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    Christophe Honoré : l’adolescence nue (Le Lycéen)

    cinema

    Lien publiée le 4 décembre 2022

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Christophe Honoré : l’adolescence nue (Le Lycéen) (diacritik.com)

    Peut-être est-il toujours très difficile de parler d’un film qui parle de soi à nu, qui trouve dans l’image la force même de déborder du cadre et de trouver depuis le cadre lui-même une double chance : celle de conjurer la mort mais surtout celle de retrouver la vie. Et peut-être est-ce là que se tient la force inouïe du dernier film de Christophe Honoré, Le Lycéen qui sort ce mercredi et qui constitue sans nul doute son film le plus abrasif, le plus violent mais aussi, de loin, le plus beau.

    Car rien ne va de soi dans cette vie de lycéen, rien ne va ou plutôt rien ne va plus. Claude, le père meurt dans un accident de voiture, il disparaît, il s’évanouit et c’est un monde qui s’effondre et se dérobe sous les pieds du jeune homme, du lycéen Lucas, interprété par le magistral Paul Kircher. On reconnaît là sans peine un épisode fondateur de l’adolescence du cinéaste lui-même qui, à ses 15 ans, a vu son père mourir dans un accident de voiture. La trame serait ici autobiographique à l’instar de Truffaut, cinéaste aimé de Christophe Honoré : Le Lycéen serait une manière d’autobiographie à la troisième personne comme seule le cinéma peut en offrir : une projection dans tous les sens du terme.

    Mais, au-delà du substrat autobiographique, Le Lycéen se rend remarquable en ce qu’il fixe un moment clef dans la filmographie de l’auteur et dans sa dramaturgie si singulière. De fait, le cinéma de Christophe Honoré articule toujours un double moment dans les vies des personnages qu’il convoque à l’écran : le moment avant la mort, la mort, et puis tout sauf le deuil. La mort y est une clef herméneutique pour saisir des personnages en transition, en transit, en errance. Car ce ne sont jamais des êtres fixes que filme Honoré. Le cinéma est une nécessité pour lui tant son mouvement est le seul à pouvoir saisir le mouvement dans un redoublement salvateur. En ce sens, Honoré a toujours besoin de la caméra pour suivre en mouvement des personnages eux-mêmes sans cesse en mouvement. D’ailleurs lorsque les gros plans se succèdent, lorsqu’ils sont en train d’éclore à l’écran, il existe, chez Honoré, toujours un bougé de la caméra elle-même : elle refuse le plan fixe. On a beaucoup parlé de la quête de l’impur dans le cinéma d’Honoré, de sa passion pour le mélange, la porosité, l’irrespect moderniste, hérité de la littérature, de Genet et Bataille, pour l’impureté comme devise mais on devrait gagner à parler de cette science débridée du mouvement ou plutôt : de l’indiscipline comme axiome fondateur, comme mouvement d’adhésion mais surtout de méfiance au monde lui-même. Et ce mouvement indiscipliné, c’est bel et bien celui qui guide Lucas.

    En ce sens, passion pour le mouvement oblige, l’adolescence constitue alors le moment privilégié pour le cinéaste : c’est l’espace des métamorphoses, ou plutôt de la métamorphose, du passage du corps dans un autre corps, d’un moment où l’adolescent est en mue, où l’adolescence est nue. Lucas évolue ou plutôt involue sous nos yeux comme Louis Garrel le faisait déjà dans Les Chansons d’amour ou la petite Sophie dans Les Malheurs de Sophieet à chaque fois l’embrayeur de violence que connaissent les personnages de Christophe Honoré, c’est le deuil d’un parent, la violence de la disparition inattendue d’un proche. La disparition inouïe de Ludivine Sagnier dans Les Chansons d’amour ou la perte des parents de Sophie dans Les Malheurs de Sophie constitue un horizon nu de déflagration existentielle qui plonge les personnages dans un état jusque-là inédit. Le deuil ouvre à la métamorphose et surtout à son risque pour le sujet : est-ce que cette épreuve sans issue pourra devenir pour le personnage une issue même à toutes ses épreuves, à cette vie jusque-là mal vécue ?

    Christophe Honoré, Le Lycéen – Paul Kircher
    © Jean Louis Fernandez / Memento Films

    Lucas, comme Sophie, ne sait d’abord pas quoi répondre. Il entre en premier lieu dans l’hébétude, celle de la tragique nouvelle, celle où les autres lui apprennent le décès sans même oser le dire. On saluera une fois encore dans le rôle du grand frère, Quentin, Vincent Lacoste dont il faut dire deux choses : que c’est indéniablement le plus grand acteur de sa génération, et qu’une fois encore Christophe Honoré est le seul cinéaste à le faire tourner qui s’occupe des cheveux de l’acteur : ici il est étonnamment décoloré. On saluera également la remarquable Juliette Binoche, dans le rôle aimant de la mère désemparée par le brutal décès de son mari. Tous sont dans cette hébétude de la mort qui va ouvrir Lucas à l’apprentissage de la douleur, qui se cristallise en une scène d’une violence inouïe : la crise de nerfs et de larmes de Lucas dans sa chambre, quand la famille est réunie autour des orphelins de père.

    C’est une des scènes les plus à vif du cinéma français contemporain. Elle se donne de manière brutale, nue, filmée dans sa durée, longue, et dans sa déflagration glaçante et pathétique. La caméra de Christophe Honoré regarde la mort en face – mais aussi bien sa douleur. Elle veut en voir tous les mouvements, elle ne veut pas manquer les étapes de formation du jeune homme. C’est peu de dire qu’on pense ici à Pialat, à l’enfance nue qui serait ici une adolescence nue, Pialat dont Honoré regarde sans doute la chorégraphie des gestes dans la souffrance – Pialat comme Honoré, stylistes de la douleur.

    Et c’est peu de dire que Paul Kircher, qui joue Lucas, s’offre alors comme l’une des grandes révélations du film, un acteur avec lequel il faudra compter tant son interprétation se fait puissante. On ajouterait encore ceci : on parle trop peu souvent de la magistrale direction d’acteurs de Christophe Honoré, et pourtant, ici comme ailleurs, elle crève l’écran. Parce que chez Honoré, à l’écran comme à la ville, il est en fait question de renaissance, de naissance.

    A ce titre, dans un effet de grâce qu’offre rarement le cinéma, le parcours de Lucas va se doubler de la naissance de l’acteur Paul Kircher à l’écran. Et cette naissance elle-même est troublante de beauté car, plus encore que la brutalité du décès, c’est à la brutalité d’une revie inattendue à laquelle va être confronté Lucas. On le sait : ce qui est comme à son habitude singulier dans le cinéma d’Honoré, c’est combien finalement le deuil ne se livre jamais comme une clôture. Le deuil s’offre, inouï, comme une chance pour le vivant de recommencer à vivre : c’est un redépart dans le monde et dans les choses. Un redépart qui se place sous le signe d’un éveil au sensible, une reconquête du monde qui ne se fait pas sans violence, sans dureté et surtout sans chaos.

    Mais la revie ne va pas sans rechute. Elle se tient à l’écran comme à la vie comme une promesse fragile et ténue qui se fracasse sur les âpretés de l’existence. Monté à Paris quelques jours pour vivre avec son grand frère Quentin, Lucas va faire de son odyssée parisienne un roman d’apprentissage fulgurant, où il va rencontrer, Lilio, la figure fascinante du colocataire de Quentin, le jeune Erwan Kepoa Falé, qui, là encore, s’impose comme l’une des révélations du film, un acteur splendide. Et ce jeune artiste sera comme une manière d’intercesseur entre les vivants et les morts, Charon sur sa barque, un intercesseur qui va lui faire connaître la puissance de la passion mais aussi celui qui, sans le vouloir, pourra provoquer la tentation du suicide chez Lucas.

    Car éprouver l’adolescence nue comme le fait Lucas, c’est aussi endurer la souffrance sans concession, c’est traverser les métamorphoses dans leur double mouvement : celui qui pousse à vivre, à aller plus loin que le vivant déjà vécu mais aussi bien son envers négatif, celui d’une mort qui guette dès le vivant se révèle décevant. C’est cette énergie sans concession à laquelle s’attache Honoré quand il filme Lucas dans ses joies, ses errances, ses victoires et ses échecs.

    Christophe Honoré, Le Lycéen – Juliette Binoche, Vincent Lacoste
    © Jean Louis Fernandez / Memento Films

    On ne racontera alors pas tout car le film réserve des intensités, des images devenues intensités même qu’on laisse le soin de découvrir au public qu’on souhaite nombreux et le plus large possible pour accueillir ce film qui ne saurait laisser indifférent tant il force dans l’image la vie à venir hors de l’écran. La grande tentation du cinéma de Christophe Honoré s’éprouve ainsi à laisser le vivant déborder l’écran, à donner une chance aux personnages d’échapper à la caméra pour retenter l’expérience du vivant, retenter sa chance dans un monde dévasté où plus personne ne trouve sa place, où ressortir de sa chambre, comme Romain Duris dans Dans Paris, tente de le faire. Duris écoutait Kim Wilde, Lucas écoute Orchestral Manœuvres In the Dark. D’une mélodie synthétique à l’autre, chacun tente sa chance. Comme il le peut.

    On l’aura compris : il faut aller voir Le Lycéen de Christophe Honoré, ce Winter Boy tenté par la chaleur de l’existence. Il faut y aller pour ne serait-ce que voir comment se donne le dernier plan, comment le cinéma est heureux de céder sa caméra au téléphone portable, comment la vie est enfin autorisée. Car la seule chose que cherche la caméra de Christophe Honoré, dès le début de chacun de ses films, c’est un sourire sur un visage. Quand le sourire apparaît, le film peut alors s’arrêter. La vie, même provisoire, se redonne enfin la chance d’une joie. Grâce au cinéma, la vie peut enfin reprendre. Générique de fin.

    Christophe Honoré, Le Lycéen avec Paul Kircher, Juliette Binoche, Vincent Lacoste et Erwan Kepoa Falé, Memento Films, en salle le 30 novembre 2022.