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Marxisme et intersectionnalité, quels combats contre les oppressions et l’exploitation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans "Marxism and Intersectionality. Race, gender, class and identity under contemporary capitalism" Ashley J. Bohrer cherche à faire dialoguer les théories de l’intersectionnalité et le marxisme. Enjeux, portée et limites d’une volonté de fusion.
Dans son ouvrage Marxism and Intersectionality. Race, gender, class and identity under contemporary capitalism [1], largement salué par la critique, Ashley Bohrer défend la thèse selon laquelle dans les débats entre marxisme et théories intersectionnelles, les camps en présence ont tendance à polémiquer avec « la pire version » de l’autre plutôt que de prendre en compte ses élaborations les plus riches. L’autrice estime ainsi qu’il faut faire une distinction entre les multiples formes d’intersectionnalité et les différents courants du marxisme. Selon l’autrice, il serait possible de trouver une affinité entre le meilleur de ces deux traditions, mais également entre les versions les plus caricaturales qui s’en réclament. Dans leurs meilleures versions, du moins, Bohrer soutient que ces théories réfléchissent aux rapports non mécanique entre race, genre, classe et sexualité, ainsi qu’à la question du rapport entre exploitation et oppressions. Parallèlement, toutes deux seraient orientées vers des « pratiques d’activisme, d’agitation et de transformation ». Pour l’autrice, cela signifie que « les questions de stratégie sont toujours centrales ».
Dans un entretien accordé à l’occasion de la publication de l’ouvrage, Bohrer résume ainsi sa position : « Si je devais m’exprimer de la manière la plus claire possible, je dirais que le livre présente un argument très simple : une analyse approfondie du capitalisme nécessite des idées et des outils issus à la fois des traditions marxiste et intersectionnelle. »
Dans cet article, nous entendons passer en revue les principales thèses de Bohrer. Le contrepoint entre les deux théories auquel s’attèle l’autrice systématise de nombreux débats, ce qui en fait une contribution des plus intéressantes. Plusieurs définitions avancées nous semblent également pertinentes, notamment en ce qui concerne les critiques erronées que l’intersectionnalité fait souvent du marxisme, en prenant notamment pour cible sa lecture économiciste et mécaniste. Nous ne partageons néanmoins pas ses conclusions quant à la « nécessaire complémentarité », sur plusieurs points essentiels, entre le marxisme et l’intersectionnalité. Cette idée, du moins telle qu’elle est présentée dans le livre, tend à dissoudre d’importantes différences théoriques, politiques et, surtout, stratégiques entre les deux traditions.
Nous avons déjà discuté dans plusieurs articles le débat entre l’intersectionnalité et le marxisme, le rapport entre le capitalisme, le patriarcat et le racisme, ainsi que certaines discussions qui traversent le féminisme anticapitaliste aujourd’hui. De notre point de vue, il s’agit d’approfondir les fondements théoriques d’une pratique politique révolutionnaire qui vise à articuler les luttes contre l’exploitation et toutes les oppressions dans une perspective émancipatrice. C’est dans ce but que nous partageons cette lecture critique de l’ouvrage de Bohrer.
Histoire et débats entre marxisme et intersectionnalité
Dans la première partie du livre, Bohrer passe en revue ce qu’elle considère comme « une histoire commune » entre marxisme et intersectionnalité, ou leurs antécédents aux XIXe et XXe siècles. Dans la seconde partie, elle synthétise certaines critiques que des marxistes ont pu adresser à la tradition intersectionnelle, ainsi que, à l’inverse, celles que l’intersectionnalité a pu formuler en direction du marxisme. Enfin, elle expose ce qu’elle considère comme des pistes de confluence en analysant des questions telles que le rapport entre oppression et exploitation, la dialectique et les contradictions. Bohrer considère qu’il est nécessaire de « repenser le capitalisme » comme un système qui est « essentiellement, logiquement et historiquement constitué à la fois par l’exploitation et l’oppression ». Au fil de l’ouvrage, elle s’attache ainsi à montrer que « la plupart des théoriciens réduisent le capitalisme à l’oppression ou à l’exploitation. » Enfin, Bohrer aborde ce qu’elle considère comme la principale contribution stratégique des théories de l’intersectionnalité, qu’elle définit comme une « politique de coalitions », question sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
Comme nous l’avons dit, Bohrer développe en ouverture la thèse d’une histoire commune entre les deux traditions. Selon elle, on compterait, parmi les précurseures, au XIXème siècle, l’enseignante Maria Stewart, Sojourney Truth ou encore Ida B. Wells Barnet. Il s’agit de combattantes afro-américaines qui ont combiné la lutte abolitionniste contre l’esclavage avec la lutte pour les droits des femmes, en particulier ceux des travailleuses. Pour le début du XXème siècle, Bohrer prend comme référence les positions défendues par certaines militantes afro-descendantes du Parti communiste des Etats-Unis, ainsi qu’une tradition plus large de la gauche du mouvement noir dans le monde. Elle mentionne ainsi les expériences d’organisation d’espaces pour les travailleuses noires telles que la « Harlem Women Day Workers League », organisant les travailleuses domestiques de ce quartier de New York, ou encore la « Harlem Tenants League », organisant, dans ce même quartier les locataires contre les expulsions et les propriétaires de logements. On retiendra, par exemple, la figure de Louise Thompson qui, dans un texte de 1936, dénonce la transformation du Bronx en « marché aux esclaves » pour les travailleuses domestiques afro-américaines. Bohrer évoque également la figure de Claudia Jones, une autre militante communiste, qui introduit dans les années 1930 l’idée de « triple oppression » et le concept de « sur-exploitation » des femmes afro-américaines [2]. On soulignera, néanmoins, une limite de ce premier chapitre. Bohrer indique que, selon plusieurs spécialistes, la politique du PC à l’égard des oppressions au cours de cette période était « contradictoire ou oscillante », mais elle n’approfondit malheureusement pas cette question. Elle ne rend donc pas compte, dans toute sa mesure, de la force contre-révolutionnaire du stalinisme, vis-à-vis de toute perspective visant à mettre radicalement fin à l’exploitation et à toutes les formes d’oppression. Cette lacune dans l’analyse n’a rien de secondaire, car elle conduit à la mécompréhension d’une grande partie des débats et, surtout, des « malentendus » qui se développeront entre les perspectives intersectionnelles et le marxisme au cours des décennies suivantes.
En poursuivant son voyage dans l’histoire, Bohrer revient sur la figure de Francis Beal [3], membre de la « Third World Women’s Alliance » (Alliance des femmes du tiers monde) qui publie la revue Triple Jeopardy à la fin des années 1960. Pour Bohrer, ces élaborations pourraient être considérées comme les antécédents les plus directs de l’intersectionnalité, même si plusieurs auteurs ont souligné qu’il s’agissait d’un modèle « additif », faisant la somme des oppressions). Boher fait également référence aux théories du « point de vue », qui se focalisent sur l’idée selon laquelle les groupes opprimés auraient un avantage épistémologique pour comprendre leur oppression. Bohrer souligne néanmoins que le risque de ce type de position consisterait à considérer le groupe opprimé comme un tout tendanciellement homogène, en en gommant les principales différences internes. Enfin, elle consacre une partie de ce chapitre aux autrices habituellement considérées comme liées à l’intersectionnalité, depuis les positions du Combahee River Collective à la fin des années 1970, jusqu’aux travaux d’Angela Davis, Audre Lorde et Benita Martínez.
Après avoir ébauché ce panorama, Bohrer se penche sur les élaborations des féministes afro-américaines qui, à partir des années 1980, ont théorisé l’intersectionnalité en utilisant ce concept, notamment celles qui sont considérées comme ses fondatrices, à l’instar de Kimberle Crenshaw ou de Patricia Hill Collins. La plupart de ces travaux ont été largement diffusés dans le milieu universitaire, dans une période marquée par un déclin de l’activité et du radicalisme des mouvements sociaux et de la classe ouvrière qui avaient été extrêmement importants au cours des décennies précédentes. Cela explique sans doute aussi certaines des limites de ces positions.
Bohrer pointe plusieurs questions centrales quant à la définition que l’on peut faire de l’intersectionnalité : s’agit-il d’une ontologie ou d’une question épistémologique, d’une manière de décrire l’expérience des oppressions multiples, d’un concept ou d’une théorie, d’un domaine d’étude ou d’une méthodologie à appliquer dans différents domaines ? Pour Bohrer, il existe différentes positions sur chacune de ces questions. L’autrice suggère par la suite que l’intersectionnalité est un ensemble ou une constellation de théories, qui se concentrent sur la relation entre différentes oppressions. Malgré leur hétérogénéité, ces théories ont pu être regroupées au sein d’une tradition commune car elles répondent à un principe général : l’idée d’une équivalence entre les oppressions, d’une relation non hiérarchique entre elles.
Etant d’accord sur le fait qu’il s’agit d’une question centrale dans la définition des contours des théories intersectionnelles, il est donc essentiel de l’explorer davantage. Que signifie l’idée d’équivalence entre les oppressions pour l’intersectionnalité ? En quoi diffère-t-elle de l’explication marxiste de la relation entre l’exploitation et les oppressions ? Quelles conséquences politiques découlent de ce positionnement ? Avant d’aborder ces questions, nous passerons en revue les six postulats qui, pour Bohrer, définissent les théories de l’intersectionnalité.
I) Le caractère inséparable des oppressions. Sous cet angle, les théories de l’intersectionnalité remettent en question les théories reposant sur un seul postulat. On peut citer les critiques des féministes afro-américaines à l’égard du féminisme radical et, plus généralement, de tous les courants féministes essentialistes qui tendent vers le « séparatisme ». Les théories intersectionnelles soutiennent que les oppressions sont liées entre elles et se construisent mutuellement. C’est sans aucun doute la force de l’intersectionnalité et qui rend ces lectures aujourd’hui extrêmement attirantes pour celles qui ne se reconnaissent pas dans les courants séparatistes qui divisent stratégiquement les personnes opprimées les unes des autres. En effet, de nombreuses et nombreux militant.e.s des mouvements sociaux actuels se considèrent comme « intersectionnels » dans le sens le plus progressiste que cette tradition peut avoir, c’est-à-dire en tant qu’effort pour produire et rechercher l’unité dans les luttes. Cette sensibilité est très présente dans de larges secteurs de la jeunesse se réclamant de l’anticapitalisme, du transféminisme ou de l’antiracisme, au-delà du fait qu’elles connaissent ou non l’ensemble des tenants et des aboutissants des théories de l’intersectionnalité ou du marxisme.
II) L’idée qu’il ne peut y avoir de hiérarchisation entre les oppressions. La tradition intersectionnelle rejette l’idée de la primauté de certaines oppressions sur d’autres et ce, en deux sens : d’une part, au sens qu’aucune oppression n’est plus importante qu’une autre (ontologiquement, politiquement, etc.) et, d’autre part, dans la mesure où aucune ne saurait être cause unilatérale des autres. Pour Bohrer, cela signifie qu’aucun type d’oppression ne saurait être considéré comme principal au sens où, en y apportant une réponse, les autres viendraient à se résoudre « automatiquement ». Cette thèse se pose, avant tout, comme un avertissement à ne pas subordonner la lutte contre les oppressions à d’autres motivations. De telles positions, qui proposent par exemple de « renvoyer à plus tard » les revendications des Noir.es ou des afro-descendant.es contre le racisme, ou des femmes pour leurs droits, en fonction de certaines alliances politiques avec les forces bourgeoises, ont été défendues par les partis communistes staliniens à partir des années 1930. C’est d’ailleurs ce que dénonce dans les années 1930 le marxiste trinidadien CLR James en montrant comment le PC étatsunien s’est complètement lié à la politique impérialiste de Roosevelt et à la machine de guerre en vue de la Seconde Guerre mondiale, réduisant au silence toute velléité de lutte des classes, de lutte pour les droits civils ou contre les oppressions. Cela a conduit à un désenchantement généralisé de nombreux activistes afro-américains vis-à-vis du Parti communiste [3].
A la même époque, en URSS, le stalinisme a pour sa part représenté une réaction complète contre une grande partie des droits acquis par les femmes au cours des années révolutionnaires. Cela contraste avec les immenses acquis que la Révolution a représenté pour les femmes, depuis l’approbation de l’égalité juridique devant la loi, le divorce inconditionnel, le droit à l’avortement libre, la dépénalisation de l’homosexualité et de la prostitution, jusqu’à une série de mesures visant à faire progresser la socialisation du travail domestique. C’est dans ce but qu’a pu être créé le « Zhenotdel », une commission spéciale pour le travail parmi les femmes ouvrières et paysannes. A partir de ce moment-là, la création de crèches, de cantines, de blanchisseries, de garderies et d’écoles publiques pour l’alphabétisation des femmes a été encouragée. Des déléguées ont été élues sur l’ensemble du territoire afin que les femmes puissent être les protagonistes de ces défis dans la lutte pour le socialisme. A partir de 1936, cependant, avec l’adoption de la nouvelle constitution soviétique, la situation s’est inversée. Des droits tels que l’IVG ont été abolis et le « Zhenotdel » a été dissout tandis que le régime stalinien promouvait une idéologie reléguant à nouveau les femmes dans la sphère privée, en tant que « gardiennes de l’ordre familial » et en tant que mères.
De même, les partis communistes occidentaux de l’Après-guerre ont également appelé à renvoyer à plus tard les luttes des femmes et des couches les plus opprimées de la classe ouvrière. L’exemple du Parti communiste italien d’Après-guerre, le plus grand parti d’Europe à l’époque, est paradigmatique. Pendant toute une période, il abandonne la lutte pour le droit au divorce afin de promouvoir une alliance avec la Démocratie chrétienne. Il est donc compréhensible que certains des mouvements sociaux qui ont émergé dans les années 1960 et 1970 aient été caractérisés par une forte méfiance à l’égard du marxisme « officiel », associé à cette expérience du stalinisme. Cependant, comme nous le signalions plus haut, l’ouvrage ne traite pas de la trajectoire du stalinisme ce qui affaiblit l’analyse globale de Bohrer.
Les autres postulats des théories de l’intersectionnalité sont, pour l’autrice,
III) La nécessité de penser simultanément aux différentes oppressions, plutôt que séparément. Ce point est lié aux précédents, l’idée étant qu’il ne doit pas y avoir de primauté de l’une d’entre elles sur les autres.
IV) Les théories de l’intersectionnalité donnent de l’importance à la question de l’identité et à la manière dont les sujets, les individus ou les groupes vivent les oppressions. Selon l’autrice, ce n’est pas une base pour privilégier une tendance à la « séparation », mais plutôt une base pour construire une ou des « coalitions »
V) L’intersectionnalité n’est pas seulement une théorie ayant du poids dans le monde universitaire, elle est également tournée vers la politique et le militantisme.
VI) L’intersectionnalité, enfin, est également une théorie du pouvoir, qui nous permet d’expliquer le fonctionnement du pouvoir et qui est en même temps une critique du pouvoir.
Au sujet des critiques croisées entre intersectionnalité et marxisme
Bohrer soutient que la plupart des critiques marxistes de l’intersectionnalité se trompent de cible et ne polémiquent qu’avec les « pires versions » de l’intersectionnalité. Ainsi, ces critiques marxistes verraient l’intersectionnalité comme un ensemble de théories individualistes et postmodernes, réformistes ou libérales, ne prêtant aucune attention à la question de classe et ne parvenant pas à expliquer les causes des oppressions. Pour ce qui est des liens entre intersectionnalité et pensée postmoderne, Bohrer affirme que toutes les théories intersectionnelles ne se limitent pas aux expériences individuelles et que certaines conceptualisent à un niveau structurel ou de groupe [4]. Bohrer n’est pas non plus d’accord pour dire que l’accent est placé uniquement sur les questions de discours ou de langage, ce pour quoi elle cite des auteurs intersectionnels qui se distancient explicitement du poststructuralisme. Cependant, Bohrer reconnaît également que l’une des autrices « fondatrices » de l’intersectionnalité, Kimberle Crenshaw, a pu soutenir qu’à l’origine il existait un lien entre intersectionnalité et théorie postmoderne. Certaines élaborations intersectionnelles s’apparenteraient donc davantage au poststructuralisme, alors que d’autres prendraient plus explicitement leurs distances vis-à-vis de ce dernier. A l’argument selon lequel il s’agirait d’une théorie multiculturelle ou réformiste, Bohrer répond de la même façon : le fait qu’il y ait une réappropriation de ce type n’invalide pas le corps central de l’intersectionnalité, puisque de nombreux auteurs critiquent le multiculturalisme libéral.
Il nous semble plus pertinent de nous arrêter sur les deux dernières critiques : celle selon laquelle les théories de l’intersectionnalité diminueraient l’importance de la question de classe et la critique selon laquelle elles ne parviendraient pas à expliquer les causes sous-jacentes des mécanismes d’oppression et d’exploitation. Les théories de l’intersectionnalité ont tendance à mettre l’accent sur la multiplication des axes d’oppression, mais elles tendent en même temps à diluer l’analyse de la classe, qu’elles considèrent comme une « oppression » parmi d’autres. Soit en assimilant la classe à une catégorie statistique d’individus à faibles revenus, soit en la réduisant au « classisme », c’est-à-dire à des attitudes de discrimination politique ou culturelle de la part des groupes dominants. Cela ne veut pas dire que souligner les différences entre exploitation et oppressions de classe consisterait à établir une hiérarchie des violences, ou à déterminer ce qui entre l’exploitation et la ou les oppressions serait plus important dans l’expérience subjective des individus. Il s’agit, en réalité, d’essayer de comprendre la façon dont exploitation et oppressions opèrent au sein de la société capitaliste.
Cela renvoie à la question de la causalité. Plusieurs auteurs soulignent que les théories de l’intersectionnalité échouent précisément à ce niveau parce qu’elles ne peuvent donner une explication des causes des oppressions, ni de leur articulation avec l’exploitation. Les partisans de l’intersectionnalité analysent ou décrivent ainsi ces interactions, mais comme quelque chose que l’on constate, sans l’expliquer. C’est ce que soulignent notamment David McNally et Sue Ferguson en opposant la théorie de la reproduction sociale à l’approche intersectionnelle. Selon eux, « bien que la théorie de l’intersectionnalité ait soulevé des questions et généré des idées importantes, elle tend à ne pas expliquer pourquoi ces oppressions multiples existent et sont reproduites dans le capitalisme tardif, et à rendre compte du comment de leur interaction. Parce que son approche est holistique et unitaire, la théorie de la reproduction sociale est, à notre avis, potentiellement mieux équipée dans ces domaines ».
Face à ces critiques, la réponse de Bohrer n’est pas convaincante. Elle affirme, d’une part, que la plupart des objets d’étude de l’intersectionnalité se situent au XXème et au XXIème siècle et ne traitent donc pas des origines historiques ou des causes des oppressions. Elle soutient également que si les théories intersectionnelles ne fournissent pas une explication plus systématique des rouages du capitalisme, c’est parce que ce n’est pas leur objet. En recourant au raisonnement par l’absurde, elle souligne que personne n’exige que l’intersectionnalité puisse expliquer comment construire un pont, ou confirmer si oui ou non César a franchi le Rubicon. Et que l’on ne saurait exiger, par conséquent, ni du marxisme, ni de l’intersectionnalité, de rendre compte de « l’univers dans son entièreté et, par conséquent, de chaque micro-événement qui s’y déroule ». L’argument, bien entendu, ne tient pas la route. Personne ne prétend qu’une autrice ou un auteur intervenant à partir des théories de l’intersectionnalité ou du marxisme apporte une explication précise de tout événement historique et encore moins de « l’univers dans son entièreté ». Mais pour une théorie sociale qui se concentre sur les oppressions multiples, il est essentiel d’expliquer les causes profondes qui conduisent à leur reproduction durable. C’est même élémentaire si l’on veut aller au-delà de la simple description des phénomènes et qu’on se donne pour objectif d’essayer de les transformer à la racine.
Si l’on prend, par exemple, les rapports patriarcaux : ils plongent leurs racines dans l’histoire de l’humanité mais ils ont été reconfigurés par le capitalisme, comme dans le cas du racisme ou de l’homophobie. Le féminisme socialiste tient compte de ces rapports systémiques entre oppression et exploitation, ainsi que du rapport entre reproduction sociale et production. Dans le cadre du capitalisme, une grande partie (mais pas la totalité) du travail de reproduction sociale qui vise à reproduire la force de travail sur une base quotidienne ou générationnelle est effectuée à la maison. Il s’agit d’un travail non rémunéré et genré, effectué principalement par des femmes, mais non reconnu comme tel. Toutes les idéologies classiques de la famille masquent le fonctionnement de ce que Nancy Fraser appelle la « manufacture cachée » du capital. Parallèlement, comme l’ont souligné plusieurs féministes afro-américaines, cette idéologie de la famille n’a jamais pleinement inclus les travailleuses noires puisque ces dernières ont toujours majoritairement travaillé à l’extérieur de leur foyer en tant qu’esclaves, domestiques ou salariées, et ce depuis les débuts du capitalisme. En d’autres termes, les mécanismes d’oppression ne sont pas des entités anhistoriques. Ils ont un contenu social spécifique dans le cadre des relations sociales capitalistes.
Dans le chapitre suivant, Bohrer fait l’opération inverse, à savoir lister les critiques les plus fréquentes du marxisme sous l’angle de l’intersectionnalité, comme l’idée selon laquelle le marxisme serait un réductionnisme économiste qui imposerait la primauté de la classe sur toutes les autres oppressions, ce qui conduirait au « report » de toutes les autres revendications ; ou encore l’argument, proche de la critique post-coloniale, selon lequel le marxisme serait eurocentrique et donnerait trop de priorité à la production sur la reproduction. Nous avons répondu dans d’autres articles à ces critiques et nous n’y reviendrons pas ici mais il convient de souligner qu’elles sont, pour la plupart, fondées sur une ignorance patentée de la théorie marxiste en tant que telle ou sur un amalgame entre stalinisme et marxisme. Pour sa part, Bohrer affirme que, dans de nombreux cas, il s’agit de préjugés fondés sur la pire version du marxisme. Par exemple, à ceux qui dépeignent le marxisme comme un réductionnisme économiste, Bohrer renvoie à certains écrits d’Engels dans lesquels ce dernier polémique avec ceux qui réduisent les contradictions sociales à l’aspect purement économique.
Bohrer en conclut donc que la plupart des critiques croisées entre le marxisme et l’intersectionnalité sont dues à un « échec de la communication ». Soutenant qu’une autre approche serait nécessaire et possible, elle consacre un autre chapitre à ce qu’elle définit comme un « marxisme queer, antiraciste et anti-impérialiste » [5].
A l’intersection de l’exploitation et des oppressions : politique de coalition ou hégémonie ?
Dans son étude des différentes approches de la relation entre oppressions et exploitation, Bohrer va des courants les plus économistes, pour lesquels la seule grille de lecture est la notion d’exploitation, à ceux qui, dans la perspective de l’intersectionnalité, considèrent l’exploitation comme une autre forme d’oppression parmi d’autres. Face à ces polarisations et dans le but de parvenir à un marxisme plus intersectionnel ou à une intersectionnalité plus anticapitaliste, Bohrer propose la notion « d’equiprimordiality », que l’on pourrait traduire par « co-originalité » : il y aurait concomitance des origines, ce qui permettrait de maintenir les différences explicatives entre l’exploitation et l’oppression, mais aussi de postuler une équivalence des priorités au niveau stratégique, à travers une « politique de coalitions » et de solidarité entre les mouvements sociaux.
Mais revenons pour commencer au débat sur la relation entre oppression et exploitation : que signifie réduire l’une à l’autre ? Tout d’abord, disons que les oppressions traversent la classe ouvrière qui est actuellement plus féminisée et racialisée que jamais. Parallèlement, néanmoins, ces oppressions constituent des axes ou des pôles d’articulation de mouvements propres (mouvement féministe, antiraciste, LGTBI, etc.), composés de secteurs de classe différents et parfois contradictoires. Cependant, l’idée que l’exploitation subsumerait toutes les oppressions et que, par conséquent, seules les luttes dont le pivot central serait l’exploitation permettrait de répondre à l’état de fragmentation de la classe ouvrière en vue de réaliser son unité est une telle conception économiciste qui ne permet pas non plus à la classe ouvrière de s’ériger en classe hégémonique dans une alliance avec l’ensemble des opprimés. Le monde du travail ne peut faire cela que s’il reprend à son compte les revendications de tous ces secteurs, contre l’État et les capitalistes, à savoir s’il parvient à dépasser le stade des luttes économiques, syndicales ou corporatistes pour se constituer en classe indépendante et hégémonique.
Si nous abordons maintenant cette question sous l’angle opposé, pour les théories intersectionnelles, l’exploitation tend à être une oppression comme une autre. Tout en maintenant ses distances théoriques avec ce postulat, Bohrer tend à l’atténuer dès lors qu’elle passe au niveau de la discussion stratégique. Et c’est précisément à ce niveau que les propositions intersectionnelles sont, à notre avis, les plus faibles, y compris lorsqu’on ne considère que les « meilleures versions » de l’intersectionnalité. Tout d’abord, cette « equiprimordiality » ou équivalence originelle comme principe général dans la stratégie que défend Bohrer, en revient à diluer le rôle que le monde du travail peut jouer dans l’articulation de l’alliance entre les exploités et les opprimés. Cela décentre également le regard par rapport au rôle qui peut être celui du prolétariat dans le dépassement d’un système basé sur l’exploitation de classe et les oppressions multiples. L’idée d’une « politique des coalitions » défendue par Bohrer semblerait impliquer que ces alliances seraient aléatoires, sans que la classe ouvrière ne soit appelée à y jouer un rôle prépondérant. Ce rôle, pour le marxisme révolutionnaire, ne repose sur aucun essentialisme ou réductionnisme de classe. Il repose sur le fait que cette classe ouvrière féminisée et diverse dont nous parlions occupe des positions stratégiques dans la production et la reproduction. Elle est donc la seule classe à même de battre en brèche et faire plier l’ensemble de la production capitaliste. Elle a également le potentiel de réorganiser l’ensemble de la production et de la reproduction sur de nouvelles bases, et ce de façon à forger un nouveau type de société.
La « politique des coalitions, » telle que formulée dans le livre de Bohrer, présente plusieurs écueils. Tout d’abord, elle ne semble pas prendre suffisamment en compte le fait que les oppressions traversent également la classe ouvrière, comme nous l’avons soulevé précédemment. C’est un paradoxe dans la mesure où, si l’intersectionnalité soulève ce point dans l’analyse, il semble que, lorsqu’elle passe au plan politique, elle revienne à une sorte de stratégie « additive ».
C’est en ce sens que la classe ouvrière doit reprendre à son compte la lutte contre l’oppression des femmes, contre le racisme et l’homophobie, et ce en fonction du vieux principe selon lequel « personne ne saurait être libre tant que nous ne sommes pas toutes et tous libres ». En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’établir une « politique des coalitions » avec les mouvements mais aussi du fait qu’il s’agit-là des revendications d’une classe ouvrière qui est plus féminisée et diverse que jamais. En d’autres termes, dans la plupart des cas, il ne s’agit pas de revendications « externes » à la classe ouvrière. Les travailleuses, qui représentent entre 40 ou 50 % de la classe ouvrière, doivent affronter le machisme, le harcèlement sexuel, la violence sexiste ou lutter pour la socialisation du travail domestique. Dans le cas des combats pour les droits reproductifs, si les organisations de la classe ouvrière telles que les syndicats se doivent de défendre la lutte active pour le droit à l’IVG, ce n’est pas seulement pour « s’allier » au mouvement des femmes, comme s’il s’agissait d’un corps social extérieur. C’est aussi parce que dans de nombreux pays, des millions de femmes qui travaillent sont confrontées au dilemme de devoir avorter dans des conditions insalubres et clandestines, alors que les riches peuvent le faire dans des cliniques privées. En d’autres termes, il s’agit pour la classe ouvrière de reprendre les revendications les plus profondes des secteurs les plus opprimés qui la constituent, à l’instar des femmes, des personnes racisées ou encore des jeunes. Bien sûr, aux côtés des revendications plus spécifiques aux femmes qui travaillent, comme la lutte pour l’égalité des salaires ou contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, il en existe d’autres qui sont des revendications démocratiques plus larges, comme les droits reproductifs ou la séparation de l’Église et de l’État, qui touchent aussi des secteurs des classes moyennes. Enfin, il existe un autre niveau, où la politique hégémonique prend la forme d’une véritable politique « d’alliances ». On songera, ainsi, à l’unité entre la classe ouvrière et les mouvements paysans ou indigènes, ou lorsque l’unité est proposée entre le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant en direction du mouvement pour la justice environnementale et climatique, par exemple.
En même temps, l’idée d’une politique de coalitions ne problématise pas le fait qu’il existe au sein des mouvements des intérêts différenciés, voire opposés. Dans le mouvement féministe ou le mouvement LGTBI, par exemple, cela se voit clairement lorsque de grandes entreprises capitalistes du secteur bancaire ou agro-alimentaire mettent en place des politiques de « pinkwashing » ou de féminisme libéral, en finançant des événements, des conférences et des ONG de toutes sortes, afin d’imprimer sur le mouvement leur propre orientation. Dans l’Etat espagnol, il y a quelques années, lors de la journée du 8 mars, les travailleuses de Banco Santander, qui est partie prenante de ce pinkwashing, ont dressé un piquet de grève pour garantir la grève des femmes, grève contre laquelle la direction de la banque a fait intervenir la police. Le mouvement des femmes est également traversé par des contradictions de classe. Par ailleurs, des mouvements sociaux très massifs comme Black Lives Matter aux États-Unis ou le mouvement des femmes dans l’État espagnol ont perdu de leur tranchant et de leur capacité de mobilisation en cherchant à intervenir sur le terrain électoral en soutenant, contre la droite, le « moindre mal », en l’occurrence le Parti démocrate, aux Etats-Unis, ou le PSOE et ses alliés dans l’Etat espagnol. Le rôle de ces derniers au sein des mouvements de femmes, LGBTI ou anti-racistes montre qu’il ne suffit pas de mettre en avant une politique de coalitions si une stratégie d’indépendance et d’auto-organisation de classe n’est pas défendue.
Enfin, si la politique des coalitions n’est proposée que comme une somme de mouvements, cela sera bien entendu insuffisant pour en finir avec le capitalisme. Comme nous l’avons souligné, ces coalitions peuvent être à l’origine de manifestations et de mobilisations communes, voire mener à des combats radicaux. Mais si les méthodes de lutte de la classe ouvrière, comme la grève générale, ne sont pas mises en avant, si des organismes d’auto-organisation ne sont pas construits, et si un programme d’indépendance politique, articulé autour d’une stratégie socialiste révolutionnaire, n’est pas défendu, ces mobilisations ne pourront guère aller au-delà du stade de la simple lutte de pression. Si la tâche qui nous attend est de battre en brèche le capitalisme et de faire plier les forces de répression de l’État bourgeois, alors il s’agit d’aller bien plus loin et d’articuler une force sociale capable de triompher. La classe ouvrière, féminisée et diverse, est particulièrement bien placée pour diriger cette alliance de tous les exploités et opprimés car, comme le disait Marx, elle n’a que ses chaînes à perdre. En se libérant de l’exploitation capitaliste, elle peut ouvrir la voie pour en finir, radicalement, avec toutes les oppressions. Non pas parce que ces oppressions prendraient fin « automatiquement » et après la prise du pouvoir [6]. Mais parce qu’elle détruirait les bases matérielles qui, dans la société capitaliste, imposent leur reproduction constante. La tâche consistant à éradiquer toute trace d’oppression patriarcale, raciale ou sexuelle pourrait alors être entreprise de manière collective et auto-organisée. Il s’agirait d’une révolution radicale de la vie.
Le livre de Bohrer, comme nous l’avons souligné au début de cet article, a le mérite de mettre en perspective intersectionnalité et marxisme, en soulignant plusieurs points de convergence et de divergence. Le marxisme révolutionnaire propose néanmoins des outils théoriques et stratégiques bien supérieurs pour comprendre la dynamique capitaliste dans sa totalité. Et, surtout, pour se proposer de la dépasser.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Ashley J. Bohrer, Marxism and Intersectionality. Race, gender, class and sexuality under contemporary capitalism, Transcript, Bielefeld, 2019.
[2] Thompson écrit ainsi dans « Towards a Brighter Dawn », en 1936 (article repris dans Viewpoint Magazine, octobre 2015), qu’en tant que salariées, en tant que femmes et en tant qu’afro-américaines, les femmes font face à une « triple exploitation ».
[3] « Le résultat a été immédiat et sans équivoque., écrit CLR James dans « The Negro Question » (15/08/1939) Sur ses 2 000 membres [afro-américains] dans l’État de New York, le Parti communiste a perdu plus de 80 % d’entre eux, et il en a été de même dans tout le pays ».
[4] L’autrice prend comme référence les critiques formulées par Delia D. Aguilar, qui souligne notamment que lors du passage des théories de la « triple oppression » aux formulations de l’intersectionnalité, un niveau de matérialité lié au capitalisme en tant que tel se perd en faveur de théories plus enclines à une analyse discursive.
[5] Dans ce vaste champ, elle inclut des auteurs très différents les uns des autres, allant du marxisme autonome ou néo-autonome de Toni Negri aux élaborations de Silvia Federici et de Maria Mies, ainsi qu’aux théoriciens indiens des subaltern studies, en passant par des figures importantes du marxisme noir tel que Cedric Robinson, le marxisme queer de Holly Lewis, ou l’œuvre de Daniel Bensaïd. Bohrer mentionne également certaines élaborations classiques du féminisme socialiste, ainsi que les travaux de Clara Zetkin et de Marx et Engels.
[6] Dans sa Théorie de la révolution permanente, Léon Trotsky rend compte de cet aspect en affirmant qu’après la conquête du pouvoir d’État par la révolution socialiste, « les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes "pacifiques". Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même ».