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“Le jour où Pasolini m’a fait naître au cinéma”
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
“Le jour où Pasolini m’a fait naître au cinéma” (telerama.fr)
Nous célébrons le centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini, immense poète du néoréalisme italien, cette année. L’occasion de raconter pourquoi son “Évangile selon Saint Matthieu” m’a convaincu de dédier ma vie au cinéma.
Pas d’écran de cinéma, ni de velours sur les accoudoirs mais un simple poste de télévision et un plumard miteux en guise de fauteuil : ça n’est pas exactement l’idée que se font aujourd’hui les gardiens du temple de la cinéphilie. Mais il faut dire que, comme Raskolnikov dans Crimes et Châtiments, j’habitais un placard et, comme lui, des loyers en retard ainsi qu’une « sensation maladive de vague effroi » me poussaient à éviter mon logeur ; qui lui aussi habitait juste en dessous et attendait sa part. Je n’avais pas les moyens de le payer, ni de payer un ticket de cinéma dans cette banlieue fantôme de l’est lyonnais. J’avais 21 ans, étudiant naufragé, l’avenir me semblait indéterminé, peut-être déjà mort. Les quatre murs blancs jaunis par le tabac sur lesquels étaient punaisées des petites reproductions d’Edward Munch n’aidaient pas vraiment à voir plus loin. Plus loin, au bout du couloir et de son linoléum, il n’y avait que la salle de bain et les toilettes communes. Pour le prestige, un encadrement de Guernica au format raisin prenait la poussière au-dessus du frigo dont la vibration blanche rendait les nuits plus inquiétantes encore.
En guise de divertissement, j’avais ajouté un tuner à mon Amstrad (ancêtre des ordinateurs actuels) afin de le transformer en téléviseur : pour trouver une chaîne, on tournait une petite molette, comme on le faisait avec les vieilles radios. La petite lucarne portait bien son nom pour les âmes un peu prostrées qui ne voulaient surtout pas croiser leur propriétaire.
Ce 5 avril 1998, j’étais pourtant arrivé trop tard pour entendre le générique du Cinéma de minuit, la musique bouleversante de Francis Lai, les visages des grands amoureux du cinéma qui se substituent les uns aux autres, la fascinante voix de fausset et la diction à bout de souffle de Patrick Brion. Trop tard même pour voir une bonne partie du film : l’Annonciation, les rois mages, la naissance et l’enfance du Christ, la fuite en Égypte, le baptême de Jean… je les découvris plus tard.
Rien de commun avec la Bible vue par Hollywood
Non, cette nuit de printemps, j’atterrissais dans un désert noir de jais, comme des terrils crayonnés au fusain, environ à la moitié du film. Un Satan à la mine imbécile, terrienne, mais impressionnant sous sa cape, y tentait sans succès Jésus, planté au sol, agenouillé pour quarante jours et quarante nuits, les paumes tournées vers le ciel. Comme moi, comme Raskolnikov, ce Christ était fiévreux. La douceur de ses traits y côtoyait la sévérité de Celui qui est venu pour « apporter le glaive ».
Le montage, découpé mais caressant, ressemblait au courant de conscience cher à Faulkner. Il n’y avait là rien de commun avec les épisodes de la Bible qu’Hollywood avait rendus fastueux et carton-pâte : tout n’était que dépouillement et aplats éruptifs, nuances de gris, grands airs classiques, gospel, cris, grâce, beauté. Comment cet homosexuel athée et communiste pouvait-il restituer avec autant de force et d’amour ce catéchisme si peu amène avec les artistes de son genre, de telle sorte qu’il puisse même toucher les plus anticléricaux d’entre nous ? Lui l’homme sulfureux, mort assassiné, écrasé sous les pneumatiques de son Alfa Romeo ? C’est peut-être que chez Pasolini, la beauté de l’humanité, son caractère sacré, n’ont rien à voir avec une forme de transcendance. Ainsi du Christ, chez qui il ne voit pas le fils de Dieu mais quelqu’un dont « l’humanité est si élevée, si rigoureuse, si idéale qu’elle va au-delà des termes ordinaires de l’humanité ».
Alors, dans L’Évangile selon Saint Matthieu, l’émotion et la volupté ont la simplicité évangélique d’un visage : ce 5 avril 1998, je pleurais avec Marie (interprétée par la propre mère du cinéaste) qui s’effondrait de tristesse devant son fils crucifié. Après que « Fine » s’est affiché sur le carton crémeux du film, je sortais de mon petit lit simple, plein d’un espoir nouveau : dédier sa vie au cinéma était enfin l’occasion de renouer avec la vie ; mon premier Pasolini résonnait comme une renaissance, et sans avoir une once de foi, je me disais qu’il y avait bien quelque chose de sacré : pas seulement l’Homme, mais aussi le cinéma.