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L’économie morale de la grève
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L’économie morale de la grève | Alternatives Economiques (alternatives-economiques.fr)
Il y a un demi-siècle, l’historien britannique Edward Palmer Thompson publiait un article intitulé « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century » qui bouleversa la manière dont on pensait les luttes sociales. Analysant les soulèvements populaires dans l’Angleterre du XVIIIe siècle lors de hausses des prix, il y récusait les explications simplistes qui les réduisaient à des émeutes de la faim liées à des conjonctures économiques difficiles.
Rejetant ces interprétations mécaniques, voire biologiques, il soulignait que ces actions, parfois violentes, répondaient aux pratiques spéculatives des fermiers qui raréfiaient les céréales sur les marchés pour en faire monter les prix. Les pauvres qui se révoltaient ne demandaient pas seulement du pain, ils voulaient plus de justice.
Leurs protestations trouvaient leur légitimité dans ce qu’ils considéraient comme une rupture du contrat social selon lequel il était intolérable que certains s’enrichissent aux dépens des plus vulnérables dont ils rendaient les conditions de vie plus dures. C’est ce qui explique que la population soutenait souvent ces insurrections.
Alors que monte le mécontentement en France, que des journées de mobilisation se préparent et que des grèves se développent dans différents secteurs d’activité, les gouvernants et les commentateurs gagneraient à se souvenir de cette analyse. Au cours des deux derniers trimestres, le pouvoir d’achat moyen a successivement baissé de 1,8 % et 1,2 %, selon l’Insee.
Dans un contexte de forte inflation, dont la stabilisation autour de 6 % grâce au bouclier tarifaire n’a guère de chances de se maintenir une fois qu’il sera supprimé, les augmentations moyennes du salaire de base ont été de 3 % cette année, ne rattrapant donc que la moitié de la hausse des prix.
Parallèlement, la fortune des plus riches, qui avait déjà bénéficié de l’épreuve de la pandémie, a continué de progresser à un rythme rapide, alors que les plus précaires voyaient leur quotidien se dégrader. Les réactions à cette situation mêlent inquiétude face à un niveau de vie de plus en plus menacé par le coût de l’énergie et indignation face au creusement des inégalités.
Sentiment d’injustice
L’interruption du travail dans les raffineries est significative de cette conjonction. Pendant que TotalEnergies redistribue à ses actionnaires, au premier rang desquels BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, une part de ses bénéfices – les plus importants jamais réalisés par une entreprise française –, les salariés ont vu leurs demandes d’augmentation de leurs rémunérations refusées dans un premier temps par le groupe.
On ne saurait pourtant résumer le soutien massif des ouvriers des raffineries à la grève à la seule question de leur pouvoir d’achat entamé par l’inflation, car il se nourrit aussi de la colère suscitée par le déséquilibre entre les rétributions du capital et du travail. C’est le sentiment d’une profonde injustice qui anime les salariés des groupes pétroliers, conscients que les gains produits par leur labeur sont reversés aux investisseurs, à hauteur de 2,6 milliards au premier semestre de 2022. Pour eux, c’est le contrat social qui est rompu par les excès d’un capitalisme financiarisé.
Cette injustice, beaucoup la ressentent dans le pays. Alors que la pénurie de carburants pénalise les deux tiers de la population et qu’une partie des médias s’évertue à discréditer le mouvement en parlant de la gêne pour les automobilistes plutôt que des droits des ouvriers, la proportion des personnes affirmant soutenir les grévistes ou ressentir de la sympathie à leur égard est supérieure à celle des personnes se déclarant opposés voire hostiles. Au total, la moitié des personnes interrogées continuent de vouloir protéger le droit de grève contre les réquisitions.
Certains journalistes mettent en avant le fait que ces chiffres sont inférieurs à ceux observés lors de mobilisations précédentes, par exemple celle du personnel des urgences hospitalières. Mais les personnels grévistes assuraient alors les soins en manifestant leur protestation par le port de brassards, l’accrochage de banderoles et la distribution de tracts. Cette fois, le blocage des pompes à essence a des conséquences sur la vie des usagers, ce qui le rend plus impopulaire.
Droits et dignité
Un fait saillant de la brève histoire du mouvement social actuel a été l’annonce par la direction du groupe TotalEnergies que les opérateurs de raffinerie avaient une rémunération mensuelle de 5 000 euros, en espérant ainsi disqualifier leurs revendications. Cette annonce est toutefois apparue à beaucoup trompeuse et révélatrice.
Trompeuse, car le salaire brut en début de carrière est de 2 200 euros, à quoi s’ajoute une prime de 540 euros liée à l’activité permanente en rotation 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. La somme rendue publique par la direction de TotalEnergies correspondait ainsi à une minorité d’opérateurs expérimentés de plus de vingt ans d’ancienneté. On a d’ailleurs appris à cette occasion que les salariés des stations-service du groupe, qui ont eux aussi cessé le travail, ne gagnaient que 1 750 euros brut à l’embauche.
Cette annonce est révélatrice, aussi, car quand bien même le chiffre donné par la direction serait vrai, il demeurerait 100 fois inférieur à la rémunération du PDG du groupe qui est d’environ 6 millions d’euros par an. Le message est donc qu’un bon ouvrier est un ouvrier qui gagne peu, ne demande pas plus et sait rester à sa place. On comprend comment la communication du groupe peut alors être vécue par ses employés comme une atteinte à leur dignité. En lançant le débat sur ce terrain, la direction de l’entreprise laisse ainsi entendre qu’à partir d’un certain salaire, une demande d’ajustement à l’inflation devient inacceptable et le droit de grève illégitime.
Factuellement, les mobilisations des pauvres dans les campagnes anglaises et des ouvriers dans les raffineries sont bien différentes : ni le niveau d’indigence ni le degré de véhémence d’hier n’ont aujourd’hui d’équivalent. Structurellement pourtant, l’économie morale de l’émeute a beaucoup à voir avec l’économie morale de la grève, car dans les deux cas, ce qui est en jeu, c’est une exigence de justice, une attente à l’égard du contrat social et, in fine, une demande de respect de la dignité et des droits des travailleurs. À méconnaître cette réalité, le gouvernement et le patronat s’exposent à de nouveaux affrontements sociaux.