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Le communisme de guerre selon Orwell

Lien publiée le 27 octobre 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le communisme de guerre selon Orwell – Le Comptoir

Figure iconoclaste du socialisme, George Orwell se considérait comme un « anarchiste tory » par son mélange unique des vertus populaires traditionnelles et du progressisme social. L’écrivain britannique est réédité par les Éditions R&N, qui ont dernièrement publié « Le Lion et la Licorne ». Dans cet essai, Orwell prend le contre-pied des affidés de l’extrême-gauche pacifistes durant la Seconde Guerre Mondiale, en s’efforçant de marier le civisme anglais avec une Révolution sociale conséquente.

« Tandis que j’écris ces lignes, des êtres humains hautement civilisés volent dans le ciel au-dessus de ma tête pour essayer de me tuer ». D’emblée, l’auteur place le curseur de son essai sur la question de la culture nationale. Anti-nationaliste, Orwell n’est pas pour autant contre toute forme de patriotisme. Tandis que la plupart de ses pairs honnissent le sentiment d’appartenance à une communauté – par le fait que la guerre se fait au profit de la bourgeoisie (« On pense mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels » Anatole France) – l’essayiste essaie de démontrer la place prépondérante que prend celui-ci en dépit des critiques des uns et des autres. En effet, il va jusqu’à affirmer que le christianisme et l’internationalisme sont des poids plumes face à l’exaltation irrationnelle d’une communauté particulière. Or, que faut-il sauver de celle-ci ?

Un certain esprit anglais

Si à première vue, l’unité du genre humain paraît évidente à de nombreuses personnes, il n’empêche que les cultures expriment des visions du monde hétérogènes qui ne s’opposent pas nécessairement à une révolution socialiste. Loin du narcissisme des petites différences, Orwell postule l’existence d’un tempérament spécifiquement anglais, qui s’incarne dans des petites choses qui peuvent nous sembler dérisoires : l’amertume de la bière, la verdeur prononcée de l’herbe, les publicités vulgaires ou encore les files d’attente devant la bourse du travail. Tous ces éléments forment un fil, une continuité qui embrasse le passé, le présent et le futur. Ce rapport sensible au monde de notre civilisation ne saurait être méprisé. Ce n’est ni bien ni mal mais c’est ainsi. Cependant, ces détails où le diable se loge ne suffisent pas à délinéer le caractère britannique.

Pour approfondir sa réflexion, l’essayiste dresse un inventaire des lieux communs sur le peuple anglais, qui, selon lui, gardent une part de vérité : l’amour de la vie privée, le refus des systèmes philosophiques, un goût pour les fleurs, ou encore l’hypocrisie font partie du paysage mental du pays de Shakespeare. Néanmoins, Orwell se montre plus attaché au patriotisme populaire qu’aux valeurs des classes dominantes. En effet, les personnes modestes ont une culture officieuse qui s’oppose à l’ordre moral qui innerve l’Angleterre. Peu puritains, exécrant la lourdeur nationaliste, caustiques, ou amateurs des récits de défaites de l’armée, les prolétaires anglais ont un ethos spécifique qu’il serait étrange de nier. Malgré cette division de classes très marquée, l’entièreté de l’Angleterre reste attachée à la soumission à la loi, à la vérité objective ou encore aux préjugés vantés au XVIIIe siècle par Edmund Burke. Si Orwell se revendique anarchiste et récuse ces principes qu’il juge éculés, il souligne malgré toute la puissance de ceux-ci au sein de l’opinion britannique.

Ainsi, très peu internationaliste, le prolétariat anglais agit, selon Orwell, plus souvent au service de l’intérêt de la nation que de ses propres intérêts de classe. L’auteur, insolent, affirme que les pauvres ont beaucoup plus à cœur l’idée de la patrie, que les classes aisées. Or, cette inclination pose quelques problèmes, notamment le rejet de tout ce qui n’est pas anglais ou encore une certaine forme de vanité. Rappelons seulement que ce sentiment ambigu est celui qui pousse le peuple anglais à combattre militairement les nationaux-socialistes. Après cette énonciation de bon sens, Orwell analyse le déclin de la classe dirigeante anglaise qui, selon lui, mènera inéluctablement vers une révolution patriotique et socialiste.

Si la classe moyenne s’est développée en Angleterre, l’écrivain fait malgré tout le diagnostic d’une élite sur le déclin, entre une aristocratie utilisant des moyens obsolètes pour ferrailler contre l’ennemi, et une bourgeoisie traîtresse, oisive, et partiellement vendue au Grand Capital et aux différents fascismes. De plus, l’auteur brocarde une certaine intelligentsia pacifiste, qui elle aussi, par un irénisme excessif, pourrait livrer l’Europe à la peste brune. Ainsi, la guerre, par sa brutalité, va selon lui amener au pouvoir un gouvernement révolutionnaire réaliste, socialisant les moyens de production tout en expropriant les classes décadentes décrites ci-dessus.

Partant, Orwell développe plusieurs critiques à l’encontre d’une upper class peu encline à faire la guerre.

Bombardement de Londres durant la Seconde Guerre mondiale

Pour un patriotisme populaire

Au sein de cette deuxième partie, Orwell tente de souligner les impérities d’une classe dominante soucieuse avant tout de son profit en temps de péril pour la patrie. En effet, l’échec du capitalisme anglais, par sa loi de l’offre et de la demande, ne suffit pas à assurer l’effort de guerre. Paradoxalement, celui-ci est susceptible d’amener les conditions matérielles nécessaires pour effectuer une transition vers un socialisme typiquement anglais. Le contentement des classes aisées ne pourra jamais suffire à ruiner les tentatives belliqueuses du fascisme : produisant une crise de production et un chômage massif, ce dernier ne pourrait aboutir qu’à une catastrophe historique.

« Orwell brocarde une certaine intelligentsia pacifiste qui, par un irénisme excessif, pourrait livrer l’Europe à la peste brune. »

Ainsi, face à un système de castes capitaliste nazi très performant malgré son atrocité, il s’agit d’opposer un socialisme guerrier qui loue le désintéressement pour la patrie et la force physique bien employée. Si l’Angleterre est dans les faits une famille extrêmement inégalitaire qui ne possède de l’égalité qu’une idée abstraite, il n’en reste pas moins qu’elle recèle une promesse socialiste contrairement au national-socialisme allemand qui s’apparente à un darwinisme social et à un eugénisme décomplexé. Lorsqu’un intellectuel extrémiste met sur le même plan l’envahisseur et le pays victime de celui-ci par un pacifisme dévoyé, il postule une équivalence criminelle entre une démocratie, certes imparfaite, mais qui contient les germes d’un patriotisme populaire et égalitaire, et un totalitarisme dont le but est d’asservir, voire d’éradiquer tout peuple qui n’appartient pas à la race aryenne.

Cette force socialiste populaire, Orwell la nomme « communisme de guerre » : mobilisation générale, dévotion envers la patrie, abolition des privilèges de classes, socialisation progressive des moyens de productions, abolition de l’école privée ou encore revalorisation symbolique et réelle de « l’Angleterre d’en dessous de la surface » (comités de rédactions, prolétaires, pilotes d’avions…) font partie des réformes concrètes à prendre à l’époque où l’Europe est menacée de partout.

L’Angleterre fidèle à elle-même

Face aux fascismes, deux attitudes sont possibles : le pacifisme, qui signifiait peu ou prou la collaboration ; et une réaction guerrière. Si une aristocratie, une bourgeoisie, et un ensemble d’intellectuels auraient bradé la patrie anglaise en faveur de la toute-puissance hitlérienne, un socialisme patriotique défensif bien compris permet de faire face aux assauts des valets du Capital de toute sorte. Par ailleurs, Jean Jaurès ne disait-il pas : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène » ? Nous pourrions ajouter une autre citation du grand socialiste : « L’émancipation nationale est la condition de l’émancipation internationale. »

Ainsi, les faux internationalistes, utopistes ou pro-nazis, servent inconsciemment les mêmes intérêts : par exemple, les nationalistes fascistes anglais comme Oswald Mosley sont de pâles copies des rassemblements hitlériens et mussoliniens. Dans une telle situation, seul l’amour de la patrie peut réellement servir l’éminente dignité du genre humain : certes, « les prolétaires n’ont pas de patrie » (Marx), mais il ne faudrait point oblitérer le soutien du théoricien du communisme, ainsi que celui de son camarade Engels, aux luttes de libérations nationales (par exemple celle de l’Irlande) contre les impérialistes, qui représentent, ne l’oublions pas, « le stade suprême du capitalisme » (Lénine). La patrie populaire ayant une visée socialiste peut seule faire face à la brutalité des détenteurs des moyens de production, dont les nations qu’ils asservissent sont à leur botte. La guerre est certes l’engeance de l’iniquité du mode de production capitaliste, puisqu’elle fait s’affronter des gens « qui ne se connaissent pas au profit de personnes qui se connaissent mais ne se massacrent pas » (Paul Valéry). Mais, selon Orwell, si elle est bien employée, elle sera l’outil qui fera vaciller les classes dirigeantes.

Défilé des membres de la British Union of Fascists devant leur leader, Oswald Mosley (1934)

Révolutionnaire et réaliste, l’auteur ne peut se contenter d’une théorie marxiste orthodoxe qui mènerait au désastre. Il s’agit plutôt de s’appuyer sur le génie civilisationnel anglais pour mettre en œuvre un programme socialiste. Il détaille ce dernier point par point :

1) Nationalisation des terres, des mines, des grandes industries ; 2) Limitation des revenus des classes supérieures ; 3) Réforme du système éducatif selon des principes égalitaires ; 4) Octroi du statut de dominion à L’Inde, avec pour elle le droit de déclarer leur indépendance à la fin de la guerre ; 5) Formation d’un Conseil Général Impérial pour représenter les droits des peuples de couleur ; 6) Déclaration d’alliance formelle avec tous les pays victimes des exactions fascistes. Si nous résumons brièvement ce programme, il est d’essence révolutionnaire et patriotique, d’un patriotisme défensif et universaliste.

Tout d’abord, il s’agit pour le premier point d’éradiquer la classe des rentiers oisifs, en supprimant leur pouvoir économique d’exploitation et leur expropriation par l’État. Processus fastidieux et compliqué, Orwell ne se fait pas d’illusion sur la lenteur du processus de socialisation des moyens de production. Ainsi, il faut nationaliser tous les secteurs dont les moyens de production qui sont aux mains de la bourgeoisie et de l’aristocratie anglaises. S’il est évidemment utopique d’imaginer un Grand soir expéditif, il est possible de déposséder les classes dominantes progressivement. En somme, il s’agit de remettre au-devant de la scène le vrai État, celui que forment les gens ordinaires, non celui formaté par l’idéologie des maîtres exploiteurs.

Éditions Climats, 2000, 142 p.

De plus, Orwell souhaiterait l’instauration d’un salaire minimum, ainsi que d’un système de rationnement mieux organisé et mieux réparti que celui présent dans les années 1940. Malgré certains dysfonctionnements prévus, l’auteur tient à cette répartition des richesses si chères aux mouvements socialistes de tout type. L’anarchiste tory propose également une amélioration significative de l’éducation en Angleterre, qui demeure extrêmement inégalitaire, bénéficiant aux enfants de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Ainsi, l’État, en dépit de son impuissance en temps d’effort de guerre, peut supprimer la ligne tracée entre d’une part, les écoles publiques, et d’autre part, les écoles privées. Partisan conséquent d’une démocratie réalisée, l’auteur qualifie d’absurde toute notion d’égalité du moment que la naissance décide exclusivement de l’avenir de chaque enfant.

« La patrie populaire ayant une visée socialiste peut seule faire face à la brutalité des détenteurs des moyens de production, dont les nations qu’ils asservissent sont à leur botte. »

En outre, cette volonté d’égalité incarnée dans les faits ne se limite pas à l’Albion. Afin d’être cohérent, Orwell propose une alliance, un partenariat, avec l’Inde, qui serait l’accomplissement concret des principes des Lumières. Si les Indiens refuseraient en majorité une indépendance complète, comme le préconisent certains penseurs radicaux, l’essayiste fait le pari d’une complémentarité qui permette tout à la fois le développement économique de l’Inde et l’élaboration de sa propre constitution. Il s’agit de libérer les Indiens de la tutelle des usuriers, sans pour autant les réduire à la famine.

Dépourvu de dictature du prolétariat (plus proche d’une dictature sur le prolétariat), non hostile à la monarchie, le socialisme traditionnel d’Orwell a de quoi étonner.

En somme, Orwell cherche à allier dans une formule inhabituelle les caractéristiques saillantes de la Weltanschauung anglaise avec un socialisme radical. En temps de crise, le choix à faire est malheureusement celui entre deux belligérants bien définis : ici, c’est le faux collectivisme ethnique fasciste qui fait face au patriotisme populaire et égalitaire d’Orwell. Contre une bourgeoisie et une aristocratie incompétentes et couardes, mais également contre un parti d’intellectuels pacifistes et aveugles, Orwell fait preuve d’une singularité que nous lui connaissons dans un essai qui fera date.

Sacha Cornuel-Merveille

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