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La classe ouvrière à l’assaut du ciel
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La classe ouvrière à l'assaut du ciel (lundi.am)
Steve Wright, À l’assaut du ciel. Histoire critique de l’opéraïsme
[Note de lecture]
L’opéraïsme tenta de renouveler le marxisme à hauteur des luttes des années 1960-1970 en Italie, et de contribuer à leur radicalisation. Steve Wright présente dans ce livre une analyse critique de ce courant, relativement peu connu en France, et que les mouvements sociaux de ces dernières années invitent à (re)découvrir.
À l’assaut du ciel fait retour sur le courant marxiste hétérodoxe qui s’est développé en Italie, au cours des années 1960-1970, sous le terme générique d’opéraïsme. À la faveur du renouveau, ces deux dernières décennies, de la gauche anti-étatique dans les pays occidentaux, ce mouvement a connu un regain d’intérêt. Et ce d’autant plus que, dans les années 1970, l’opéraïsme en vint largement à se fondre avec l’Autonomie italienne ; cet archipel « idéologiquement hétérogène, territorialement dispersée, organisationnellement fluide, politiquement marginalisée ».
Les opéraïstes ont relu Marx à l’aune des transformations de la production et de la classe ouvrière au cours du « miracle italien » de l’après-guerre. À l’encontre des communistes qui voyaient dans la productivité une question, en dernier ressort, technique, et avalisaient de la sorte la rationalité de la discipline du travail, ils plaçaient « le centre de gravité de la lutte à l’intérieur de l’usine », où « le ’’despotisme’’ capitaliste [qui] prend la forme de la rationalité technologique » (pages 69 et 83). Il s’agissait dès lors de partir du comportement du prolétaire comme sujet autonome, au sein « d’une histoire interne de la classe ouvrière », et en lutte « contre la double tyrannie de la rationalité économique et de la division du travail ».
« ANARCHO-SOCIOLOGIE »
Les analyses opéraïstes entendaient appréhender la recomposition du prolétariat – la jeunesse du Sud de l’Italie montant chercher du travail dans les usines du Nord industriel – et le nouveau cycle de luttes ; cycle auquel ils voulaient contribuer, en participant théoriquement – mais aussi pratiquement – à un renouvellement du mouvement ouvrier par « en bas ». Ils élaborèrent pour ce faire de nouveaux concepts, tel que « l’ouvrier-masse » – l’ouvrier massifié, accomplissant un travail non qualifié, et situé au cœur du procès de production immédiat – et la « composition de classe » ; formes de comportements liées aux figures particulières de la force de travail et aux processus de production spécifiques dans lesquels elles s’insèrent.
Un autre concept, mis en avant par l’un des principaux théoriciens de l’opéraïsme, Mario Tronti (né en 1931), fut appelé à faire fortune : « l’usine sociale ». Il rendait compte du « processus de colonisation interne » de la production capitaliste, par lequel « toute la société vit en fonction de l’usine et l’usine étend sa domination exclusive sur toute la société ». D’où un mouvement contradictoire : « quand toute la société se trouve transformée et réduite en une usine, cette dernière en tant que telle, semble disparaître ».
L’auteur souligne l’originalité, les limites et les recodages des théories opéraïstes – qualifiées par certains « d’anarcho-sociologiques » –, toujours imbriquées aux luttes. Bien que se dotant de concepts qui auraient dû faciliter l’analyse de la reproduction des rapports de pouvoirs caractéristiques de l’entreprise à l’ensemble de la société, les opéraïstes continuèrent assez longtemps à se concentrer sur l’intérieur de l’usine. N’est-ce pas là, comme l’écrivait Tronti, « que l’on brise aujourd’hui l’appareil d’État bourgeois » ?
De même, leur refus de tenir pour séparés la politique de la lutte et la sphères économique, butait sur leur lenteur à se débarrasser du léninisme, à qui ils donnaient cependant une forme libertaire. Enfin, sur le plan stratégique, la dés-identification entre la classe ouvrière et les organisations – parti et syndicat – communistes qu’ils avaient opérée, fut longtemps accaparée par la question de la forme parti : fallait-il en créer un ou réformer le Parti communiste depuis la base ?
LES ANNÉES DE POUDRE
L’opéraïsme est indissociable des transformations sociales et des mobilisations qui secouèrent l’Italie. L’émergence du mouvement étudiant, puis l’Automne chaud (1969) et le long Mai rampant de la décennie 1970, qui furent autant d’« années d’affrontement permanent » [1], l’amenèrent à un renouvellement théorique. Malgré sa focalisation sur l’usine, l’opéraïsme opéra une série de réajustements, notamment au regard des mouvements de femmes et de l’agitation croissante dans le Sud du pays.
Durant les années 1970, catalysée par le contexte international – la multiplication des guérillas en Amérique latine, notamment celle (urbaine) des Tupamaros en Uruguay, la guerre du Vietnam, les actions de la Fraction armée rouge (RAF) en Allemagne, etc. – et la répression de plus en plus généralisée en Italie, la lutte de classe en vînt à adopter une forme de militarisation, qui, en retour, affecta les analyses opéraïstes, régulièrement sacrifiées à l’impatience politique. Steve Wright rappelle que si les divergences sur la signification de la lutte armée étaient considérables ; « ’’sur son futur déclenchement il n’y avait aucun doute’’, comme Scalzone le dirait plus tard ».
De plus en plus, le mouvement en vînt dès lors à se scinder en deux camps : d’un côté, celui « contre-culturel », centré sur les thèmes libertaires et personnels, de l’autre, « ceux qui voulaient ignorer les implications politiques de la critique libertaire », intéressés principalement, sinon uniquement à « débattre de la praticabilité de la guerre civile ».
À l’instar de l’ensemble de la contestation sociale, l’opéraïsme fut défait, au tournant des années 1980, par le double mouvement de répression et de réorganisation de la production. En criminalisant les écrits et en précipitant les vagues massives d’arrestations, l’enquête et le procès du « 7 aprile » 1979 contribuèrent grandement à mettre un terme à ce cycle de luttes. À l’heure où se discute l’extradition de Vincenzo Vecchi, condamné, sur base d’une loi datant du fascisme, à douze ans de prison pour sa participation au contre-sommet de Gênes, en 2001, force est de constater la continuité d’une même logique répressive [2].
Alors que l’opéraïsme en était venu, à la fin des années 1970, à revoir son idée centrale d’une homogénéité de la classe ouvrière, le processus de production connut une importante désarticulation dont le but était aussi de briser l’indiscipline ouvrière. Il en résultat la destruction de l’identité sociale du prolétariat et, plus spécifiquement, l’éradication du radicalisme ouvrier aux usines FIAT, qui s’était manifesté si souvent et avec éclat au cours des années précédentes.
RAYONNEMENTS
Si nombre de théoriciens opéraïstes se sont intéressés à l’histoire de l’entre-deux-guerres et aux mouvements sociaux contemporains aux États-Unis – entre autres le Black Power –, il est dommage que n’ait pas été analysée la « culture assembléiste », alors en plein essor dans les années 1970 en Espagne, et que celle-ci, de son côté, n’ait pu se nourrir des analyses opéraïstes [3]....
À l’assaut du ciel revient également sur l’influence de Danilo Montaldi (1929-1975). Cette figure originale fut notamment l’un des précurseurs de la co-recherche, basée sur des questionnaires, des entretiens et des récits de vie, que l’opéraïsme développa, et ouvrit la focale théorique aux groupes marginaux et à la culture populaire ; « la culture de ’’ceux qui sont exploités mais non soumis’’ ». À travers Montaldi et son organisation, Unita Proletaria, les opéraïstes purent avoir accès aux thèses de Socialisme ou Barbarie. La mise en avant de l’auto-organisation, la critique des syndicats et la volonté de dépasser « le mouvement ouvrier officiel », au cœur des analyses du groupe français, furent repris et reconfigurés au sein du courant italien.
Steve Wright et, dans la préface, Marie Thirion, interrogent par ailleurs l’écho de l’opéraïsme en France. Celui-ci fut tributaire de quelques personnes et espaces, qui jouèrent un rôle de passeur, tels que Gilles Deleuze et Félix Guattari, Yann Moulier Boutang, Jean-Marie Vincent et la revue, créée en 1990, Futur antérieur, et centré, sinon réduit, à l’un de ses principaux théoriciens, réfugié en France : Antonio Negri.
Le redéploiement des luttes autonomes ces dernières années invite à (re)découvrir l’opéraïsme, et à passer au crible de l’analyse critique ses apports et ses limites - y compris sa théorisation du refus du travail, malheureusement peu développée ici. Les liens qu’il établit entre « des formes de lutte ouvertes comme la grève sauvage » et « des formes de résistance plus souterraines », au sein et en-dehors de l’entreprise, demeurent toujours une source stratégique de réflexion. Mais peut-être le noyau central de son originalité – et son actualité – réside-t-il avant tout dans sa mise en avant de l’auto-organisation et dans son point de vue assumé de la subjectivité politique.
Frédéric Thomas
[1] Sur l’Italie de ces années-là, lire Nanni Balestrini et Primo Moroni, La Horde d’or, Italie, 1968-1977 : la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Paris, L’éclat, 2017.
[2] « Vincenzo Vecchi : la cour de justice européenne autorise la France à extrader l’ancien activiste. Entretien avec son comité de soutien », Lundi matin, 19 septembre 2022, https://lundi.am/Vincenzo-Vecchi.
[3] Voir Frédéric Thomas, « Tout le pouvoir à l’assemblée ! Une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition (1970-1979) », Lundi matin, 23 août 2021, https://lundi.am/Tout-le-pouvoir-a-l-assemblee-Une-histoire-du-mouvement-ouvrier-espagnol.