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La "grande famille prolétarienne". Sur Alexandra Kollontaï

féminisme

Lien publiée le 23 novembre 2022

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La « grande famille prolétarienne ». Sur Alexandra Kollontaï (revolutionpermanente.fr)

Alexandra Kollontaï est une militante communiste et féministe de premier plan de la Révolution soviétique. Dans cet article, Matthieu Renault, philosophe et maître de conférence à l’université de Paris 8, propose de relire sa pensée à partir de sa critique de la famille bourgeoise, de la vie domestique et des rapports amoureux, bref, de son « communisme érotique ».

La famille et l'Etat communiste, Alexandra Kollontaï (1918) – Le fil des  communs

Novembre 1918, alors que la Révolution soviétique vient de souffler sa première bougie, se tient à Moscou le premier Congrès panrusse des femmes ouvrières et paysannes. L’une de ses principales instigatrices est Alexandra Kollontaï, qui, depuis la Révolution de 1905, s’était évertuée, contre vents et marées, à mettre la « question des femmes » au premier plan des préoccupations de la social-démocratie russe, et qui, au lendemain de l’insurrection d’Octobre avait été nommée Commissaire du peuple à l’Assistance publique (Ministre de la Santé). Montant à la tribune, elle prononce un puissant discours sur « La famille et l’État communiste », au terme duquel elle déclare avec emphase :

« L’État des travailleurs a besoin d’une nouvelle forme de rapport entre sexes. L’affection étroite et exclusive de la mère pour son enfant doit s’agrandir pour embrasser tous les enfants de la grande famille prolétarienne. À la place du mariage indissoluble, fondé sur la servitude de la femme, on verra naître l’union libre, forte par l’amour et le respect mutuels de deux membres de la cité du travail, égaux dans leurs droits et dans leurs obligations. À la place de la famille individuelle et égoïste surgira la grande famille universelle ouvrière où tous les travailleurs, hommes et femmes seront avant tout, des frères, des camarades. Tels seront les rapports entre l’homme et la femme dans la société communiste de demain [1]. »

Lisant ces lignes un siècle plus tard, après les mésaventures du « socialisme réellement existant », on peut difficilement prévenir le réflexe consistant à extirper la critique de la domination masculine et les revendications d’émancipation des femmes qu’elles contiennent de la vulgate communiste qui, apparemment, les recouvrent et les obscurcissent. De cette vulgate, le symbole serait en l’occurrence la notion de « grande famille prolétarienne », qu’on retrouve à plusieurs reprises sous la plume de Kollontaï, et cela dès le tournant des années 1910, mais à laquelle on ne pourrait guère conférer davantage qu’un statut de métaphore dont la naïveté donnerait au mieux à sourire. Il suffirait donc d’ôter au propos de Kollontaï cet encombrant vêtement d’emprunt pour recouvrer sa contribution pionnière, et ses limites, à l’histoire du féminisme, matérialiste en particulier ; pour retrouver, en d’autres termes, ce qui fait aujourd’hui encore son actualité, en dépit des conquêtes majeures des mouvements et de la pensée féministes depuis cette époque.

Mon hypothèse est strictement inverse et je crois qu’à suivre la voie précédemment indiquée, en réduisant en somme Kollontaï à un rôle de préfiguratrice comme il est commun de le faire, on manque inexorablement ce qui faisait et fait encore l’originalité, et l’unicité, du féminisme révolutionnaire dont elle s’est attachée à poser les fondements. Je suis convaincu, en d’autres termes, qu’on ne peut véritablement comprendre et éventuellement trouver à faire usage de la pensée de Kollontaï qu’à condition de la lire au pied de la lettre et, partant, de restituer l’inactualité d’un projet que l’échec de la révolution sexuelle en Union soviétique aura refoulé, jeté dans l’oubli, mais dont les potentialités, et peut-être les impasses, exigent d’être réexaminées. Ce projet, noyau autour duquel gravitent et se rassemblent les idées et combats de Kollontaï dans leur hétérogénéité, n’était rien de moins que celui d’un dépérissement de la famille (bourgeoise), prélude à son abolition pure et simple, sans lequel le dépérissement de l’État, c’est-à-dire la victoire du communisme, était voué à rester un vœu pieux.

Le point de départ de Kollontaï est la thèse de l’essentielle historicité et variabilité des structures familiales et des morales conjugales et sexuelles qui leur sont liées. Cette thèse est issue de sa lecture, au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, de deux ouvrages qui font figure, au sein des milieux marxistes de l’époque, de références indépassables sur la « question des femmes » : La femme et le socialisme d’August Bebel (1879) et L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels (1884) auquel Kollontaï, en ouverture d’une série de conférences prononcées au printemps 1921, empruntera, pour la radicaliser, l’idée-mythe, puisant elle-même ses racines dans les écrits du philologue Jakob Bachofen et de l’anthropologue Lewis Morgan, selon laquelle l’âge du communisme primitif, où famille et société se confondaient, avait aussi été l’âge du matriarcat, du pouvoir des femmes [2]. Mais en matière de rapports de genre, l’évolution historique avait été synonyme de continuelle régression. Si dans les « sociétés patriarcales » de l’Antiquité et du Moyen Âge, la domination masculine avait endossé des formes d’une violence inouïe, il revient selon Kollontaï au monde bourgeois d’avoir parachevé la déchéance du sexe féminin, en le reléguant dans la sphère domestique, privée, à l’intérieur des étroites limites du foyer familial, et en entérinant de la sorte sa dépendance et sa soumission au sexe masculin.
Mais dès le début des années 1910, Kollontaï découvre et déclare que cette soumission n’est pas seulement matérielle, économique (structurelle), elle est également, et indissociablement, psychologique et morale, c’est-à-dire idéologique (superstructurelle). Son principal vecteur est l’idéal bourgeois de l’amour, dont Michael Hardt a montré qu’aux yeux de Kollontaï, il avait opéré l’extension des logiques de la propriété privée jusque dans la sphère des relations intimes [3], au sens d’une possession non seulement du corps de l’autre, mais aussi, et plus fondamentalement, de son esprit. Dans un article daté de 1911 et intitulé « Les rapports entre les sexes et la lutte des classes », Kollontaï écrit en ce sens :

« Au cours de la longue période historique évoluant sous le signe du principe de caste, l’idée de la possession de la femme par le mari (la femme elle, n’avait pas de droits de propriété absolue sur le mari) ne s’étendait pas au-delà de la possession purement physique. L’épouse devait garder au mari la fidélité physique, son âme lui appartenait à elle-même. […] L’idéal […] admettant une revendication de droits de propriété sur le monde spirituel et moral de l’être aimé, est un idéal qui a été entièrement formé, cultivé par la classe bourgeoise dans le but de renforcer les fondements familiaux qui assuraient sa stabilité et sa force à la période de lutte pour sa domination sociale. [4] »

On pourrait rétorquer que se fondant sur l’impératif, inconnu des époques antérieures, de la réciprocité de la possession amoureuse, cet amour-propriété devait engendrer non moins de privations et de souffrances chez l’homme que chez la femme et ne pouvait soutenir aucune domination. Ce serait toutefois oublier que la morale conjugale et sexuelle bourgeoise se définit intrinsèquement, dans les termes de Kollontaï, comme une « double morale ». Celle-ci s’impose différentiellement aux femmes, dont la valeur dépend entièrement au respect scrupuleux du code moral, et aux hommes, chez qui l’impératif d’exclusivité coexiste, comme les deux faces d’une même pièce, avec sa négation, la prostitution, que Bebel dépeignait déjà comme une « institution sociale indispensable au monde bourgeois [5] ».

Cependant, dans le domaine de la famille comme dans les autres, le capitalisme ne pouvait se réaliser dans toute sa plénitude qu’en creusant dans le même temps sa propre tombe. L’idée directrice de Kollontaï est que les sociétés capitalistes avancées sont le lieu d’un irrémédiable processus de dissolution de la famille bourgeoise, monogamique, close sur elle-même et n’ayant d’autre raison matérielle d’être que la transmission de la propriété privée. Ce processus s’accompagne de l’émergence de nouveaux idéaux d’ « amour libre » qui ne peuvent être portés par les mouvements féministes (bourgeois) que parce qu’ils germent plus profondément, sous le coup des nécessités matérielles, au sein de la classe ouvrière. Il a deux causes principales, aux temporalités différentes : d’abord, le fait que la cellule familiale a progressivement perdu l’intégralité de ses fonctions dans la production collective, se réduisant à n’être plus qu’une unité improductive de consommation ; d’autre part, la mise au travail en masse des femmes dans les usines capitalistes, qui, pour préluder à la conquête de leur indépendance économique, et partant de leur égalité avec les hommes, les condamne en l’état à ployer sous un double fardeau, au sens où elles continuent d’assumer, l’intégralité des tâches reproductives au sein du foyer, engendrant de la sorte une terrible contradiction que la révolution socialiste devra surmonter, en donnant le coup de grâce à la famille.

En finir avec la famille suppose primo d’attaquer son pilier : le mariage. À cet égard, on admet communément que les deux décrets édictées par le pouvoir soviétique en décembre 1917, suivis par par le Code des lois sur le mariage, la famille et la tutelle promulgué l’année suivante, avaient comblé les attentes de Kollontaï dont l’empreinte est du reste manifeste dans plusieurs articles de ces textes. De fait, en légalisant le mariage civil, en abolissant l’illégitimité (en dotant les enfants nés hors-mariage des mêmes droits que les enfants légitimes) et en facilitant considérablement les procédures de divorce à la requête d’un partenaire ou de l’autre, sur un pied d’égalité, le nouveau code, dans les termes de Wendy Goldman « balayait des siècles de pouvoir patriarcal et ecclésiastique et établissait une nouvelle doctrine fondée sur les droits individuels et l’égalité entre les sexes [6] ». Mais le fait est que ces lois laissaient Kollontaï profondément insatisfaite car elles ne contenaient selon elle aucune mesure qui n’aurait pu être endossée par les pays capitalistes les plus avancés en termes de réduction des inégalités entre hommes et femmes. C’était une chose, nécessaire, d’arracher les racines légales de la domination masculine, c’en était une autre d’œuvrer à la disparition de la famille comme telle en tant qu’unité économique et sociale, c’est-à-dire de frayer la voie au communisme dans la sphère des rapports entre les sexes. Or, en posant un ensemble de droits et de devoirs des membres du couple, ces lois maintenaient et plus encore renforçaient l’existence légale du couple et sa reconnaissance par l’État, ainsi que Kollontaï l’affirme explicitement, et le déplore, en 1921 dans des« Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales » :

« Les décrets sur le droit du mariage dans la république ouvrière qui légalisent les droits mutuels des époux (droit d’exiger une aide matérielle pour soi ou l’enfant) et confirment légalement la séparation du couple conjugal et de ses intérêts d’avec les intérêts communs du collectif ouvrier social (par exemple, le droit des femmes d’être transférées là où leurs maris travaillent) sont des survivances du passé, qui contredisent les intérêts du collectif et affaiblissent ses liens ; c’est pourquoi ils doivent être revus et modifiés [7]. »

On pourrait s’étonner de voir Kollontaï combattre ardemment une mesure aussi « progressiste » que l’instauration des pensions alimentaires, ainsi qu’elle le fera à nouveau, sans plus de succès, en 1925, à l’occasion de débats sur la révision de la loi sur le mariage. Cependant, une telle opposition découle nécessairement de ses prémisses sur l’évolution et le déclin de la famille, et le fait est qu’il ne s’agit nullement pour elle d’abandonner à leur sort les femmes divorcées, mais d’œuvrer à l’établissement d’un dispositif public d’aide financée entièrement par des taxes. Il n’en reste pas moins que dans un contexte où l’État soviétique, rongé par la guerre civile, demeurait incapable d’assumer ces tâches, l’adoption immédiate des préconisations de Kollontaï menaçait de plonger de nombreuses femmes seule dans le plus grand des dénuements, tout particulièrement en milieu rural où l’indépendance économique était pour elles encore très loin d’être acquise.

Il y a un autre chantier sur lequel Kollontaï peut, a contrario, compter sur le soutien, a minima idéologique, des élites bolcheviques, à savoir la socialisation des tâches domestiques, lesquelles, confie Lénine à Clara Zetkin à l’automne 1920, ne signifient rien d’autre pour les femmes que le « sacrifice quotidien de leur être à mille vétilles insignifiantes [8] ». Comme le dit à son tour Evgueni Preobrajenski dans les pages de la revue Komunitska (La communiste), principal organe de presse du Département des femmes du Parti communiste russe (Jenotdel) : « Notre tâche ne consiste pas à nous battre pour la justice dans la division du travail entre les sexes. Notre tâche est de libérer les hommes et les femmes de l’insignifiant travail domestique [9]. » Pour Kollontaï, l’enjeu ce faisant est d’encourager une authentique « révolution dans la vie quotidienne », conçue comme le corrélat nécessaire de la révolution économique et politique, et qui, en affranchissant les femmes, viendra de concert saper les ultimes fondements matériels de la famille, dont le lieu même, en son sens spatial, est voué à disparaître avec le développement de l’habitat communautaire, des « maisons collectives » [10] :

« L’économie communiste abolit la famille. […] Toutes les tâches économiques externes de la famille disparaissent : la consommation cesse d’être individuelle et intrafamiliale, elle est remplacée par des cuisines et cantines sociales ; l’approvisionnement en habits, le nettoyage et l’entretien des habitations deviennent une branche de l’économie nationale, tout comme le raccommodage du linge [11]. »

Demeurait néanmoins un aspect de la reproduction dont une petite frange seulement des révolutionnaires était disposée à remettre réellement en question le statut de prérogative de la famille, à savoir le soin des nourrissons et la prime éducation des enfants. Le problème de la maternité avait de longue date retenu l’attention de Kollontaï qui, la concevant comme la plus lourde « croix » que devaient porter les femmes en régime capitaliste, avait mené une étude comparative des systèmes existants de protection des femmes enceintes et des mères, qu’elle avait restituée dans un volumineux ouvrage publiée en 1916 sous le titre Société et maternité. C’est à ce problème qu’elle s’attelle prioritairement en tant que Commissaire du peuple à l’Assistance publique, avec pour projet initial – avorté en raison d’un incendie, criminel probablement – la mise sur pied d’un hôpital-modèle baptisé du nom de « Palais de la maternité ».

Kollontaï s’emploie conjointement à promouvoir ce qu’elle projetait une décennie plus tôt dans son ouvrage séminal Les bases sociales de la question féminine (1909), dans lequel elle déclarait que le processus de socialisation de la production, entamé au sein des sociétés capitalistes, s’accompagnait de la « création de nouvelles formes de vie sociale commune » en vertu desquelles les « obligations familiales » étaient vouées à passer l’une après l’autre « à la charge de la société et de l’État ». Ainsi en allait-il et en irait-il avec la multiplication des « crèches, garderies et écoles primaires » qui déchargeaient « les épaules accablées de la mère-travailleuse de la tâche insurmontable d’assurer à la jeunesse une éducation saine et rationnelle », et permettraient, à l’avenir, quand elles seraient organisées par le collectif ouvrier lui-même et non plus par des « bienfaiteurs d’en haut », d’inoculer « aux jeunes âmes en formation de précieuses disposition à la sociabilité et à la solidarité, l’habitude de voir le monde à travers le prisme de la collectivité, et non à travers son “moi” égoïste et isolé » [12].

Mais ceux et celles qu’il convient d’abord d’éduquer en ce sens, ce sont les parents eux-mêmes. Kollontaï n’ignore pas les accusations émises par la bourgeoisie à l’échelle internationale à l’encontre des communistes suspectés de vouloir dérober aux mères leur tendre progéniture. Elle sait également que de puissantes résistances se font jour à cet égard au sein de la population ouvrière et paysanne elle-même. Mais si elle s’efforce d’apaiser les inquiétudes à ce sujet, en assurant que les « joies de la parenté » ne seront pas refusées aux citoyens de la société communiste, elle n’en demeure que plus intransigeante sur la nécessité d’éradiquer les rapports de propriété qui continuent de sévir dans les relations parents-enfants, non moins que dans les relations hommes-femmes, et qui se trahissent langagièrement dans l’usage des adjectifs possessifs :

« La femme qui est appelée à lutter pour la grande œuvre de l’affranchissement des ouvriers, cette femme doit savoir comprendre que dans la société nouvelle, il ne doit plus y avoir place à ces divisions d’autrefois : "Ce sont mes gosses à moi, pour eux toute ma sollicitude maternelle, toute mon affection. Ceux-là sont tes gosses à toi, ceux de la voisine, ils ne me regardent pas. J’ai bien assez des miens". Désormais, la travailleuse-mère, consciente de son rôle social, doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs [13]. »

Kollontaï en appelle dès lors à arracher l’ « instinct maternel », dont elle ne remet jamais en cause la naturalité, aux limites étroites qui lui ont été imposées, à sa répression bourgeoise, pour lui donner l’opportunité de s’étendre « à tous les enfants ayant besoin d’amour et de tendresse », en sorte qu’aucune femme ne devrait désormais plus refuser d’allaiter celui d’une autre, comme cela s’observe encore dans la société soviétique [14]. Ce qui s’exprime en définitive dans ces arguments est la nécessité, pour l’avènement du communisme, que la révolution dans la production, comme apothéose du processus historique de socialisation de la nature (extérieure), se double d’une révolution dans la reproduction, laquelle repose, en dernière instance, sur une communisation de la nature humaine (intérieure) elle-même.

C’est conjointement dans le domaine des rapports entre les sexes, des relations amoureuses et sexuelles plus spécifiquement, que les principes du communisme doivent désormais s’imposer. Dès le début des années 1910, Kollontaï, se nourrissant de la littérature psychologique de l’époque, avait témoigné de la « crise sexuelle » sans précédent que traversaient les sociétés occidentales et qui, intimement liée à la crise du mode de production capitaliste, n’épargnait plus aucune couche de la population, aucune classe. Elle invitait alors les socialistes à ne pas ranger ces questions « dans le casier des “affaires de famille“ » et à prendre activement part à l’élaboration, en cours, d’une nouvelle « morale sexuelle » devant favoriser la transformation radicale de la « psychologie de l’humanité dans le sens de l’accumulation des sentiments de solidarité, de liberté, au lieu des sentiments de propriété ; des sentiments de camaraderie au lieu de l’inégalité et de la subordination » d’un sexe à l’autre [15] ; dans le sens de l’accroissement du « potentiel d’amour » de la collectivité, comme le disait encore Kollontaï dans une recension d’un ouvrage de Grete Meisel-Hess (Die sexuelle krise, 1910) à laquelle elle empruntait sa conception de l’ « amour-jeu », autrement dit de l’ « amitié érotique », laquelle permettait de cultiver une gamme variée d’émotions, étrangères au sentiment de propriété, ainsi qu’une sensibilité et une attention à l’autre que la morale bourgeoise avait puissamment refoulées [16]. Selon Kollontaï, dont les idées anticipent à plus d’un titre sur celles du freudo-marxisme tout en restant étrangères au langage de la psychanalyse, il ne pouvait y avoir de réelle mutation des rapports entre les sexes sans refonte radicale de ce qu’il convient d’appeler l’économie psychique de masse.

Douze ans plus tard, alors que la guerre civile s’achève, Kollontaï reprend et approfondit ces thèses, qui trouvent leur point d’orgue dans le concept d’amour-camaraderie qu’elle formule dans son essai « Place à l’Éros ailé ! ». L’enjeu, dans la période de transition du capitalisme au communisme, assure-t-elle, est de souder la « collectivité laborieuse », en augmentant en son sein les « sentiments de sympathie » et en favorisant ainsi « le développement des liens de cœur et d’esprit » entre ses membres [17]. Or, rien ne peut contribuer plus immédiatement à cette tâche que le sentiment amoureux, en tant que « force de liaison », à condition qu’en soit bannie toute prétention à la possession exclusive de l’autre et que soit reconnue, autorisée et valorisée, la multiplicité intrinsèque de ses manifestations, elle-même engendrée par le long processus historique de socialisation de l’instinct de reproduction :

« Une femme aime tel homme du "fond de son âme", leurs pensées, leurs aspirations, leurs volontés sont en harmonie ; mais la force des affinités charnelles l’attire irrésistiblement vers un autre. Un homme éprouve pour telle femme un sentiment de tendresse pleine d’attentions, de compassion pleine de sollicitude, tandis qu’il trouve chez une autre compréhension et soutien pour les meilleures aspirations de son "moi". À laquelle des deux doit-il consacrer la totalité d’Éros ? Et pourquoi devrait-il déchirer, mutiler son âme, si la plénitude de son être ne se réalise que par la présente de l’un et l’autre lien ? [18] »

Ainsi que l’écrit Hardt encore, « Kollontaï envisage un amour caractérisé par la multiplicité selon deux axes : aimer beaucoup de monde de beaucoup de façons [19] ». Définie et pratiquée ainsi, et seulement ainsi, les rapports amoureux deviendront le creuset où mûrira en chacun.e l’esprit de camaraderie et de solidarité, lesquelles sont tout aussi essentielles à la société communiste que l’étaient la concurrence et l’égoïsme dans le monde bourgeois. Dans ses « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales », Kollontaï suggère, témérairement, qu’un tel amour n’est pas seulement un aspect parmi d’autres de la camaraderie communiste, à côté de celle qui s’établit dans les rapports de travail, mais à bien des égards son fondement, dans la mesure où le « développement d’émotions vives et saines dans l’amour lui-même » (la transformation des rapports entre l’homme et la femme) s’offre comme la condition de possibilité du « développement de liens spirituels plus solides avec le collectif » (la transformation des rapports entre les hommes, au sens générique) [20]. Si communisme il devait y avoir, ce serait d’abord un communisme érotique.

De la même manière que les relations entre les parents et leurs enfants doivent se mêler à une pluralité de liens affectifs avec les enfants des autres, tout.tes les autres, au point de se confondre et éradiquer cette distinction même, la multiplicité constitutive de l’amour-camaraderie substitue à la série de paires homme-femme mutuellement exclusives, un ensemble de rapports entremêlés produisant une vaste communauté amoureuse qui recouvrira in fine les limites du collectif ouvrier lui-même. Dans cette conception, où perce un idéal communaliste puisant des racines profondes dans la trajectoire et la pensée de Kollontaï, se dessine les traits d’une utopie concrète dont la notion de « grande famille prolétarienne » est le nom, littéral, et qui rejoint, dans la forme sinon dans le contenu, la structure de la famille élargie, clanique, constitutive du communisme primitif. Ce qui signifie également que si Kollontaï est sans conteste l’autrice d’une des critiques les plus consistantes et intransigeantes de la famille qu’aient connues la tradition marxiste, ceci ne l’a pas empêchée, mais inversement l’a conduite à conférer à la forme-famille elle-même un rôle absolument crucial dans la construction de la société communiste, au présent et au futur, à travers l’impératif de la réinvention des liens psychiques et sociaux qui avaient mûri en son sein au cours de l’histoire et du réinvestissement de ses bases naturelles et « instinctuelles » elles-mêmes.

Ces idées furent fermement combattues, au sein des instances du pouvoir soviétique dès le tournant des années 1920, qui marquent l’entame d’une contre-révolution sexuelle, dont le témoignage le plus éloquent est sans doute l’essai du psychologue Aron Zalkind, Les douze commandements sexuels du prolétariat révolutionnaire (1924) et qui allait triompher avec le « Thermidor sexuel » imposé par Staline dans les années 1930. Si, comme l’écrit Enzo Traverso, « révolution sexuelle et ascétisme puritain » avaient coexisté au cours de la décennie précédente [21], il convient toutefois de remarquer que la division entre les deux « morales » n’était pas binaire dans la mesure où le discours révolutionnaire de Kollontaï lui-même avait trouvé, à plus d’une occasion, à se formuler dans le langage de la santé de la population, l’ « hygiène de la race » dans ses termes, qui avait proliféré dès le lendemain de la révolution pour servir des arguments opposés aux siens : « [L]a morale communiste, en se fondant sur l’assainissement de la population, condamne […] la complète abstinence sexuelle [22] ».

Il est vrai que la morale communiste ou « éthique prolétarienne [23] » en matière de sexualité, dont le façonnage représentait aux yeux de Kollontaï une tâche idéologique de premier ordre, se définissait selon elle en rupture totale avec le moralisme hérité de l’ère bourgeoise [24] et devait moins prescrire qu’exprimer les nouvelles « règles de vie [25] qui avaient surgi spontanément au sein des masses. Elle n’en contenait pas moins un ensemble d’« obligations sociales », au nombre desquelles, dans une perspective anti-malthusienne, et de manière extrêmement problématique d’un point de vue féministe, le devoir de procréer : « La femme doit […] observer […] les règles d’hygiène prescrite et se rappeler que pendant les neuf mois de grossesse, elle cesse d’une certaine manière de s’appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps “produit” un nouveau membre pour la république ouvrière [26] ». Si ces lignes contiennent une reconnaissance de la reproduction (de l’espèce) comme travail, fût-ce encore entre guillemets, elle pose dans le même temps les linéaments d’un bio-productivisme qui incarne la face cachée, sombre, du projet de communisation de la nature promu par Kollontaï et qui s’avère inséparable d’un processus de (re)naturalisation de la communauté. Ce n’est qu’en se saisissant résolument de ces ambivalences, et peut-être apories, en se refusant à porter un regard unilatéral, positif ou négatif, élogieux ou réprobateur, sur le parcours et l’œuvre de Kollontaï, qu’on pourra mesurer ce que celle-ci a encore à nous dire et nous apprendre des contradictions du monde dans lequel nous vivons.

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NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Alexandra Kollontaï, La famille et l’État communiste (1919), extrait traduits en français sous le titre « La société de demain », in Marxisme et révolution sexuelle, Paris, Maspero, 1978, p. 210.


[2] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, Paris, Éditions La Brèche, 1978 (1921-1923), https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1921/0a/kollontai_conf.htm. , 1ère conférence : « La situation de la femme dans le communisme primitif ».


[3] Michael Hardt, « Red love », in Red Love. A Reader on Alexandra Kollontai, Konstfack Collection, Sternberg Press, et Tensta konsthall, Stockholm, Berlin et Spånga, 2020, p. 63-86.


[4] Alexandra Kollontaï, Les rapports entre les sexes et la lutte des classes (1911), in Marxisme et révolution sexuelleop. cit., p. 172-173. Ce recueil, comme d’autres sources, indique comme date de publication de ce texte 1918, date qui correspond en réalité à sa réédition dans une brochure contenant deux autres essais.


[5] August Bebel, La femme et le socialisme, Gand, Imprimerie coopérative « Volksrukkerij », 1911, p. 351-358.


[6] Wendy Z. Goldman, Women, The State & Revolution. Soviet Family Policy & Social Life, 1917-1936 , New York et Melbourne, Cambridge University Press, 1993, p. 49.


[7] Alexandra Kollontaï, « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales » (1921), Comment s’en sortir ?, n° 5, 2017, p. 53, https://commentsensortir.files.wordpress.com/2018/02/css5-4-kollontac3af-morale-communiste-relations-conjugales1.pdf


[8] Vladimir I. Lénine, cité in Clara Zetkin, « Lenin on the Women’s Question » (1924), https://www.marxists.org/archive/zetkin/1920/lenin/zetkin1.htm


[9] Evgueni Preobrajenski, « Put’ k raskrepoŝeniû ženŝiny » (« Le chemin vers l’émancipation de la femme »), Komunistka, n° 7, 1920, cité in Wendy Z. Goldman, Women, The State & Revolution, op. cit., p. 6.


[10] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., 12ème conférence : « La dictature du prolétariat : le changement révolutionnaire de la vie quotidienne ».


[11] Alexandra Kollontaï, « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales », loc. cit., p. 52.


[12] Alexandra Kollontaï, Les bases sociales de la question féminine (1919), extrait traduits en français sous le titre « L’union libre », in Marxisme et révolution sexuelle, op. cit., p. 87-88.


[13] Alexandra Kollontai, « La famille et l’État communiste », loc. cit., p. 210.


[14] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., 12ème conférence : « La dictature du prolétariat : le changement révolutionnaire de la vie quotidienne ».


[15] Alexandra Kollontaï, « Les rapports entre les sexes et la lutte des classes », loc. cit., p. 179.


[16] Alexandra Kollontaï, « L’amour et la morale nouvelle » (1911), in Marxisme et révolution sexuelle, op. cit., p. 164-166.


[17] Alexandra Kollontaï, « Place à l’Éros ailé ! (Lettre à la jeunesse laborieuse) » (1923), in ibid, p. 193-194.


[18Ibid., p. 197.


[19] Michael Hardt, « Red love », loc. cit., p. 81.


[20] Alexandra Kollontaï, « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales », loc. cit., p. 57.


[21] Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, Paris, La Découverte, p. 145-148.


[22] Alexandra Kollontaï, « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales », loc. cit., p. 55.


[23] Alexandra Kollontaï, « Les rapports entre les sexes et la lutte des classes », loc. cit., p. 179.


[24] Voir à ce propos Michael Hardt, « Red love », loc. cit.


[25] Alexandra Kollontaï, « Place à l’Éros ailé (Lettre à la jeunesse laborieuse), loc. cit., p. 182.


[26] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., 12ème conférence : « La dictature du prolétariat : le changement révolutionnaire de la vie quotidienne ».