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C.L.R. James et l’analyse du racisme
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C.L.R. James et l’analyse du racisme - Chroniques critiques (zones-subversives.com)
La question raciale reste structurée par la lutte des classes. Le marxiste C.L.R. James se penche sur les questions de race et de classe à partir de la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Il analyse l'importance des préjugés racistes, mais aussi les nouvelles alliances de classe qui se créent dans un moment de lutte.
Né en 1901 sur l’île de Trinité, C.L.R. James est le fils d’un instituteur descendant d’esclaves. En 1938, il publie son livre sur les Jacobins noirs et la révolution haïtienne. La révolte incarnée par Toussaint Louverture dans l’ancienne colonie française de Saint-Domingue reste peu présente dans les mémoires. Elle a pourtant une portée historique mondiale. Ce soulèvement amorce le processus qui débouche vers l’abolition de l’esclavage.
En 1938, rappeler ce moment historique fait écho à la lutte anticoloniale qui se développe en Afrique. Plutôt que de déplorer l’oppression et l’exploitation, C.L.R. James évoque un processus d’émancipation qui peut ouvrir des perspectives nouvelles. Son livre repose sur une analyse marxiste. C.L.R. James fréquente alors les cercles trotskystes britanniques. Il se penche sur la révolution russe et sur les débats qui traversent le mouvement ouvrier. Pierre Naville traduit Les Jacobins noirs en français en 1943-1944, dans le contexte de l’occupation allemande et de la colonisation. Florian Gulli se penche sur ces analyses dans son livre 0 style="color: rgb(25, 130, 209); box-sizing: border-box;" target="_blank">C.L.R. James et la lutte des classes.
Stoddard est un intellectuel américain qui assume un suprématisme blanc et sa proximité avec le Ku Klux Klan. En 1922, il invente le concept de « sous-homme » qui influence l’eugénisme et l’antisémitisme des nazis. Il adopte évidemment une lecture raciale de l’Histoire. Il est l’auteur d’un livre sur la révolution de Saint-Domingue considérée comme une lutte des races. La suprématie blanche est déstabilisée par l’idée d’égalité. La révolution russe apparaît comme une réplique de la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Lénine et Toussaint Louverture incarnent la révolte des « sous-hommes » contre la civilisation. Stoddard défend une « solidarité blanche » qui dépasse les clivages nationaux.
C.L.R. James estime que cette lecture raciale ne permet pas de comprendre les événements. Le suprématisme de Stoddard l’empêche de prendre en compte les faits qui ne rentrent pas dans le moule de son idéologie. En 1938, C.L.R. James s’oppose au racisme de Stoddard pour des raisons théoriques, et non morales. Il ne répond pas en défendant le droit des esclaves noirs. Il oppose une autre lecture historique qui repose sur la lutte des classes. Néanmoins, C.L.R. James prend en compte la question raciale. Ces analyses semblent gommées dans la réception de C.L.R. James. Notamment à partir des années 1980 qui cultivent un rejet du marxisme dans les universités américaines.
Karl Marx et l’esclavage
C.L.R. James semble connaître les analyses de Karl Marx sur l’esclavage et la guerre civile américaine. Le Manifeste du Parti communiste considère que la révolte des esclaves s’inscrit dans la lutte des classes. L’esclavage demeure une catégorie économique au moins depuis la Rome antique. Marx et Engels tentent de distinguer l’esclavage et le salariat, sans sombrer dans l’idéalisation du salariat. L’esclave dépend d’un même propriétaire. En revanche, le salarié n’est pas obligé de se vendre à tel ou tel propriétaire de manière définitive. Mais il reste obligé de se vendre à un propriétaire pour survivre.
Ensuite, l’esclave est considéré comme une chose et reste exclu de la communauté humaine. « Marx définit donc les esclaves comme une classe qui n’a pas encore gagné l’émancipation juridique et politique », présente Florian Gulli. L’esclavage renvoie donc à une catégorie économique, et non raciale. Même si Marx observe que, durant le capitalisme naissant, les esclaves sont des hommes de race noire. La classe renvoie à une place dans le mode de production, et non une identité homogène.
Le Manifeste observe que le capitalisme permet une simplification des antagonismes de classe. La bourgeoisie s’oppose au prolétariat. Néanmoins, la société américaine semble plus stratifiée. L’esclavage permet la production et le commerce du coton ou du tabac. L’abolition de l’esclavage reste donc une priorité. Identifier les divisions entre les travailleurs doit permettre de les dépasser. « L’unité des différentes fractions de classe est un objectif politique, jamais un présupposé. Une fraction de classe ne peut mener sa lutte contre le capital en se privant du soutien des autres fractions », souligne Florian Gulli.
Marx pense l’esclavage uniquement comme une catégorie économique. Au contraire, C.L.R. James évoque la question raciale. Mais le contexte historique n’est pas le même. Marx écrit avant la colonisation. Surtout, C.L.R. James évolue dans le contexte d’une hégémonie des théories racistes qui débouche vers la prise de pouvoir des nazis en Allemagne. Il devient alors difficile d’éluder la dimension raciale dans un livre sur les esclaves.
Société de classe à Saint-Domingue
Stoddard adopte une lecture raciale dans son analyse de la société de Saint-Domingue. Il distingue les Blancs, les esclaves et les Mulâtres. Au contraire, C.L.R. James propose une lecture de classe. Il distingue « la propriété » qui comprend les esclaves noirs et « les propriétaires » composés des Blancs mais aussi des « libres de couleur ». La classe renvoie au travail et à la place dans les rapports de production. Elle détermine la vie quotidienne et la conscience des individus.
Contrairement aux théories de Stoddard, l’esclavage ne répond pas à des causes raciales. Ce n’est pas pour affirmer la suprématie blanche que se lancent les plantations. L’esclavage correspond surtout à une nécessité pour le développement du capitalisme. La racialisation progressive permet ensuite de justifier l’esclavage. « Ce qui caractérise les esclaves, pour James, ce n’est pas en premier lieu leur couleur de peau, mais leur place dans la production économique », insiste Florian Gulli. L’esclave, comme le prolétaire, n’a que ses bras pour vivre. Il est dépossédé des moyens de production. Néanmoins, l’esclave est également privé de la propriété de soi dont dispose le prolétaire moderne.
La classe dirigeante se compose de quatre fractions : les grands Blancs, la bureaucratie, les « libres de couleur » et les petits Blancs. Les grands propriétaires terriens et l’administration de la monarchie se méprisent mutuellement mais composent la fraction supérieure de la classe dirigeante. Les « libres de couleurs » forment une fraction subordonnée. Ce sont des anciens esclaves affranchis ou des mulâtres. Ils peuvent également posséder des esclaves. Les petits Blancs ne possèdent pas de terres. Mais ils restent animés par le racisme. C’est au sein de cette fraction minoritaire que se manifeste le plus la ligne de couleur.
Moment révolutionnaire
La stratification raciale de Saint-Domingue, avec des distinctions selon la pigmentation de la peau, vise avant tout à conjurer la peur de l’unité des esclaves et des prolétaires noirs contre leurs maîtres. La rivalité des travailleurs entre deux fractions de classe permet au capitalisme de ne pas être menacé. Les esclaves sont également méprisés comme travailleurs dépourvus de propriété.
Le moment révolutionnaire renforce les clivages de classe et limite le racisme. La révolte des esclaves s’inscrit dans le sillage de la Révolution française, malgré deux dynamiques autonomes. Les esclaves s’appuient sur les principes de 1789. Les ouvriers et paysans français se reconnaissent dans leur révolte, au-delà des barrières de race et de nationalité. Inversement, les libres de couleur s’opposent à l’émancipation des esclaves. Ils possèdent eux-mêmes des esclaves. Ils se contentent de demander l’égalité raciale au sein de la classe dirigeante. Une alliance de classe se crée entre les grands Blancs et les mulâtres pour défendre l’esclavage.
Néanmoins, C.L.R. James estime que la question raciale ne doit pas être éludée. C’est d’ailleurs la principale erreur de Toussaint Louverture que de ne pas la prendre en compte. Le stratège militaire tente d’instaurer une stabilité économique à Haïti. Il fait appel aux colons blancs pour leur compétence dans la gestion agricole. Mais il ne prend pas en compte le regard des anciens esclaves. « Si Toussaint échoua, ce fut par la "méthode" : il négligea la question cruciale de la liaison avec les masses, il oublia qu’une révolution ne peut aboutir qu’à la condition qu’existe ce lien étroit et réciproque entre chef et masses », estime Florian Gulli.
Toussaint refuse d’expliquer ses choix et d’en rendre compte face à la population. Il néglige les préjugés que les anciens esclaves ont développés à l’encontre des Blancs. Ces sentiments apparaissent pourtant comme une réaction naturelle face à la violence de l’esclavage. Les ingénieurs blancs sont assimilés aux anciens propriétaires dans une seule classe de Blancs. Les massacres de Blancs relèvent de la vengeance, mais pas de la politique. Ils ne participent pas à un rapport de force et ne permettent pas une amélioration des conditions de vie des anciens esclaves.
Classe et race
Les livres sur les rapports entre race et classe se multiplient. Longtemps, le marxisme orthodoxe a imposé une lecture économiciste qui néglige les dimensions idéologiques et la question raciale. Désormais, c’est le dogme intersectionnel qui s’impose. La race devient le facteur décisif pour comprendre la société. Les clivages de classe sont alors gommés. Le livre de Florian Gulli permet de renouveler ce débat qui commence à tourner à rond. Il s’appuie sur les analyses de C.L.R. James, un des plus brillants théoriciens marxistes. Surtout, il évoque un contexte de lutte avec la révolution haïtienne. Tandis que la mouvance postcoloniale privilégie les concepts fumeux venus des études littéraires, C.L.R. James adopte une approche empirique qui s’appuie sur la réalité historique.
C.L.R. James insiste sur l’importance de la lutte des classes comme moteur de l’Histoire. Pour comprendre la société de Saint-Domingue, il semble important de prendre en compte les différentes positions dans le processus de production. Néanmoins, C.L.R. James n’élude pas la question raciale. Les idéologies, les sentiments et les préjugés restent des obstacles à un processus émancipateur. Ensuite, la perspective révolutionnaire doit prendre en compte la nécessité immédiate de lutter pour l’égalité des droits.
L’analyse de la révolution de Saint-Domingue permet de sortir des débats abstraits. C.L.R. James montre que le contexte de lutte sociale permet de balayer les préjugés. Ensuite, des solidarités se construisent sur une base de classe. Les propriétaires blancs se rapprochent des libres de couleurs pour défendre le système esclavagiste. Les esclaves et les petits Blancs luttent ensemble pour en finir avec l’exploitation et la misère. Certes, la propagande antiraciste ou antifasciste reste indispensable. Mais ce sont bien les dynamiques de lutte qui permettent le mieux de briser les préjugés racistes.
Le C.L.R. James des Jacobins noirs semble encore marqué par le trotskysme et le marxisme-léninisme, avant d’évoluer vers le communisme de conseils. L’échec de la révolution haïtienne est attribué aux errements de sa direction incarnée par Toussaint Louverture, comparé à Lénine. Un chef ouvert à l’opinion des masses apparaît comme le summum de la stratégie léniniste.
Au contraire, il semble important de souligner l’importance des dynamiques d’auto-organisation. La révolte des esclaves de Saint-Domingue éclate de manière spontanée. Plutôt que de se laisser guider par un chef, des structures d’auto-organisation et des comités de base peuvent permettre au contraire de prendre des décisions collectivement. Néanmoins, C.L.R. James reste attaché à un aspect important qui reste l’auto-émancipation. L’abolition de l’esclavage ne provient pas de la générosité de quelques Blancs éclairés. Ce sont les esclaves qui l’ont arraché à travers un processus de révoltes qui s’amorce à Saint-Domingue.
Source : Florian Gulli, 0 style="color: rgb(25, 130, 209); box-sizing: border-box;" target="_blank">C.L.R. James et la lutte des classes. Une lecture des Jacobins noirs, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022
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Radio : Florian Gulli et Jean Quétier : " Découvrir Marx ", diffusée sur le site de l'Université Populaire Toulouse 12 mars 2017
Radio : La Révolution française. Luttes de classes, de genres et décoloniales, émission Sortir du capitalisme
Le racisme s’entremêle à la lutte des classes, publié dans le journal L'Humanité le 9 Juin 2022
Florian Gulli, États-Unis : de l’esclavage au racisme, publié dans la revue Cause commune n° 17 en mai/juin 2020
Florian Gulli, « Racisme institutionnel », publié dans la revue Cause commune n° 17 en mai/juin 2020
Florian Gulli, Tensions dans les classes populaires, publié sur le site de la revue Carnets rouges le 8 mars 2016
Florian Gulli, Que faire de l’autogestion ?, publié dans la revue Mouvements n° 84 en 2015
Florian Gulli, Une autre critique du capitalisme, publié dans le Club Mediapart le 12 mai 2013
Matthieu Renault, Répétition et révolution : Marx chez les Jacobins noirs, publié dans la revue en ligne Période le 21 mai 2018
Matthieu Renault, Retour sur Les Jacobins noirs de C. L. R. James, publié sur le site de la revue Contretemps le 6 avril 2018
Max Toynbee, La révolution haïtienne et l’abolition de l’esclavage, publié sur le site Alternative Socialiste le 5 octobre 2020
Table Rase, Lire pour comprendre #2 - Les jacobins noirs : Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, James, 2008, publié sur le site Rebellyon le 10 décembre 2017
Enzo Traverso, C.L.R. James (1901-1989) : Hommage à l'auteur des Jacobins noirs, publié dans la revue L'Homme et la société en 1989