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L’après Mélenchon : le temps de la refondation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’après Mélenchon : le temps de la refondation | Positions revue (positions-revue.fr)
Un tweet, le 18 septembre 2022. Un énième tweet : « La malveillance policière, le voyeurisme médiatique, les réseaux sociaux se sont invités dans le divorce conflictuel d’Adrien et Céline Quatennens. Adrien décide de tout prendre sur lui. Je salue sa dignité et son courage. Je lui dis ma confiance et mon affection. ». Derrière les 154 caractères de ce message ce n’est pas seulement une position morale scandaleuse et aveugle qui s’exprime, mais une vision du monde. Celle d’un homme, celle d’une position sociale, celle d’un temps qui refuse de passer. L’affaire Quatennens illustre et concentre tout ce qui dysfonctionne au sein de la FI et tout ce qui annonce l’impasse dans lequel ce mouvement et son chef s’enferment. La révolte interne qui gronde, des jeunes Insoumis de plusieurs villes aux cadres écartés de la nouvelle direction, doit imposer de repenser la place occupée par la FI au sein de la gauche française et servir de levier critique pour en présenter les limites, passage obligé vers les perspectives nécessaires.
La colère des militants face au refus de sanctionner plus durement Adrien Quatennens par une exclusion du mouvement témoigne d’une mutation notable à la base de l’édifice Insoumis. Mutation qui s’accompagne, à la tête, d’une fronde de plus en plus directe de cadres médiatiques tels que Raquel Garrido, Alexis Corbière, Clémentine Autain, Eric Coquerel, ou encore François Ruffin – contestation que nous savons être muée par des intérêts uniquement personnels et carriéristes. Il n’en demeure que les critiques convergent : autoritarisme, manque de démocratie, contradiction entre le programme, l’Avenir en commun, et les faits. Cible principale de ces attaques : Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée. Cette séquence qui s’ouvre actuellement n’est pas anodine. Elle fait suite à la campagne présidentielle et au score élevé réalisé par le candidat LFI et à celle des législatives ayant vu 75 députés être élus. L’une des premières conséquences a été le recrutement massif de nouveaux militants rassemblés autour de la figure d’un orateur de talent, d’un candidat ou d’une candidate de leur circonscription et d’un programme convaincant. L’ingestion de ces idées par cette jeunesse mobilisée a eu pour effet boomerang, quelques mois après la fin de ces campagnes, que celle-ci revendique de la part du mouvement auquel elle venait d’adhérer une cohérence dans les pratiques. L’Avenir en commun qui représentait l’un des atouts maîtres de Jean-Luc Mélenchon se révèle aujourd’hui être la lance qui le frappe en son sein. Ceci n’est pas étonnant quand on sait que ce programme a été rédigé à plusieurs mains, notamment pour certains volets spécifiques tel que celui des Violences sexistes et sexuelles, où des militants et des militantes spécialistes de la question ont été conviés à participer. Un programme à plusieurs mains, donc, mais porté par une seule voix : celle de Jean-Luc Mélenchon. Aujourd’hui, c’est cette voix qui est remise en question ; cette voix qui s’exprime à travers plusieurs bouches, celles de ses fidèles : Bompard, Léaument, Vannier, Chikirou. Des voix qui n’effacent pas le ventriloque derrière, celui qui fait et défait les carrières au sein d’un mouvement qui, par bien des aspects, reproduit les fonctionnements autoritaires et antidémocratiques de partis dont Mélenchon, pourtant, prétendait vouloir se détourner pour ne pas voir l’histoire se répéter, lui qui au sein du PS a si bien connu les guerres de courants et de fédérations. Le dicton dit que l’histoire ne repasse pas les plats ; il oublie d’ajouter : sauf si à table les convives sont toujours les mêmes.
Le temps de la critique est venu. Non pas celle d’un homme et de sa psychologie, comme le font paresseusement certains médias, mais celle de choix stratégiques. Il convient d’interroger aussi bien la perspective théorique adoptée par la France insoumise, la stratégie mise en place au sein de ce mouvement, que l’obstacle représenté par celui qui l’incarne pour envisager les perspectives souhaitables.
Un mouvement dans le gaz : la stratégie du flou
Le flou, c’est ce qui n’a pas une forme nettement définie, c’est ce qui est vaporeux. Jean-Luc Mélenchon a utilisé il y a plusieurs années dans une interview le terme de « gazeux » pour qualifier la forme du mouvement Insoumis. Par gazeux, il entendait un état différent d’une même matière – précisions apportées dans ses notes de blogs sorties à l’automne[1]. L’eau peut être liquide, solide ou gazeuse. Le dernier stade se produisant, dans la métaphore mélenchonienne, lorsque la température sociale s’accroît. Le mouvement, lui, doit servir aussi bien « d’éclaireur (des possibles) que de déclencheurs (des actions) ». C’est à lui qu’incombe la mission d’éclairer – ou d’éveiller – la conscience du peuple et de participer à sa mise en action. Ici, un arrêt est nécessaire : quel est ce « peuple » dont Jean-Luc Mélenchon nous dit « qu’il est le nouvel acteur de l’histoire à l’ère de l’anthropocène » ?
« Le peuple est le nouvel acteur politique de notre époque. Le « peuple » est défini par sa relation sociale aux réseaux collectifs dont il dépend pour reproduire son existence matérielle. La nature publique ou privée de ces réseaux, les conditions sociales pour y accéder, formatent la relation sociale fondamentale de la vie dans nos sociétés et les inégalités de mode de vie. Bien sûr ce « peuple » intègre les salariés. Mais il ne s’y limite pas. D’autres catégories sociales y entrent de plein droit à égalité de dépendance des réseaux et du droit d’y accéder. Ce sont les chômeurs, les retraités, les étudiants, les lycéens, les précaires, les paysans, les artisans, les auto entrepreneurs etc. Aucun d’entre eux ne peut défendre ses droits autrement que par l’action politique sous toutes ses formes démocratiques depuis le vote jusqu’à l’action symbolique ou spectaculaire dans la rue. »
Mélenchon décide de qualifier le peuple par sa pratique plutôt que par sa nature. C’est un postulat dans lequel celui-ci est obligé de se mettre en action pour défendre ses droits et rester au contact des réseaux collectifs essentiels à sa survie aussi bien matérielle que sociale. Le peuple, depuis la Révolution française – pour ne pas remonter plus loin historiquement ni géographiquement –, est devenu un acteur politique central. Michelet écrit que c’est même la Révolution qui l’a fait passer « du néant à l’être ». Pourtant, ce peuple décrit comme central, reste impensé. On le retrouve aussi bien dans la parole que dans le geste monarchique, girondin ou sans-culotte. Le peuple de Brissot n’est pas celui de Robespierre ni de Marat. Il n’est jamais féminin, car les femmes sont exclues de toute participation institutionnelle à la vie politique, tout comme les pauvres sont tenus à l’écart par le marc d’argent – soit plus de 90 % de la population. Alors de quel peuple parle-t-on ? Disons-le clairement : le peuple n’existe pas. C’est un concept insaisissable qui n’apparaît mobilisé que par des agendas politiques : c’est pourquoi il peut tout aussi bien être aux côtés des bolchéviks en octobre 1917 que de Mussolini en 1922. Le peuple est un concept idéal parce qu’idéel. Mélenchon n’échappe pas à cet écueil par la définition qu’il propose. Certes, il évite toute tentation organiciste ou naturaliste en choisissant de le définir par sa pratique, mais pour autant, il n’en reste pas moins que sa proposition demeure floue. Aucune composition sociale, aucune place définie dans les rapports de production. La dépendance au réseau collectif concerne aussi bien un médecin généraliste qu’un chauffeur de taxi. Le premier fait partie des 5 % les plus riches de France quand le second rejoint les couches moyennes salariées.
N’insultons pas l’intelligence de Mélenchon. Ce flou n’est pas le fait d’une simple erreur théorique. L’extrême plasticité d’un tel concept, si elle théoriquement indéfendable, s’avère politiquement redoutable. C’est ce qui permet à la FI d’associer à elle une grande variété de fractions de classes sociales le temps d’une campagne ; tous ces « gens » qui peuvent se retrouver dans le discours d’un homme blâmant la dégradation de leur niveau et de leur qualité de vie face à des services publics qui s’effondrent, un environnement empoisonné, une espérance de vie en bonne santé qui se dégrade, des conditions de travail harassantes et la surdité totale de la classe politique. Mais ce flou a une limite profonde : celle de n’être jamais capable de réaliser l’unité nécessaire. On n’unit pas ce qui n’existe pas. On n’unit pas un peuple introuvable et qui ne saurait révéler son existence par un bulletin de vote déposé dans une urne. Ce n’est pas une trace de vie, c’est celle d’une absence.
Cependant, c’est cette confusion fondamentale qui permet à Mélenchon de penser l’alliance avec un Parti socialiste moribond ou un Parti communiste rousseliste à tendance conservatrice comme une bonne chose pour « déclencher l’action », c’est-à-dire la mobilisation : « La stratégie de Front Populaire se construit avec ceux qui la veulent. L’objectif c’est l’unité du Peuple (tel que défini plus haut) contre la politique de Macron. ». Cette approche est une impasse théorique majuscule. En réduisant la mobilisation politique d’un peuple insaisissable à un affrontement verticale contre un homme, Mélenchon tombe dans le piège de la Ve République, à savoir n’envisager le politique que sous l’angle présidentialiste. Chasser le mauvais chef par un autre. Réduire l’espace conceptuel à un visage et la lutte à un temps : la campagne présidentielle. Et oublier le système qu’il sert, et qui le sert. Cette stratégie n’a au fond rien d’original – même avec l’annonce d’une VIe République – et a même un nom. Celui du populisme définit par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, certes réactualisé, mais toujours aveugle à la question de la lutte des classes, et qui a conduit Podemos dans l’échec qui est le sien. Partis en 2014 avec l’objectif annoncé de « prendre le ciel d’assaut », selon l’élégante formule de Marx, Errejon, Iglesias et les militants et militantes agrégés derrière eux se sont vus s’écraser contre le plafond de verre d’un système politique verrouillé, même lorsque l’on en a atteint ses sommets. Eux aussi pensaient qu’il était possible d’unir un Peuple, celui des Indignados espagnols nous rappelant les Insoumis français ; un Peuple réuni dans une majorité transversale frappée par une crise sociale brutale et dont l’indignation pourrait forger une contestation institutionnelle. Ce populisme devait se débarrasser des stigmates d’une gauche trop radicale pour embrasser les différentes couches sociales aux intérêts parfois divergents et conclure des accords politiques électoraux. Exit la lutte de classes. Exit le caractère structurel des antagonismes sociaux. Exit le communisme. Podemos devint en juin 2016, Unidos Podemos (UP), sigles annonciateurs d’une normalisation et d’une institutionnalisation politiques. Comment, à la lueur de l’expérience malheureuse de ce parti, ne pas songer à la NUPES et à la FI ?
« Un mouvement, comme un parti à 3 problèmes à régler dans la Cinquième République : Le programme, la stratégie et les candidatures aux élections. Voyons la stratégie à présent. Cette question a été tranchée avec la conclusion de l’accord NUPES. ».
Tranchée par qui ?, serions-nous tentés de demander. Qu’a été la NUPES sinon une décision centralisée, pensée en amont de l’accord conclu en un temps record, celui séparant le second tour de la présidentielle du premier des législatives. Pensée par qui ? Définitivement pas par les militants qui avaient subi, durant toute la campagne, les attaques multiples d’un PS jaloux, d’une EELV servile, et d’un PCF revanchard. Si Mélenchon a refusé, durant les semaines de campagne, de répondre aux multiples invectives reçues, c’est probablement parce qu’il avait déjà pensé le coup d’après : une alliance sous la forme d’un Front populaire avec les partis qui l’attaquaient. Le coup politique est habile ; mais, ici, il n’est pas question de nier à Mélenchon l’habilité, le flair, et l’intelligence d’un demi-siècle de fréquentation des sphères du pouvoir. Il les connaît parfaitement et il a la culture au service de ses intuitions. Mais cela s’accorde au singulier. Et c’est ce singulier qui est problématique lorsque l’on veut insuffler et que l’on revendique une dynamique collective. Le « je » est parfois l’ennemi du « nous ». L’accord avec le PS, EELV et le PCF a profondément divisé les militants et les militantes de la FI. Pour avoir suivi avec attention les débats au sein des différents groupes d’action de la France insoumise, cette décision a été reçue comme le fait de la direction sans consultation de la base. Dans le contexte très particulier des élections, là où les échéances sont si rapprochées qu’un processus démocratique est compliqué à mener, cela peut s’entendre. Mais, uniquement si on envisage la pratique politique du point de vue mélenchonnien : si ma candidature ne l’emporte pas, alors il faut multiplier les candidatures de gauches aux législatives afin de renforcer le mouvement même de la FI. Cela, en revanche, aurait tout à fait pu donner lieu à des discussions préalables, avant même la campagne présidentielle, par les militants et militantes de la FI. Mais pour envisager de telles discussions, encore faut-il disposer d’une structure et des espaces le permettant.
Nous avons lu avec attention la note produite par Jean-Luc Mélenchon à propos de la réorganisation du mouvement[2]. Ce dernier balaye les accusations pointant un manque de démocratie au sein de la structure FI, précisant que la présidente du groupe et tout le bureau sont élus par l’ensemble des députés ; que le coordinateur est élu par la coordination des espaces, dont les représentants sont eux-mêmes élus dans ces espaces – sans préciser toutefois qui désigne les membres de ces espaces, dont certains sont tirés au sort ; que des Conventions nationales ont lieu tous les deux ans ; que les candidatures aux élections législatives sont le fruit de remontée du terrain par les groupes d’action sous acceptation définitive du comité électoral. Tout cela est textuellement vrai. Factuellement, en revanche, à la lueur des pratiques, ça apparaît bien moins net. Lors des élections législatives, nombre de groupes d’action ont vu leur candidat ou leur candidate être écarté pour faire place nette à un candidat NUPES ou à un autre membre de la FI sans aucune concertation ni prise en compte de l’investissement et de la déception que cela pouvait engendrer d’être écarté à quelques semaines d’une élection fatidique. La distribution des circonscriptions a été le fruit d’une analyse rigoureuse : les plus gagnables, notamment en Ile-de-France ont été distribuées au premier cercle entourant Mélenchon, écartant d’autres prétendants plus légitimes. Que dire, aussi, de l’impossibilité répétée, lors des Conventions nationales, d’ouvrir une discussion sur la structure même de la FI ? Enfin, la candidature à la présidentielle :
« En 2022, les groupes parlementaires se sont réunis. La question a été posée devant eux de savoir qui était candidat. Je fus le seul. J’avais auparavant consulté en ligne (20 000 réponses) sur cette hypothèse (je n’en étais pas convaincu). Puis ma proposition a été acceptée. À l’unanimité. Elle fut ensuite subordonnée au recueil préalable de 150 000 parrainages. Puis une fois ceux-ci acquis il y eut le vote d’une Convention nationale à Reims qui fut également unanime. »
C’est donc, presque contraint, que Jean-Luc Mélenchon a dû mener bataille, non pas motivé par son désir personnel, mais appelé par l’histoire et par le soutien populaire. Tout cela est encore textuellement vrai, mais nettement plus discutable dans les faits. Mélenchon est un homme politique, or, comme nous le précisait avec justesse François Begaudeau dans un entretien : « les professionnels de la politique sont essentiellement des gens qui parlent, et qui parlent en général hors situation […] C’est aussi à lier au verbe politique en général, que son passif tribunicien incline aux mots incantatoires : mots qui n’ont de sens que dans leur profération exclamative.[3] ». Derrière le discours d’un homme providentiel, unanimement soutenu, se révèle une structure qui ne laisse aucune place à un quelconque autre candidat. D’ailleurs, Mélenchon ne s’en cache pas lorsqu’il dit que sa méthode permet d’éviter des primaires autodestructrices. Et comment lui donner tort lorsque l’on regarde ce que furent celles du PS ? Seulement, à fuir tout fonctionnement traditionnel renvoyant aux partis, sous forme de congrès ou de primaires, on en revient à se faire condamner pour césarisme. Le recours aux votes en lignes, ouverts à toutes et tous, par un mouvement qui n’a pas d’adhérents cotisants, ouvre le flanc à la critique d’une dérive plébiscitaire validant la figure d’un chef unique et omnipotent. Pour Podemos il s’agissait d’Iglesias, pour la FI, il s’agit de Mélenchon. Si ce dernier se réfugie derrière le programme, l’Avenir en commun, comme moteur principal d’adhésion à la FI – et certains sondages le confirment pour la présidentielle de 2022 –, il n’en est pas moins que hors des temps électoraux, c’est bien sa personne qui concentre aussi bien les attentions que les détestations. Sa très relative mise en retrait suite à son refus d’exercer un mandat – après 37 années consécutives de mandatures – cédé au nouveau coordinateur, Manuel Bompard, ne change que peu de chose. Il suffit d’avoir fréquenté un tant soit peu les cercles Insoumis pour mesurer combien l’admiration pour Jean-Luc Mélenchon de la part de certains militants et de certaines militantes frise l’idolâtrie et combien cette dernière constitue un obstacle majeur à un requestionnement de la stratégie du mouvement. L’approche populiste adoptée par la FI est dans une impasse : Mélenchon est trop populiste pour fédérer la gauche ; et trop à gauche pour fédérer la société. Le seul moyen d’en sortir est soit de transformer le mouvement en parti, soit d’accepter qu’il ne sombre définitivement.
Le parti pris : dépasser la forme-parti
Cette fois-ci, le choix est clair et assumé par Jean-Luc Mélenchon : la France insoumise n’est pas, et ne doit pas être un parti.
« Nous avons donc fait un autre choix d’organisation en analysant notre époque et l’inadaptation de la « forme parti » face à notre projet politique et à l’état de notre société. Et d’abord celui d’être un Mouvement et non un parti. Dans ce cas la seule référence commune « obligatoire » est le programme. […] Nous sommes provisoires et conscients de l’être dans un moment très spécial de réorganisation générale de la société et de l’action politique. […] Nous n’en avons pas voulu dès la fondation. Nous n’en voulons toujours pas. On voit chaque jour le résultat du modèle de fonctionnement sur la base des courants : de micro parti dans le parti, s’entredétruisant à longueur de confidences à la presse et réduisant à néant le travail des équipes militantes par des querelles vénéneuses et opaques. Il tourne pour finir à la compétition de simples écuries présidentielles ou à la salle des enchères pour les postes éligibles. »
Ce qui caractérise un mouvement, dans cette perspective, contrairement au parti c’est l’absence d’adhésion formelle, autre qu’une adhésion programmatique. C’est le programme qui met en mouvement. La participation à l’aventure Insoumise peut se faire par la réécriture de celui-ci, et/ou par la réalisation d’actions contribuant à sa diffusion. Le combat est celui des idées. Par et pour les idées, le mouvement peut triompher. En matérialistes, nous nous interrogeons sur cette proposition : sont-ce les idées qui gouvernent les actions, ou sont-ce les actions qui gouvernent à la naissance des idées ? Nous penchons pour la seconde. L’évolution du contexte historique, par l’accélération des crises provoquées par le capitalisme, et notamment la crise écologique qui peut servir de levier psychique extrêmement puissant à une prise de conscience chez les classes sociales les plus réfractaires à remettre en cause le capitalisme, est favorable à une adhésion au programme de l’Avenir en commun. Reconnaissons à la FI un mode opératoire original et pertinent faisant de l’AEC le programme politique le plus travaillé et cohérent. Parce qu’il est le produit de militants et de militantes, de chercheurs et de chercheuses, d’associations, de syndicalistes, il expose les problèmes prioritaires et proposent des solutions concrètes qui, si elles peuvent prêter à discussion, ne versent pas dans l’idéalisme ni dans l’effet d’annonce. Seulement, tout faire reposer sur le programme et l’action spontanée nous paraît bien naïf : « Ce qui fédère concrètement le mouvement, ce qui rend possible sa cohésion et sa discipline de travail, c’est l’action […] « la consigne est : n’attendez pas les consignes ». Cette vision exprime à nouveau une forme d’idéalisme que la réalité déchire. Au sein des différents groupes d’action, l’impératif matériel sonne comme un retour au réel. Pour agir spontanément, encore faut-il disposer des ressources pour ; or, imprimer des tracts, des affiches, organiser des rassemblements nécessitent un argent qu’il faut sans cesse quémander au siège et que celui-ci tarde parfois à concéder. Ainsi, les élans spontanés s’écrasent-ils souvent sur le mur du silence, ou sur celui de l’argent. Davantage, l’action avançant sans horizon, n’a que peu de portée. Parce que, l’horizon qui devait gouverner l’action prioritairement et quasi exclusivement, était celui de victoires électorales. La FI est une machine construite et pensée pour fédérer les colères et les transmuer en carburant militant le temps d’une campagne électorale. Les groupes d’actions ont cette principale fonction : faire du porte-à-porte, tracter, organiser et participer à des rassemblements, diffuser le programme, etc. Mais lorsque la fenêtre électorale se referme, l’énergie retombe, et les groupes d’action perdent une bonne partie de leurs membres actifs qui reviendront – ou pas – cinq ans plus tard. Nous entendons d’avance l’objection qui nous sera faite de « toutes les actions » auxquelles les militants et militantes de la France Insoumise ont participé. Nous ne nions pas le fait que sporadiquement ils aient pu soutenir, renforcer voire insuffler une action n’ayant pas immédiatement un lien avec une élection. Mais qui pourrait aujourd’hui désigner un secteur d’activité qui soit un bastion Insoumis ? Quelle grève dans une entreprise ou un service public, a été-t-elle le fruit d’une initiative Insoumise ? Organiser une marche isolée un dimanche ne représente rien en matière de conflictualité sociale. C’est une parade tout au plus spectaculaire mais qui n’a aucune imprégnation durale car aucune capacité fédérative en mesure de construire un rapport de force. Et ce, parce que la FI est un mouvement.
Revenons-en au sens des mots en les abordant par leur définition : un mouvement est un déplacement, un changement de position dans l’espace, une animation, une agitation. On ne s’enracine pas dans le mouvement. On ne construit pas en mouvement. Construire nécessite de poser des fondations, donc de s’arrêter pour poser les bases. La FI existe depuis 2016. Qu’a-t-elle réalisé depuis six ans hors des temps électoraux ? Quelles organisations a-t-elle érigées qui peuvent représenter aujourd’hui des bastions de défense de la classe laborieuse et de conquêtes de nouveaux droits sociaux ? Aucunes. Deux fois de suite Jean-Luc Mélenchon a fini aux portes du deuxième tour. Certains diront que c’est un succès qui a permis à la gauche de ne pas mourir quand elle s’effondrait ailleurs en Europe. Mélenchon lui-même argue que « les résultats électoraux obtenus en 2022 ont sans doute un rapport avec notre manière de nous organiser ». Cette relecture fait fi d’un contexte social éruptif dans une séquence de renaissance de la lutte des classes extrêmement favorable à tout discours critique sur les excès du capitalisme et sur l’incapacité des politiques néolibérales à apporter une solution progressiste. A l’inverse, l’obstination de Mélenchon à refuser toute autre alternative à la forme-mouvement peut être analysée comme une cause majeure de son incapacité à passer au second tour de l’élection présidentielle. Si après le désastre du mandat Hollande, cette structure extrêmement souple pouvait avoir sa pertinence face à l’épouvantail du parti comme symbole de trahison et de corruption, aujourd’hui, on ne peut prétendre aux ambitions que sont celles de la FI sans une mutation structurelle profonde.
« Notre but est de tout changer dans ce pays et de nous en donner les moyens sans régresser dans les impasses politiques et organisationnelles qui ont détruit successivement le Parti communiste comme le Parti socialiste et paralysent EELV. Entré dans une phase de réorganisation, notre ambition est la pérennité d’un très grand mouvement collectif dans lequel nous saurons une fois de plus nous dépasser comme nous l’avons fait déjà tant fois en si peu d’années. »
Tout changer, comme faire mieux, requiert de commencer par soi. L’aversion viscérale de Mélenchon pour la forme-parti tient de la lecture figée qu’il en donne. Un parti est un outil opératoire. C’est un moyen, pas une fin. Mélenchon projette sur la notion de parti une expérience personnelle historiquement située qu’il fige : celle du PS. Si le parti peut devenir ce monstre autophagique qui avale ses membres et nécessite de grossir sans cesse pour continuer de se nourrir, de succès électoraux et militants, un autre modèle est souhaitable et envisageable. Sauf à croire que l’histoire n’est pas un processus dynamique, la notion de parti n’a rien de dépassée ; c’est la conception mélenchonienne de la notion de parti qui l’est. Les échecs du Parti socialiste et du Parti communiste français ne tiennent pas prioritairement à une impasse structurelle, mais à une impasse idéologique. La structure est censée refléter l’idéologie du parti, elle émane de sa base militante. C’est elle, et uniquement elle, qui doit présider et à la destinée idéologique du parti, et à sa forme. Or, Mélenchon n’analyse le parti que par ses divisions internes, permises par sa forme : les courants, les micros partis. Mais c’est parce que le PS a renoncé à être de gauche dès 83, qu’il a intégré idéologiquement sous l’influence conjuguée de la deuxième gauche et de think thank comme Terra Nova que les ouvriers n’étaient plus le secteur cible de ses discours, que celui-ci s’est effondré. Le carriérisme des cadres, l’infusion des thèses néolibérales au sein des directions, et la déconnexion avec la base militante ont conduit le PS et le PCF à la mort électorale qui est la leur aujourd’hui. Cette erreur d’analyse révèle aussi un prisme politique problématique chez Mélenchon en particulier, et chez la direction Insoumise en générale : ne concevoir la politique que sous l’angle électoral. En ce sens, le mouvement Insoumis ne se distingue nullement des autres partis : il ne s’agit que d’assurer la reproduction matérielle de ses cadres, la cohérence idéologique et pratique passant au second plan. C’est ce qui lui permet d’être partisan du frexit en 2017 et nettement plus ambigüe sur la question lors des élections européennes de 2019.
La nécessité de construire un parti doit répondre aujourd’hui à trois enjeux fondamentaux qui détermineront la destinée de la FI et de la gauche française : l’enjeu programmatique, l’enjeu stratégique et l’enjeu démocratique. Contrairement à ce qui est exposé dans le discours et la pratique de la direction Insoumises, les trois ne peuvent être fonctionnels que s’ils s’engendrent réciproquement. L’enjeu programmatique pour tout parti de gauche aujourd’hui doit être révolutionnaire et afficher clairement son but : renverser le mode de production capitaliste et toutes les formes de domination pesant sur les individus afin de bâtir une société authentiquement progressiste, c’est-à-dire débarrassée des classes. C’est le projet communiste.
Stratégiquement, l’objectif du parti doit être de structurer une base militante au sein de la classe laborieuse, entendue comme celles et ceux contraints de marchander leur force de travail et dépossédés de la richesse qu’ils créent. Cette structuration ne peut être possible sans l’objectif stratégique d’inscription du parti dans la lutte de classes : il doit participer, soutenir, rejoindre toutes les luttes sociales, qu’elles soient à son initiative ou non, dans l’objectif affiché de permettre aux individus – travailleurs ou non – de reconquérir leur autonomie sur leurs outils de production, comme sur leur vie, et d’accéder à une conscience révolutionnaire. Le parti doit concourir, pour reprendre une expression qui fera sens auprès de Mélenchon, au buen vivir. Il n’est pas de « bien vivre » dans des processus d’exploitation, quels qu’ils soient, lorsqu’ils pèsent sur le vivant. Cela implique de mobiliser les ressources du parti de manière bien plus ambitieuse que lors des simples campagnes électorales qui doivent être reléguées à la place qui est la leur : un temps de la lutte permettant de marquer le rapport de force préalablement établi, de répandre le discours programmatique et de renforcer la base militante. Contrairement à la vision spontanéiste et mécaniste de Mélenchon, les processus de révolutions citoyennes dans le monde ne suivent pas un déroulement identique en trois phases : « instituante (« nous, le peuple nous demandons ceci ou cela »), destituante (« qu’ils s’en aillent tous ») et constituante (« il faut désormais faire comme ceci ou cela »). ». L’exemple du Chili montre comment le soulèvement spontané de la classe laborieuse a été détourné pour éviter une révolution. Le débouché électoral proposé a servi de moyen de canalisation de la colère populaire sous la forme institutionnelle, et son inadéquation s’est révélée lors du rejet du projet de constitution – pourtant la plus progressiste depuis Pinochet. La conscience révolutionnaire ne naît pas spontanément de l’action ; elle résulte d’un processus de construction qu’un parti révolutionnaire se doit d’impulser et d’accompagner. La perspective mélenchonienne de « révolutions citoyennes » est erronée. Elle évacue toute conflictualité durable et s’avère, en dernière instance, tout à fait confortable pour la bourgeoisie.
Enfin, l’enjeu démocratique nécessite de bâtir une organisation dont la forme sera définie et redéfinie par les militants et les militantes eux-mêmes lors de congrès (ou qu’importe le nom qu’on leur donne) ; c’est la base militante qui doit déterminer quelles sont les personnes les plus à même de la diriger, pour quel mandat, durée et sous quelles limites. Là où Mélenchon envisage le parti comme le lit des divisions et des courants, des fuites médiatiques – comme si la FI en était exempt ! –, nous répondons que le meilleur bouclier aux dissensions internes c’est justement le processus démocratique. Chaque militant et chaque militante doit se sentir parfaitement autorisé à exprimer son point de vue, même si celui-ci entre en confrontation avec celui de la direction ; des temps et des structures doivent être crées pour permettre une expression totale ; c’est l’avis majoritaire qui doit gouverner. C’est lui qui doit parler à travers la bouche des cadres du parti. C’est lui qui, au besoin, doit les faire taire et le cas échéant, les exclure. Il n’est pas d’organisation révolutionnaire de gauche possible aujourd’hui sans des règles démocratiques extrêmement claires[4].
L’impasse dans laquelle sombre la France Insoumise aujourd’hui est triple : une perspective stratégique théoriquement erronée, une ambition programmatique inadéquate avec sa pratique, et une forme antidémocratique incapable de réaliser la révolution nécessaire. Si ce mouvement ne mute pas sous les exigences de la base ; si la direction reste sourde et aveugle aux impératifs théoriques, stratégiques et démocratiques ; si Jean-Luc Mélenchon n’admet pas qu’à 75 ans on mène moins une révolution qu’une autocratie, alors la France Insoumise est condamnée à l’échec. L’abandon de toute ambition révolutionnaire condamnera la France Insoumise à revenir dans le giron de la social-démocratie, comme le fit Podemos avant elle, et à sombrer dans un néoréformisme anti-dialectique et incapable de tracer le sillon d’un basculement révolutionnaire. Cela pourrait nous convenir si cet échec n’entraînait avec lui celui de la gauche et, peut-être, à court et moyen terme, la destinée politique et historique de la classe laborieuse. Tandis que le capitalisme vit une crise organique inédite, que l’écosystème s’effondre, il est plus qu’urgent de bâtir une organisation politique à même d’offrir des perspectives authentiquement progressistes à l’humanité. C’est le seul objectif qui doit nous réunir, le seul qui doit gouverner nos actions, le seul qui doit transcender nos divisions.
Aujourd’hui, saluons l’homme qui tint bon quand la gauche sombrait dans le social-libéralisme et qui permet au progressisme de pouvoir encore frayer son chemin. Saluons le combat courageux qu’il mena et disons-lui : merci pour tout. Maintenant, il est temps de passer la main et d’appeler à la naissance d’une nouvelle organisation révolutionnaire en capacité de mener la lutte qui est la nôtre et qui fut la sienne. Tenons-nous en à son testament : faire mieux.
« Sans cette organisation, le prolétariat est incapable de s’élever à une lutte de classe consciente ; sans cette organisation, le mouvement ouvrier est condamné à l’impuissance, et, […] la classe ouvrière ne remplira jamais la grande mission historique qui lui incombe et qui est de s’affranchir elle-même et d’affranchir tout le peuple de son esclavage politique et économique. », Lénine, Les objectifs immédiats de notre mouvement, 1900.
[1] Toutes les citations suivantes sont tirées de ses notes et analyses que nous avons lues attentivement.
[2] https://melenchon.fr/2022/12/11/on-change-pour-que-ca-change/
[3] https://positions-revue.fr/ce-qui-minquiete-cest-la-disparition-du-desir-de-se-revolter/
[4] Nous avons essayé, précédemment, d’établir quelques pistes de réflexion sur ce que pourrait être un parti de masse : https://positions-revue.fr/fondationdunpartidemasse/ ; https://positions-revue.fr/perspectives-pour-un-parti-de-masse/.