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Maïlys Khider : "Les méthodes utilisées contre les Gilets jaunes sont systématisées pour étouffer les mouvements sociaux"

répression

Lien publiée le 3 décembre 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Maïlys Khider : « Les méthodes utilisées contre les Gilets jaunes sont systématisées pour étouffer les mouvements sociaux » – Le Comptoir

Journaliste indépendante, autrice de « Médecins cubains, les armées de la paix » (LGM, 2021), Maïlys Khider écrit pour Le MédiaReporterreBlast ou Le Monde diplomatique. Dans son dernier essai, « Nous ne sommes pas dans le même camp » (Zortziko, 2022), elle revient sur le traitement du mouvement des Gilets jaunes pour s’interroger sur l’état de notre liberté de manifester.

Le Comptoir : Quatre ans après le déclenchement des Gilets jaunes, pourquoi avoir décidé de revenir sur ce mouvement ?

Maïlys Khider

Maïlys Khider : En parlant des Gilets jaunes, il est possible de tomber dans l’écueil de croire qu’il s’agit déjà d’un mouvement lointain, aujourd’hui terminé et qui appartient au passé. Si presque plus personne ne porte un gilet jaune dans les manifestations par rapport à 2018-2019, ce mouvement reste pourtant, selon moi, bien vivant. Il y a d’abord énormément de blessés, toujours en procès contre les forces de l’ordre. Des gens qui ont été éborgnés et subissent encore des traumatismes physiques et psychologiques très lourds. Il serait anormal et dangereux de tomber dans une forme d’amnésie avec toutes les violences policières vécues. Il est vrai que dans l’immédiateté des réseaux sociaux, on réagit au fil des événements et il se passe tellement de choses graves que l’on a pu perdre le fil. Mais il me paraissait important de reparler de ces gens.

Par ailleurs, les stratégies des forces de l’ordre en manifestation n’ont pas connu d’évolution majeure depuis les Gilets jaunes. Les nasses et les charges de police injustifiées sont toujours employées. Des murs de CRS bloquent et ralentissent les manifestations sans raison. Le 16 octobre, à l’occasion de la « marche contre la vie chère », on a notamment vu des matraquages et des violences sans réellement comprendre quelles en étaient les causes. Enfin, les méthodes développées pendant les Gilets jaunes semblent aujourd’hui, se systématiser et se durcir pour répondre aux mouvements de contestation, comme à Sainte-Soline où 1700 gendarmes ont été envoyés sur place. Devant la multiplication des actions écologistes portées par des militants comme ceux d’Extinction Rebellion, le gouvernement a décidé d’appeler la justice à des jugements plus rapides, c’est-à-dire les comparutions immédiates et les gardes à vue préventives utilisées pendant les Gilets jaunes. Pendant la grève des raffineurs, le gouvernement a également procédé à des réquisitions. Les méthodes d’étouffement des mouvements sociaux se font de plus en plus fréquentes et il est donc très important de continuer à analyser ce qu’il s’est passé pendant les Gilets jaunes pour éviter que cela se reproduise, mais aussi pour remettre en perspective les réponses du gouvernement.

Alors qu’on a beaucoup mis l’accent sur la dimension collective du mouvement, vous êtes particulièrement attentive aux vies individuelles et aux corps. Pourquoi ce choix ?

Attaquer des corps physiques individuellement a été une stratégie phare pour empêcher le corps social de se réunir. Blesser et mutiler pour l’exemple a servi d’avertissement et de menace pour amener les gens à réfléchir à deux fois avant de se rendre en manifestation. Cette stratégie a produit ses effets car beaucoup aujourd’hui n’osent plus aller manifester, de peur d’y perdre un œil. On peut désormais aller en manifestation sans intention de commettre des violences et avoir, malgré tout, peur d’être blessé. Cela devrait interpeller. Je me suis donc concentrée sur ces corps physiques meurtris pour réfléchir à la façon dont s’attaquer aux individus peut mettre à mal un corps social.

Manifestants blessés suite à l’intervention de la police

« Une fois opérée, elle pense “être en train de crever”. Un tuyau sort de son crâne. Diagnostic : traumatisme crânien, hémorragie cérébrale, nécrose du cerveau et un œil qui ne voit plus. Une deuxième opération s’impose. Des barres soutiennent ses os brisés. Une vis évite que son cerveau ne passe par un trou. Du mois qui suit chez elle, près de Paris, elle ne garde aucun souvenir ». Maïlys Khider, Nous ne sommes pas dans le même camp

C’est pour cela que je cite Frédéric Lordon qui dit que les périodes de « fascisation » — en dépit des réserves que l’on peut avoir sur ce terme qui doit être compris comme une dérive autoritaire du pouvoir — sont des moments où la puissance du corps collectif s’effondre. Or, ce corps collectif ne peut s’effondrer que par une réponse violente contre les individus.

Comment expliquer le degré de violence dans la répression du mouvement de la part du pouvoir ?

Policier d’un groupe départemental d’intervention (GDI) pendant les Gilets jaunes, 2019 © Patrice Calatayu

Comme je le disais, il y a d’abord eu une volonté de montrer l’exemple de ce qu’il pouvait se passer en allant manifester. Il y a aussi eu des mouvements de panique de la part des forces de l’ordre qui n’ont pas su gérer et répondre convenablement à ce qu’il se passait. Des gendarmes, des policiers et des CRS ont usé de la violence de façon complétement injustifiée et abusive. Une situation renforcée par le fait que ces violences ne soient ni correctement examinées par l’IGPN, ni condamnées par la justice. Enfin, il y a un manque de formation des forces de l’ordre qui étaient en première ligne pendant tout le mouvement des Gilets jaunes. Dans un rapport parlementaire de 2019, les gendarmes et des CRS ont reconnu que les membres de la BAC n’étaient pas formés pour être en première ligne et prendre des initiatives de maintien de l’ordre, contrairement à eux qui l’étaient mais ont été mis à des positions secondaires. Cela a soulevé une grande réaction au sein des forces de l’ordre qui n’ont absolument pas compris la stratégie du Ministère de l’Intérieur.

Il y avait donc des forces de l’ordre pas formées, en première ligne et surarmées avec des armes de guerre, de type LBD. Un cocktail assez explosif qui a mené à des violences pas du tout maîtrisées, contrairement à ce que prétend le gouvernement. Le nombre de blessés montre bien qu’il n’y a pas eu uniquement des réponses aux violences, à l’image du cas de Mélanie Ngoye-Gaham dont je parle dans le livre. Comme on le voit dans une vidéo, cette femme a été matraquée dans le cou alors qu’elle marchait dos à un mur de forces de l’ordre qui menaient une charge.

Quel est votre regard sur les Blacks Blocks et la violence qui a également pu gagner une partie des manifestants ?

Dans tout mouvement, il y a évidemment des violences injustifiées de la part de manifestants qui viennent en découdre, sans toujours savoir pourquoi ils commettent ces violences. Le problème est que les forces de l’ordre n’arrêtent pas toujours ces éléments et que les violences policières ne sont pas commises contre ces gens-là. C’est pour cela que je parle de l’épisode du 1er mai 2019 au cours duquel des policiers mettent en place une nasse et commencent à déplacer les gens de façon arbitraire.

« En remontant vers l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, je vois un Black Bloc habillé en noir, avec un marteau à la main taper les vitres de l’entrée à proximité de Gilets jaunes lui criant dessus et lui ordonnant de partir. Or, une dizaine ou une vingtaine de forces de l’ordre présentes regardent la scène et passent leur chemin. »

La question des Black Blocs est importante. Il est essentiel de se demander par qui sont commises les violences, envers qui et dans quel contexte. Mais l’enjeu est de savoir si la réponse en face est appropriée, si les forces de l’ordre se protègent et protègent les manifestants des Black Blocs. Or, ce n’est pas du tout le cas en manifestation. Le problème est qu’il n’y a eu aucune médiatisation de scènes comme celle que je viens de décrire. Le même jour, des Gilets jaunes qui s’étaient réfugiés dans la Pitié-Salpêtrière ont été accusés d’avoir attaqué l’hôpital. Une information opportune pour les médias dominants en chasse une autre, invisibilisée alors qu’elle a pourtant toute son importance.

Vous rappelez que le traitement médiatique des Gilets jaunes n’a pas seulement été marqué par le mépris de classe mais parfois par des appels ouverts à la violence contre les manifestants. Pouvez-vous revenir sur cet aspect et le rôle des journalistes ?

Le rôle des journalistes n’a pas été le même pour tous. D’un côté, certains sont allés sur le terrain, ont vu ce qu’il se passait et ont même été blessés en manifestation pour une dizaine d’entre eux. Ce fut le cas de Denis Meyer, Clément Lanot, Ameer al Halbi, ce photojournaliste syrien qui a été matraqué au visage alors qu’il prenait des photos pendant la manifestation contre la loi sécurité globale, et bien d’autres encore. Ces journalistes, dont le travail a été primordial, ont dénoncé les violences car ils les ont vécues, la possession d’un brassard « presse » bien visible ne les ayant pas protégés. De l’autre côté, sans vouloir être manichéenne, des journalistes — plutôt des hommes, quinquagénaires — qui ne font plus de terrain depuis assez longtemps n’ont pas décollé de leur bureau.

Tweets du journaliste Jean Quatremer, 7 et 9 novembre 2018

Les éditorialistes qu’on a le plus vus sont ceux qui sont le moins sortis de la rédaction. Je pense à Bruno Jeudy qui discutait avec le Gilet jaune Christophe Couderc en lui disant qu’il avait « des obsessions politiques et qui ne sont pas démocratiques« , qu’il était un « faux Gilet jaune » car celui-ci s’exprimait bien, avec un discours construit, cohérent, posé et argumenté. Se retrouver confronté à quelqu’un qui explique calmement quelles sont les revendications des manifestants a été un choc pour certains journalistes habitués à recevoir des images tremblantes des Champs Élysées avec des types qui courent partout et des tirs toutes les cinq minutes. Une sorte de déni de la réalité. Un mélange de mépris et d’ignorance a donné lieu à un traitement médiatique qui ne permettait pas à ceux qui n’étaient pas dans les manifestations de comprendre ce qu’il se passait.

Entouré d’un commissaire et d’un ancien magistrat, Yves Calvi a également déclaré sur Canal Plus qu’aux États-Unis on aurait tiré sur les manifestants, ce qui ressemblait à un appel déguisé à tirer sur les Gilets jaunes. Le magistrat honoraire Bruno Thouzellier lui répond même qu’en France l’État de droit est sur-développé. Même chose pour le « Qu’ils se servent de leur arme » prononcé par le « philosophe » et ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry. Ce genre de phrases n’a jamais été condamné et, pour cette raison, va pouvoir continuer sans problème. Une condamnation de la violence a été suivie d’un appel à la violence, ce qui est quand même assez curieux. Au-delà de tout cela, TF1 a diffusé un reportage faisant mine de se demander de quoi pouvaient bien se plaindre les Gilets jaunes puisqu’à l’échelle locale, il existait déjà des budgets participatifs et des outils démocratiques au niveau des collectivités territoriales. De façon assez détachée, un Bernard Pivot a également twitté « Les kiosques à journaux incendiés symbolisent le refus de l’information, le mépris de la lecture et la guerre déclarée aux mots », comme s’il fallait trouver une valeur symbolique à toutes les destructions qui ont eu lieu. Si l’interprétation est complètement tirée par les cheveux, le mépris de classe est bien prégnant dans cette phrase.

Les médias ont donc eu des rôles assez différents en fonction du type de journalistes mais le problème est que les plus visibles n’étaient pas ceux qui ont apporté une information complète de terrain sur le mouvement.

Outre le choc de la répression des Gilets jaunes, notre rapport à la liberté de manifester n’a-t-il pas été bouleversé par les deux ans de crise sanitaire avec les confinements à répétition ou la peur de la guerre russo-ukrainienne ?

Éditions Zortziko, 2022, 46 p.

Les Gilets Jaunes sont pour moi une sorte de modèle dont il est possible d’appliquer la complexité à d’autres contestations. Ce mouvement massif, tous les samedis pendant plusieurs mois, a été suivi d’un confinement, puis d’un deuxième. Une période au cours de laquelle plus aucun mouvement social n’avait lieu ; les gens avaient peur de se contaminer et les manifestations étaient interdites. Nous avons tous un peu réorganisé nos vies autour de cela et perdu l’habitude d’aller manifester. Cette rentrée de septembre signe donc le retour de mouvements sociaux, d’appels de syndicats et de partis politiques à se réunir. Des marches contre l’inflation portent les mêmes revendications sociales que les Gilets jaunes avec en son cœur l’augmentation du prix des carburants, même si cette augmentation des prix est aujourd’hui générale. La crise a été démultipliée par rapport à il y a quatre ans mais la réaction de la population est moindre. Il y a donc une question à se poser.

Des réflexions sont menées quant à de nouveaux moyens de se réunir mais cela reste très difficile en raison de cette peur latente qui constitue un réel frein. Selon moi, sans le Covid-19 et les violences policières pendant les Gilets jaunes, alors que l’essence et la nourriture coûtent une fortune, que les gens ont dû faire la queue pour remplir leur réservoir, les mouvements actuels pourraient être beaucoup plus vigoureux. D’où la volonté d’écrire ce livre qui vise à explorer les racines de cette mise à mal de notre liberté de manifester. Désormais, cela va être à nous de nous demander comment construire les prochaines contestations face à un pouvoir qui n’en démord pas et prêt à mettre en œuvre tout ce qui a été déployé en 2018 et 2019 pour l’empêcher.

Nos desserts :

Crédits photos d’image de une : © Flickr/Patrice Calatayu