais que la Guinée-Équatoriale allait se révolter après ce drame, explique l’écrivain. Malheureusement, rien ne sest passé. Depuis Franco, nous avons toujours connu des dictatures et vivons dans un système bâti sur la peur. »

    Le Parti démocratique de la Guinée-Équatoriale (PDGE) du président Obiang occupe 99 des 100 sièges de la Chambre des députés et 100 % de ceux du Sénat. L’opposition exilée en Espagne est éclatée en une poignée de groupes politiques dominés par les sociaux-démocrates du Parti de convergence pour la démocratie sociale (PCDS), seule formation à se manifester encore au pays natal, mais dépourvue d’influence sur une vie politique verrouillée. Les militants de l’ethnie fang qui animent la radio numérique La Voz de los sin voz (« la voix des sans-voix ») reconnaissent un certain découragement : sauf révolution de palais, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, alias Teodorin, 52 ans, le fils aîné du dictateur et actuel vice-président, est assuré de prendre la succession. « Le fait que les Équato-Guinéens soient divisés entre zone insulaire et zone continentale et continuent à se positionner selon leur groupe ethnique ne facilite pas une prise de conscience nationale », nous explique Laurel.

    Toujours détenteur d’un passeport équato-guinéen, l’écrivain n’a pas souhaité obtenir le statut d’exilé politique en Espagne. Un « courage » et une « constance » salués par sa compatriote, l’essayiste et militante afro-féministe Remei Sipi. D’ethnie bubie, de l’île de Bioko (la plus importante minorité ethnique du pays), vivant elle aussi à Barcelone, Mme Sipi fait partie des Équato-Guinéens ayant obtenu la nationalité espagnole après l’indépendance, dans le cadre de la politique de naturalisation alors menée par Madrid. Fondatrice de la première association espagnole de défense des droits des migrants équato-guinéens, elle milite pour l’instauration d’un État de droit dans son pays natal.

    Comme Laurel, elle retourne régulièrement chez elle. Leur notoriété les préserve des foudres d’un pouvoir qui, en les laissant aller et venir, affiche une tolérance contrôlée envers les voix dissidentes. Mais ceux qui rentrent au pays doivent adopter une attitude réservée et rester « au village » afin de ne pas provoquer les autorités locales. Le régime équato-guinéen est coutumier des arrestations arbitraires et des atteintes à la liberté d’association comme de réunion. L’ensemble des moyens de communication et de diffusion constitue toujours un monopole d’État ; les seules chaînes privées, celles du groupe Asonga, appartiennent à Teodorin Obiang.

    Occupée par l’Espagne entre 1778 et 1810, colonisée à partir de 1844, puis soumise au sabre et au goupillon de la politique de ségrégation franquiste, la Guinée-Équatoriale reste méconnue du grand public. « Pour les Espagnols, l’époque de la colonisation s’est arrêtée à leur départ de Cuba en 1898. Nous sommes plus sensibles et indignés par ce qui se passe au Sahara occidental [l’ancien Sahara espagnol] que par les événements dans le golfe de Guinée », déplore Michael Ugarte, professeur émérite de littérature espagnole à l’université du Missouri (5). Auteurs d’un documentaire commandé par la Cinémathèque espagnole (Memorias de ultramar, 2021, réalisé à partir d’archives privées de l’époque coloniale), la réalisatrice Carmen Bellas et l’enseignant en cinéma Alberto Berzosa reconnaissent avoir été surpris par les difficultés rencontrées pour obtenir certaines archives.

    Pour les Espagnols, la couleur dominante de l’ancienne colonie reste le sépia, comme le confirme le succès, à sa sortie en 2015, de l’adaptation cinématographique du roman Palmeras en la nieve (« Palmiers dans la neige »), de Luz Gabás, une fille de colon militante du Parti populaire, qui a attiré plus d’un million de spectateurs. Le film, qui se déroule dans les années 1950 et 1960, raconte la passion amoureuse d’un contremaître de la province d’Aragón et d’une belle autochtone dans une plantation de café de l’île de Bioko. Fleurant bon le « colonialisme positif », le film n’est pas sans rappeler l’adresse de Franco aux Équato-Guinéens, quelques mois avant leur indépendance : « L’Espagne nest pas et na jamais été colonialiste, elle est civilisatrice, ce qui est tout à fait différent (6). » Tourné en Colombie et aux îles Canaries, programmé sur Netflix, Palmeras en la nieve a même été honoré d’une projection officielle à Malabo… À l’opposé, El escritor de un país sin librerías reste interdit de diffusion en Guinée-Équatoriale, « pays où l’on se croirait encore à l’époque du franquisme tardif », selon son réalisateur, frappé par le culte de la personnalité qui entoure le président Obiang, dont le jour anniversaire est devenu férié… Aucune télévision publique espagnole ne s’y intéresse. Il est vrai que l’un des caciques du secteur, le producteur de cinéma Enrique Cerezo, également président de l’Atlético Madrid, est un « ami » du pouvoir équato-guinéen, qui accueille avec bienveillance ses productions… En 2016, à l’occasion du tournage à Malabo du film 1898. Nos derniers hommes aux Philippines, M. Cerezo ne manqua pas d’offrir en mains propres un maillot floqué de son club au président Obiang.

    Contrairement au terme « Françafrique », aucun néologisme espagnol ne permet de décrire la « relation diabolique et schizophrénique » qui unit, selon le journaliste indépendant catalan Xavier Montanyà, un petit cercle de riches Espagnols au clan familial de Malabo. Si la Guinée-Équatoriale n’est plus que le neuvième partenaire économique africain de l’Espagne, les enquêtes de Montanyà établissent « les relations d’influence qui lient des entreprises, des particuliers, des fondations et des sociétés de conseil ou de réflexion espagnoles avec la mafia familiale d’Obiang, qui contrôle de son côté tous les projets et ressources du pays (7) ». Rétrocommissions, petits cadeaux entre amis, conflits d’intérêts, détournement de l’aide publique espagnole… Dans le catalogue dressé par Montanyà, par ailleurs auteur d’une enquête au long cours sur l’économie du pétrole au Nigeria (8), figurent des ténors du Parti populaire (droite) et du PSOE comme des membres de la famille royale d’Espagne, des hommes de médias autant que des barons du bâtiment impliqués dans des projets d’infrastructure devenus les « éléphants blancs » du régime équato-guinéen : l’aéroport et le projet touristique de l’île de Corisco, la nouvelle capitale, Oyala. Ces informations sont confirmées par le journaliste équato-guinéen Delfin Mocache Massoko, installé à Valence. Fils d’un opposant fang, Avelino Mocache Mehenga, rallié au gouvernement équato-guinéen, Massoko dirige le site d’investigation Diario rombe. Il a contribué au dossier à charge contre M. Teodorin Obiang, poursuivi en France dans l’affaire dite « des biens mal acquis » et condamné le 28 juillet dernier à trois ans de prison avec sursis, 30 millions d’euros d’amende et la confiscation de tous ses biens saisis entre 1997 et 2011. L’Espagne demeure aussi un havre prisé des proches de la pétrodictature, qui y investissent l’argent public détourné, notamment dans l’immobilier (9). Alors que le pays, dont les hydrocarbures représentent 97 % des exportations, se trouve au 145e rang sur 189 sur l’échelle du développement humain des Nations unies (10), la fortune personnelle du chef de l’État s’élèverait, elle, à 600 millions de dollars.

    En décembre 2015, sur fond de crise économique et de scandales de corruption, Mme Rita Bosaho Gori, alors âgée de 50 ans, aide-soignante d’Alicante licenciée en histoire et née en Guinée-Équatoriale, figurait parmi les 71 députés élus pour le parti Podemos. L’élection de Mme Gori, première députée d’origine africaine des Cortes depuis l’avènement de la démocratie espagnole, laissa planer l’espoir d’une médiatisation plus large de l’autoritarisme du régime Obiang. Au Parlement, elle participa d’ailleurs à la fondation d’un intergroupe sur la Guinée-Équatoriale. Mais l’initiative ne survécut pas à sa défaite lors des élections générales de novembre 2019. Et la Guinée-Équatoriale est retombée dans l’oubli. « Finalement, constate l’anthropologue catalane Yolanda Aixelà Cabré, spécialiste de la diaspora équato-guinéenne, l’élection d’une députée noire relevait surtout de la politique intérieure et du symbole antiraciste. » M. Mariano Rajoy (Parti populaire) fut le dernier chef de gouvernement espagnol à honorer Malabo d’une visite officielle, en 2014. En avril 2021, la tournée africaine du premier ministre socialiste Pedro Sánchez — effectuée dans le cadre du plan Foco África 2023 pour le développement des affaires et le contrôle des flux migratoires — évita ostensiblement l’ancienne colonie pour se diriger vers Dakar et Luanda. Faut-il y voir un avertissement pour le régime ?

    Jean-Christophe Servant

    Journaliste.

    (1Sur le mont Gourougou, Asphalte Éditions, Paris, 2017, et Dans la nuit la montagne brûle, Solanhets, Blajan, 2019.

    (2) Lire Ignacio Ramonet, « Linceul de silence », Le Monde diplomatique, janvier 1994.

    (3) Lire « Offensive sur l’or noir africain », Le Monde diplomatique, janvier 2003.

    (4Cf. « Chomsky elogia la “acción valiente” del escritor ecuatoguineano Juan Tomás Ávila contra el “horrible régimen” de Obiang », Europa Press, Madrid, 14 février 2011.

    (5) Auteur d’Africans in Europe. The Culture of Exile and Emigration From Equatorial Guinea to Spain, University of Illinois Press, Champaign, 2010.

    (6) Cité par Ramón García Domínguez, Guinea. Macías, la ley del silencio, Plaza & Janés, Barcelone, 1977.

    (7Cf. Xavier Montanyà, « La trama espanyola de la corrupció a Guinea », VilaWeb, Barcelone, 16 avril 2017, www.vilaweb.cat

    (8) Xavier Montanyà, L’Or noir du Nigeria. Pillages, ravages écologiques et résistances, Agone, Marseille, 2012.

    (9Cf. « Un juzgado de Madrid admite a trámite una querella por blanqueo de capitales contra melchor esono edjo y su hija », Diario rombe, Valence, 19 mai 2021.

    (10) « Rapport sur le développement humain 2020 », Programme des Nations unies pour le développement, New York (données 2019).