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La République? Oui, mais laquelle?

Lien publiée le 17 octobre 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La République ? Oui, mais laquelle ? – Le Comptoir

Dans son dernier livre « La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme républicain » (Gallimard,  2022), le philosophe Jean-Fabien Spitz entreprend de mettre à jour les vrais enjeux du clivage survenu ces dernières années autour de la notion de « république ». Clivage, le mot paraît faible tant les thèses en présence ne semblent pas susceptibles de conciliation. Pour les uns, la « république » est la valeur refuge d’une société mise à mal par les communautarismes et autres « séparatismes » ; pour les autres, elle est un mot vide de sens en raison de son incapacité à tenir les promesses d’égalité et de fraternité qu’elle proclame. Elle est vue soit comme ce qui reste de commun dans une société atomisée ou « archipelisée », soit comme un englobant factice qui n’a comme fonction que de stigmatiser certaines communautés.

NRF Essais, Gallimard, 2022, 368 p.

Devant ce qu’il juge une dégradation de « principes en « valeurs », Jean-Fabien Spitz accorde une place importante à la notion de « laïcité », qui est au cœur de la controverse : pour les uns elle est synonyme de neutralité de l’État en matière de cultes et de liberté de conscience, pour les autres, elle traduit les appartenances particulières comme des facteurs d’emprise et d’assujetissement lorsqu’elles cherchent à s’imposer dans l’espace public. En tout état de cause, ces oppositions entre conceptions de la république structurent une grande partie des clivages politiques contemporains, au sein de la gauche et de la droite, mais peut-être plus fortement à l’intérieur de chacune d’elles, notamment à « gauche ».

L’originalité du propos de Jean-Fabien Spitz est de lier le surgissement de cet « intégrisme » aux effets produits par le néo-libéralisme sur les équilibres sociaux. Il formule ainsi les choses sans détour : l’invocation de la « république » serait une tentative idéologique pour substituer une vision identitaire et autoritaire à une conception démocratique et sociale de la république. Autrement dit, plus le « néo-libéralisme » apparaît dans les faits comme destructeur des principes républicains (égalité, liberté, fraternité), plus sa légitimité et sa capacité hégémonique s’effritent, plus la république est invoquée dans une logique ordo-libérale ou conforme à l’évolution du néo-libéralisme vers un libéralisme autoritaire. Par une sorte de renversement, les partisans du néo-libéralisme, qui avaient manifesté leur confiance totale dans les mécanismes de marché, l’extension de la valeur d’échange, la critique de l’État-providence, etc., ont désormais recours à la république en valorisant ou survalorisant une conception de la citoyenneté qui ne tolère les appartenances particulières, culturelles et/ou religieuses, qu’à la condition qu’elles restent dans le domaine privé. Ce renversement est paradoxal car, ainsi que Spitz le fait remarquer, ce néo-libéralisme, défenseur de la « catallaxie » (concept de Hayek pour désigner l’ordre « spontané » que le marché libre et sans entraves serait en capacité de produire) et féru d’ « épistocratie » (ou expertocratie, car les néo-libéraux, très méfiants envers la démocratie, préfèrent toujours confier  le pouvoir à ceux qui « savent » !), a pu par le passé trouver un « terrain d’entente » avec la défense de la différence culturelle et le multiculturalisme (ce que certains auteurs ont désigné comme un consensus de type « libéral-libertaire »).

« L’invocation de la « république » serait une tentative idéologique pour substituer une vision identitaire et autoritaire à une conception démocratique et sociale de la république. »

Mais alors, que s’est-il passé ? Pourquoi un tel renversement ? Pour le comprendre, Jean-Fabien Spitz reprend à son compte les thèses du sociologue américain Thomas Frank, dans un livre devenu célèbre, Pourquoi les pauvres votent à droite (2013). L’explication mobilise deux types de causes. La première est l’impossibilité, ou la très grande difficulté, pour une gauche de gouvernement ralliée au marché et, même à son corps défendant, aux présupposés idéologiques du néo-libéralisme dans sa version économique et sociétale, de répondre réellement aux attentes des classes sociales les plus durement éprouvées par le néo-libéralisme. La seconde est l’habileté de la droite néo-libérale à avoir su évacuer du mécontentement social exprimé par les classes populaires toute dimension sociale justement pour lui donner une expression strictement culturelle et ethnique. En clair, il ne s’agit plus de dire à un ouvrier qu’il est déclassé parce que sacrifié sur l’autel du marché, mais parce qu’il est blanc ! Comme dans le même temps, la droite a beau jeu de rabattre toute la gauche sur ses élites favorables au multiculturalisme et au progressisme sociétal, le tour est joué. Ce n’est pas la lutte sociale qui améliorera le sort de la classe moyenne paupérisée, c’est en confiant son sort à la nation et au drapeau que tout ira mieux. En s’en prenant alors au « populisme » de la droite, la gauche se piégera elle-même en reconnaissant d’une certaine manière qu’elle ne porte plus les aspirations populaires.

Éditions Agone, 2013, 448 p.

Un tel mécanisme de captation idéologique a de quoi rendre pessimiste sur notre capacité à remettre les choses à l’endroit. Car Jean-Fabien Spitz pointe à juste titre le cercle vicieux à l’œuvre : les effets sociaux du néo-libéralisme délitent la société par le chômage, la précarité, les difficultés d’accès aux facteurs d’une vie décente, l’effritement de la solidarité, etc. La société en proie à l’anomie et à la désaffiliation voit la violence croître en son sein, suscitant en retour une demande d’autorité, que les gouvernements tenteront de satisfaire, non pas en termes sociaux mais en termes culturels, en stigmatisant les minorités et proposant des mesures toujours plus répressives. Le néo-libéralisme nous fait ainsi glisser sensiblement vers des régimes autoritaires en proie à la stigmatisation raciste. Nous tenons là le paradigme politique dominant en France depuis quarante ans, qui s’est imposé sur de larges pans de l’échiquier politique, y compris à gauche.

Mais le pessimisme dont fait preuve Jean-Fabien Spitz ne s’explique pas seulement par ce dévoiement de la question politique et sociale en termes identitaires et culturels. Il s’explique aussi parce que dans le même temps, selon le philosophe, « le citoyen a disparu, la nation n’existe plus, la loi est la propriété des lobbies, la liberté est un mythe sous toutes ses formes dans une société de surveillance généralisée, la solidarité disparaît avec de larges pans de la protection sociale ». Autrement dit, l’ « intégrisme » républicain est une réponse volontairement fausse (on pourrait dire mystifiée) à un problème politique et social réel ; pire : un leurre, fait pour ne pas regarder les choses en face et détourner notre regard de l’ampleur des problèmes politiques et sociaux posés à nos sociétés par le néo-libéralisme et les gouvernements acquis à sa cause. Le surgissement d’une conception identitaire de la république ferait d’une pierre deux coups : il détourne le regard de la vérité de la domination et légitime un peu plus le basculement vers un régime autoritaire.

« Le néo-libéralisme nous fait glisser sensiblement vers des régimes autoritaires en proie à la stigmatisation raciste. »

Face à cela, Jean-Fabien Spitz propose justement de renouer avec une conception authentique de la république, qu’il définit comme le régime qui institue la « non-domination » (idée reprise de l’américain Philip Pettit) dans tous les domaines de la vie. Il se veut en cela fidèle à l’inspiration première du libéralisme (y compris en y intégrant John Locke et Adam Smith) qui est de concevoir une société fondée sur la réelle indépendance de tous. Spitz récuse au passage la distinction d’un libéralisme des Lumières, acquis à la stricte égalité formelle entre individus, puis rattrapé au XIXème siècle par la question sociale, et introduit de manière originale une continuité philosophique entre libéralisme et républicanisme. C’est la dimension du livre qui peut susciter débat. On peut être d’accord avec lui pour ne pas rabattre le libéralisme originel sur une anthropologie de la possession (Mandeville), sur un strict contractualisme du pouvoir (Hobbes), sur la défense de l’individu face au pouvoir (Constant), bref on peut ne pas vouloir réduire le libéralisme à un strict individualisme pour y intégrer, via la question des droits, une dimension collective et sociale, néanmoins la mobilisation d’un penseur comme Louis Blanc, fondamental selon Spitz pour comprendre la puissance du principe républicain (la République, selon Louis Blanc, « c’est l’école ouverte aux pauvres comme aux riches, c’est la possession des instruments de travail rendue de plus en plus accessible aux travailleurs ; c’est l’abolition graduelle du prolétariat (je souligne); c’est l’incessante recherche des moyens à employer pour que tous arrivent à pouvoir développer librement leurs facultés inégales, pour que la joie des uns ne s’achète pas au prix de la douleur des autres ») conduit, qu’on le veuille ou non, à se situer dans un autre espace politique, qu’on nommera socialisme par exemple, ou « république sociale » mais qui abordera la question des droits en lien direct avec celle de l’auto-gouvernement, de l’association, bref de l’abolition de la coupure entre l’État et les citoyens.

Car, au fond, ce qui caractérise le libéralisme depuis l’origine est bien de chercher à protéger l’individu autant des interférences de ses semblables que du pouvoir politique lui-même, comme si ce dernier était toujours séparé. Le libéralisme, qu’on le veuille ou non, est une doctrine de dépolitisation du citoyen et donc de dépossession. Ainsi, la république dont parle Jean-Fabien Spitz, celle qui doit instituer la « non-domination », ne pourra être l’œuvre que des citoyens eux-mêmes. C’est à prolonger la réflexion dans cette direction que ce livre puissant, charpenté et stimulant, nous invite.

Emmanuel Roux

Agrégé de philosophie

(dernier ouvrage paru, Abolir le spectacle, Guy Debord, Le bien commun, Michalon, 2022).

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