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Sandra Lucbert : "Les ’formes vieilles’ ne produisent que la continuation du même ordre politique"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Détonnant. C’est l’effet que produit ce texte de l’écrivaine Sandra Lucbert paru dans un livre collectif dirigé par Alexandre Gefen, La littérature est une affaire politique, publié aux éditions de l’Observatoire en avril 2022 et que nous reproduisons ici avec l’aimable accord de l’éditeur. Invitée, comme près d’une trentaine d’écrivain-es contemporain-es (parmi lesquels Annie Ernaux et Nicolas Mathieu), à articuler « littérature » et « politique » à partir de sa propre pratique, Sandra Lucbert met en cause la logique implicite du questionnaire présidant à l’ouvrage. En affirmant que toute littérature est politique, Sandra Lucbert prend ainsi à contre-pied les poncifs classiques associant la « littérature politique » à un sous-genre littéraire, le plus souvent synonyme de « sous-littérature » car celle-ci entretiendrait un rapport instrumental au travail littéraire à des fins politiques. Parce que la littérature se positionne toujours par rapport à la langue hégémonique de la formation sociale de laquelle elle procède, elle est, selon elle nécessairement « engagée » : pour l’ordre hégémonique ou contre celui-ci. Position qui n’a d’ailleurs pas manqué de faire réagir Alain Finkelkraut, figure de l’ordre réactionnaire, qui s’en est offusqué au micro de France culture. En définitive, le texte de Sandra Lucbert peut être lu comme une invitation à ce que la littérature joue sa partition révolutionnaire dans un moment où l’hégémonie capitaliste se disloque. Ce qui ne pourra se faire selon elle sans un véritable travail formel : ce n’est qu’avec des formes nouvelles qu’il est possible de subvertir l’ordre social dominant.
Q1. Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée ? [1]
Cette question m’a d’emblée posé un problème qui vaut en fait pour la totalité du questionnaire et tient à une conception implicite de ce qui est « politique », une sorte de cela-va-de-soi qui ne mériterait même pas d’être précisé, et avec quoi il se trouve je suis en désaccord catégorique. Tout dans le questionnaire, en effet, trahit une idée de la politique comme domaine séparé. Mais séparé de ce qui serait quoi ? La « vraie vie » ? Une autre sphère d’existence ? Et laquelle ? La politique ne se réduit pas à ce qui dans le discours courant porte l’étiquette « politique » (les institutions politiques, les partis politiques, les mouvements politiques, les militants politiques, etc.). La politique est ce qui suit du groupement des humains et des interactions qu’ils y entretiennent – quelles que soient la nature de ces interactions. Il y a de la politique dès qu’il y a des humains ensemble – quoi qu’ils fassent. Seule une conception dégradée de la politique comme séparée peut soutenir une question comme celle de savoir s’il y a une littérature à qualifier d’engagée et une autre qui ne le serait pas. De même pour ce qui est d’imaginer un moment où une « réunification » aurait eu lieu – harmonie perdue au souvenir de laquelle les artistes seraient condamnés désormais aux sentiments crépusculaires.
Dans l’idée que je me fais de la politique, ceci n’a pas de sens. La littérature, comme tout ce que les humains fabriquent entre eux, est engagée dans l’ordre politique d’où elle procède. Soit elle s’accorde avec lui : auquel cas elle sera engagée pour l’ordre hégémonique, soit elle s’oppose à lui, et dans ce cas elle sera engagée contre l’ordre hégémonique. En l’espèce : engagée pour le capitalisme néolibéral et les sous-ordres hégémoniques avec lesquels il compose : la domination blanche, masculine, hétérosexuelle. « Littérature engagée » est donc une formation signifiante typique du discours hégémonique, qui tend à faire passer pour neutres les œuvres accordées à ses rapports de domination et partant, à ne qualifier d’engagé que ce qui s’oppose à son système d’intérêts.
Q2. Pensez-vous que la littérature contemporaine s’est dépolitisée ou au contraire qu’elle se repolitise ?
Comme je viens de l’expliquer, la littérature ne s’est pas dépolitisée : le champ, depuis – pour faire simple – la moitié des années 70, s’est voué politiquement à l’ordre bourgeois capitaliste, la plupart du temps sans même s’en rendre compte, c’est-à-dire en toute bonne conscience : engagée mais sans le savoir. Consolider l’ordre en place en le prenant pour cadre et medium inquestionné : geste éminemment politique – geste conservateur. La littérature a par là participé à naturaliser l’ordre hégémonique.
Arrivée à ce point, j’imagine qu’on me prêtera de rabattre ainsi toute littérature sur le genre « littérature de combat ». Mais « littérature de combat » ne vaut pas mieux que « littérature engagée ». Toutes ces catégories sont fausses. Une littérature parfaitement étrangère aux « choses politiques » au sens usuel (étriqué) du terme peut être politiquement dévastatrice : parce qu’elle s’en prend aux soubassements de la langue hégémonique. Alice au pays des merveilles est un livre intensément politique. Inversement, une littérature qui se donne les mines et les postures de l’opposition peut ne rien toucher aux arrangements de la langue courante, reconduire tous les tropes de l’hégémonie et lui être parfaitement compatible. La littérature ne se classe pas principalement selon ses intentions de s’emparer ou non de choses usuellement étiquetées de « politique », mais selon son positionnement par rapport à la langue hégémonique et, par le fait, elle en a toujours un.
Ce qui apparaît en ce moment, ce n’est donc pas une « politisation » – elle est de droit –, ce sont des positionnements politiques contre-hégémoniques délibérés dans la littérature, ce sont des auteurs, des éditeurs, des libraires qui n’acceptent pas l’inacceptable : qui se donnent les intentions explicites et les moyens de comprendre, démonter et attaquer les structures de domination dans lesquelles nous sommes prises et pris. Cependant qui le font dans et par la littérature.
Ce qui passe non seulement par une métamorphose des formes textuelles, mais aussi des supports de diffusion des œuvres, et surtout : par une tentative de construire d’autres modes de financement de la production artistique. En l’espèce, cela implique de redéfinir l’activité d’auteur (et d’artiste), de la qualifier comme travail, donc 1. De mettre au clair son articulation à la division du travail dans laquelle nous sommes pour l’instant pris.es 2. D’en imaginer une autre 3. De participer à démolir celle qui a cours actuellement. Je renvoie à ce propos au travail de La Buse (https://la-buse.org/) et d’Aurélien Catin [2] , et j’ajoute – un peu cursivement – qu’il semble bien que l’on soit arrivés à un moment de renégociation du statut de l’artiste comme travailleur, à un moment, donc de renégociation de ce statut paradoxal qui vaut depuis le XIXe et a été si décisivement analysé par Bourdieu : l’artiste devrait échapper à tous les circuits de la reproduction sociale pour être un artiste. C’est évidemment faux, et nous vivons depuis lors dans des contorsions politiques aberrantes – ceci à proportion de ce qu’elles reposent sur cette indépendance imaginaire.
Q3. Existe-t-il pour vous de grandes œuvres littéraires à portée politique ?
Toutes les œuvres littéraires ont une portée politique : seulement, le sens politique que produisent leurs dispositifs peut être exceptionnel d’acuité ou affligeant. Ceci pouvant venir de l’angle délibérément choisi par l’auteur.e ou de son manque de clairvoyance politique.
Immenses livres produisant une intelligence politique du monde, parmi beaucoup d’autres et dans un désordre complet : Anna Karénine, Les Démons, Alice au pays des merveilles, Ferdydurke, Lumière d’aout, Manon Lescaut, Sous le soleil de Satan, L’Opoponax, Les Paravents, Les Petits poèmes en prose, Les Chants de Maldoror, Une saison en enfer, La Divine Comédie, Le Décaméron, tous les élégiaques latins, toutes les tragédies grecques, tout Corneille, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, La Quart livre, les Lettres Persanes : bref, c’est infini. En fait cet exercice est vain, l’énumération pourrait durer toujours, mais cet échantillon suggère au moins la variété coiffée par la qualification de politique.
Q4. Et de grands textes politiques à dimension littéraire ?
Evidemment Marx : Le Manifeste du parti communiste, La critique de la phénoménologie de l’esprit. Evidemment Robespierre. Evidemment Mao.
Et Machiavel, qui pourrait entrer dans les deux réponses, tant chez lui la métabolisation est à l’équilibre. Machiavel s’est hissé à hauteur d’invention et littérairement et politiquement. Voilà quelqu’un qui n’aurait jamais eu l’idée saugrenue de séparer politique et fabrication d’un jeu de langage apte à problématiser un usage du monde et l’ordre de domination qu’il emporte. Le Prince met à terre une certaine manière d’écrire corrélative d’une conception de l’exercice du pouvoir. Il invente une forme littéraire pour la crise hégémonique qu’il voit en parfaite netteté.
Nous voici donc au moment de reposer convenablement votre question 2 : ce qui nous arrive aujourd’hui, c’est une crise de l’ordre hégémonique telle que Machiavel l’a aussi vécue. C’est Gramsci lui-même qui le dit, à qui l’extraordinaire puissance du Prince n’avait pas échappé : tout se disloque et Machiavel se porte à hauteur de l’urgence et de l’ouverture qu’elle peut représenter.
Nous aussi, nous sommes manifestement en pleine crise organique, et « dans cet interrègne » où « le vieux monde tarde à mourir et le nouveau tarde à naître » se produisent des phénomènes variés : « pathologiques » pour la plupart [3] , mais également des reprises à nouveaux frais de tout un usage du monde. Ce qui semble commencer dans le champ artistique, ce sont ces désolidarisations d’avec la direction générale néolibérale que votre question 2 qualifie de politique. Le mot est en fait : contre-hégémonique. Oui, une littérature contre-hégémonique s’invente puisque l’hégémonie se disloque. Ce que fait Machiavel, c’est qu’il propose une pensée politique nouvelle dans un jeu de langage nouveau. Ce qui est en fait une nécessité : dans les « formes vieilles », comme Rimbaud les appelle, on ne produit que la continuation du même ordre politique.
Q5. « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention », disait Stendhal. Qu’en pensez-vous ?
Voici Stendhal, petit bourgeois devant l’éternel, qui nous parle de grossièreté pour qualifier la sortie du jeu de langage hégémonique. Je précise que j’aime infiniment certains livres de Stendhal, ses positions politiques n’en traduisent pas moins les impasses politiques du romantisme. Rancière a dit des choses puissantes sur Stendhal : Le Rouge et le noir est selon lui, avec Madame Bovary, une mise en forme saisissante du positionnement politique bourgeois, en tant qu’il est accession à un partage spécifique des privilèges sociaux. Julien se révolte contre l’injustice sociale, mais une fois en prison il s’adonne à la méditation, comme si ça suffisait bien comme ça, comme si son combat était arrivé à terme. Rancière souligne que c’est là, comme pour Emma Bovary, le partage du sensible à quoi la bourgeoisie aspire : accéder enfin aux privilèges dévolus à l’aristocratie. S’adonner aux passions et aux vastes pensées, en avoir le loisir.
Je ne saurais être plus d’accord. Dans un podcast [4] que je fais sur la scène discursive de la dette publique [5] , j’appelle cela le Pour Faire Le Bourgeois, le PFLB. Cette disposition d’esprit propre à la classe dont font partie les littérateurs et littératrices, qui consiste à vouloir se porter à hauteur des grandes choses. Grandes choses dont la caractérisation nous est venue par un certain état politique et sa réfraction en art : les privilèges des aristocrates. Qui sont d’avoir de hautes préoccupations quand le commun des mortels s’occupe d’affaires qui sont au voisinage de ses intérêts matériels immédiats. L’aristocrate est délié des affres de la subsistance, le bourgeois aussi : son jeu social, c’est de débattre des intérêts du corps social – de là qu’il s’identifie tout à fait spontanément à la classe dominante et qu’il lui est finalement difficile de s’opposer à l’ordre des choses qui lui fait cette position.
Eh bien, c’est cela même que Stendhal caractérise ici : le coup de pistolet, la grossièreté, c’est le surgissement en art de ce que Marx appellerait la réalité des rapports de production et de leur appareil idéologique. Dans Les Petits poèmes en prose, par exemple, Baudelaire fait tout cela : on sait ce que la justice bourgeoise de son époque lui a fait subir [6] pour avoir mis au jour ces soubresauts de l’individu pris dans les « innombrables rapports » de la grande ville capitaliste.
Q6. Existe-t-il à vos yeux une langue de gauche et une langue de droite ?
Antinomie typique de la conception « institutionnelle » de la politique. A la place de quoi je pense qu’il faut dire qu’il existe des langues hégémoniques et des langues contre-hégémoniques.
Q7. Quelles furent vos rencontres personnelles les plus fortes avec la politique ?
La politique ne se rencontre pas un jour au détour d’un bois, elle se fait chaque jour d’une vie humaine. Ce qui fait le partage des eaux, c’est le choix d’un camp et la conséquence (ou non) des actions (les productions artistiques en sont) eu égard aux objectifs qu’on se donne.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Ce questionnaire a été dirigé et rédigé par Alexandre Gefen.
[2] https://riot-editions.fr/wp-content/uploads/2020/02/Notre_condition-Aurelien_Catin.pdf
Plus récent : https://www.youtube.com/watch?v=ZYG1a0IeO_I&ab_channel=R%C3%A9seauSalariat
[3] Tout ceci, bien sûr, c’est dans les Cahiers de Gramsci.
[4] Note de la rédaction : et depuis, dans un livre Le Ministère des contes publics, Paris, Verdier, 2021.
[5] Cf. Sandra Lucbert, « Feuilletonner la guerre de position », disponible ici.
[6] [NdR] En 1857, Baudelaire et son éditeur sont condamnés pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs », l’objet incriminé : Les Fleurs du mal.