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François Jarrige : "L’idée de progrès ne veut en réalité pas dire grand-chose"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
François Jarrige : "L’idée de progrès ne veut en réalité pas dire grand-chose" (marianne.net)
François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, il a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale et environnementale de l’industrialisation et les contestations du progrès technique. Il publie un ouvrage intitulé « On arrête (parfois) le Progrès » (L'échappée).
Depuis 2011, François Jarrige tient une chronique bimensuelle dans le journal La Décroissance dans laquelle il tente d’apporter un regard d’historien sur des objets, phénomènes et débats contemporains liés aux développements du capitalisme industriel. Dans ces chroniques, regroupées dans son dernier ouvrage (et agrémentées d’articles publiés ailleurs), il remet régulièrement en question les lieux communs tenaces sur l’état du monde tout en faisant la part belle aux résistances méconnues au progrès technique effréné. Entretien.
Marianne : La décroissance semble être l’horizon politique de votre ouvrage, alors qu’elle a toujours mauvaise presse tant à droite que dans une grande partie de la gauche. Comment votre livre s’inscrit-il dans les débats autour de l’écologie politique et de ce concept ?
François Jarrige : Nous vivons un moment d’accélération de l’histoire. Des mots jusque-là incompréhensibles ou inenvisageables sont désormais repris massivement, y compris par les politiques qui les rejetaient il y a encore peu, comme ceux de sobriété ou de décroissance, les deux ayant de nombreux liens. Même si le premier, popularisé par Pierre Rabhi, paraît plus rassurant et a été davantage adopté.
Les années 1970 voient surgir la notion de « décroissance » sous la plume des théoriciens de l’écologie politique comme André Gorz ou des économistes hétérodoxes comme Nicholas Georgescu-Roegen. Au début du XXIe siècle, la notion a été popularisée et portée dans l’espace public par la création d’un journal éponyme et de nombreuses initiatives locales alors que Serge Latouche devenait l’un de ses principaux théoriciens en France. Pour moi, le mot de « décroissance » est un mot « obus » qui entend pointer les injustices et les rapports d’exploitation, mettre le doigt sur ce qui fait mal, alerter et mobiliser, tout en dessinant un horizon.
Depuis vingt ans, la décroissance est devenue le grand repoussoir, le spectre mobilisé pour effrayer et maintenir le statu quo, notamment en France. La force de cette notion vient de ce qu’elle pointe d’emblée les principaux enjeux tout en étant difficilement récupérable par le greenwashing ambiant : notre mode de vie est intenable, la surproduction et la surconsommation nous conduisent à l'abîme, mais comment engager la grande décrue ? La notion de décroissance crée bien sûr un malaise, mais ce malaise lui-même est sans doute le signe de sa validité et de son utilité.
Beaucoup croient aujourd’hui que la conscience de la pollution et des enjeux environnementaux sont des phénomènes récents, mais à vous lire, le début de l’industrialisation au XIXe siècle causait déjà énormément de problèmes aux communautés locales. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Les acteurs du passé ont toujours été soucieux de leur milieu de vie, ont cherché à le préserver de ce qui pourrait le contaminer. Dès le XVIIIe siècle, on déplace ou on régule ainsi les ateliers toxiques pour préserver les riverains. Au XIXe siècle la question des fumées – mot alors employé pour désigner les pollutions de l’air – ne cesse d’occuper l’opinion et de faire l’objet d’essais de régulation. Tout au long du XXe siècle, des acteurs ont alerté contre la grande contamination du monde. Et dans les années 1970 la jeunesse défilait déjà devant les salons de l’automobile aux États-Unis pour demander l’arrêt des pollutions et la sortie du « tout automobile ».
Ce qui me semble important, c’est de comprendre comment ces alertes sont invisibilisées, recadrées, absorbées par la machine à faire du profit qui semble impossible à arrêter. Beaucoup de recherches ont eu lieu sur les « marchands de doute » et les stratégies déployées par les lobbies pour empêcher les débats, faire taire les militants écologistes, repousser les régulations. Et pourtant, on a parfois l’impression que tout continue comme avant.
De quelle manière ?
L’une de ces stratégies repose sur ce qu’on nomme parfois le « technosolutionnisme », c’est-à-dire repousser les alertes et les demandes de réduction ou de régulation des pollutions en faisant miroiter la solution miraculeuse censée tout résoudre. Dès le XIXe siècle, on répond à ceux qui se plaignent des pollutions qu’il suffit d’attendre que les ingénieurs et scientifiques mettent au point les bons procédés, comme dans les années 1970, les fabricants d’automobiles promettaient le « moteur propre » pour l’an 2000. Mais c’est oublier les effets de seuil et l’effet rebond qui poussent à un accroissement continu des consommations.
La thèse de votre ouvrage est de dire que le « progrès » n’est pas inéluctable et qu’il est possible de s’y opposer quand il signifie régression sociale, politique, économique ou culturelle. Mais a-t-on déjà réussi à arrêter volontairement ce « progrès » dans le passé ?
Oui, c’est cela, le titre en forme de provocation renverse une sorte d’évidence établie qui a surgi tardivement à la fin du XIXe siècle selon laquelle « on n’arrêterait pas le progrès ». Je me suis interrogé sur cette formule, ses origines, ses effets politiques.
Mais l’idée de progrès, qui paraît si évidente et naturelle, et que vous reprenez, ne veut en réalité pas dire grand-chose, c’est une construction intellectuelle récente, une certaine façon d’agencer le passé, le présent et l’avenir, au bénéfice de ce dernier. C’est aussi un imaginaire puissant qui n’a cessé d’accompagner l’expansion de l’Occident et l’affirmation de sa puissance. Pourtant, cette notion devenue croyance n’a cessé aussi de faire débat, d’être discutée et remise en cause, ses ambivalences et son flou ont très tôt été pointés. J’aime rappeler cette formule du philosophe Charles Fourier qui écrit alors que l’idéologie du progrès commence à s’emparer des esprits autour de 1830 et qui demandait : « N'y aurait-il pas quelque ruse cachée sous ce jargon de progrès ? »
Pourquoi rappeler cela ?
L’enjeu est de réfléchir à l’essor de cet imaginaire du progrès qui s’enracine dans le XIXe siècle industriel au prisme de ses désillusions, pour suggérer aussi qu’il s’agit d’une arme idéologique bien plus qu’un concept heuristique susceptible de nous aider à penser le monde et à nous orienter. Et il va de soi qu’on a très souvent « arrêté le progrès ». L’histoire des techniques est un cimetière où d’innombrables innovations et gadgets présentés comme révolutionnaires et symbolisant le progrès ont été plus ou moins abandonnés : le Concorde, le DDT, l’amiante… Il n’y a jamais « un progrès » unique et linéaire. Progrès pour qui ? Pour faire quoi ? Ce qu’on nomme progrès ne se paie-t-il pas de regrès ailleurs, moins visibles, car non célébrés par la publicité ? Nous avons toujours plusieurs chemins, plusieurs voies possibles, qui sont eux-mêmes modelés par des structures sociopolitiques et des imaginaires culturels.
Il s’agit donc de retrouver des acteurs, savants, pratiques et discours oubliés qui ont tenté d’enrayer cette soi-disant marche inéluctable du progrès en contestant les trajectoires dominantes, en révélant les risques, en imaginant d’autres voies. C’est pourquoi je reviens par exemple sur les origines de nos grands totems comme l’automobile, l’aluminium, la chimie, et les débats qu’ils ont suscités à leur début.