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Crise de la biosphère: deux livres à lire

écologie

Lien publiée le 24 janvier 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Crise de la biosphère: deux livres à lire. Par Alain Dubois. – Arguments pour la lutte sociale (aplutsoc.org)

L’existence d’une très grave crise de la biosphère est maintenant une évidence partagée par la quasi-totalité de la population mondiale, soit pour avoir pris connaissance des analyses scientifiques des multitudes de données accumulées depuis plusieurs décennies, soit pour en avoir expérimenté les conséquences dans leur vie. Moins partagée est la conscience que cette crise n’est pas due à une entité générale abstraite, “l’homme”, “la science” ou “la technique”, mais à l’utilisation bien spécifique des connaissances accumulées par la science pour la mise au point et l’utilisation sur toute la planète de techniques conçues avant tout pour apporter le plus de plus-value à ceux qui les contrôlent ‒ en fait que cette crise est la conséquence de la gestion capitaliste de toutes les sociétés actuelles, dans le contexte d’un accroissement exponentiel de la population humaine sur une planète dont les ressources sont finies et en grande partie non-renouvelables. Les conséquences mortifères de ces phénomènes concernent quasiment tous les aspects du fonctionnement de la biosphère, depuis le climat et la biodiversité, en passant par la pollution généralisée des écosystèmes, l’épuisement des ressources, l’alimentation et la santé humaine, les conflits et les migrations humaines, etc.

Il est fort compréhensible que les capitalistes qui gèrent toutes les sociétés actuelles fassent tout, après avoir longtemps nié ces problèmes, pour en masquer la gravité et la nature largement irréversible à court et même moyen terme, et pour tenter de faire croire qu’ils vont être capables d’éviter l’effondrement écologique et social qui a fait plus que commencer aujourd’hui. Moins compréhensible est le fait que les scientifiques, qui ont accès depuis des décennies aux données scientifiques qui permettaient de prévoir sans ambiguïté cette évolution, n’aient quasiment rien fait pendant longtemps pour alerter les populations, soi-disant en raison des “incertitudes” évidemment inévitables, en tout cas dans les détails, de toute prévision de ce type, mais en fait avant tout en raison d’une “injonction d’optimisme” dominante dans ce milieu croyant à l’inéluctabilité du “progrès scientifique et technique”, et pour la plupart soucieux avant tout de leur carrière et donc réticents à toute prise de position politique. Leur toute récente “rébellion” ne les exonère pas de leur responsabilité à cet égard, et ne permet nullement de croire que dans l’avenir ils ne réitéreront pas leurs erreurs, notamment en raison de leur solide confiance en la rationalité et l’efficacité de la technique à résoudre tous les problèmes. Les médias à leur tour ont longtemps agi en fidèles serviteurs des États et des industriels. Il en a bien entendu été de même pour tous les partis politiques et toutes les organisations de la bourgeoisie. Ce qui est historiquement plus difficile à comprendre est l’inféodation de quasiment de toutes les organisations se réclamant de la classe ouvrière à l’attitude “optimiste” évoquée ci-dessus, qui ne s’explique que par le fait qu’elles étaient largement contrôlées par les staliniens et les sociaux-démocrates, dont les positions et les activités pendant tout le 20e siècle ont été guidées par l’attachement au statu quo et la crainte de renverser le système capitaliste.

L’émergence progressive, à partir des années 1960, du mouvement “écologiste”, aurait pu ouvrir d’autres perspectives mais, du fait de l’attitude négationniste du mouvement ouvrier face aux problèmes environnementaux, ce mouvement s’est progressivement cristallisé dans une position “réformiste” agressive vis-à-vis de toute perspective révolutionnaire anti-capitaliste, expliquant que sortir du capitalisme ne pouvait que mener à des régimes dictatoriaux de type stalinien. Encore aujourd’hui, bien que cela commence à bouger, l’attitude dominante dans cette mouvance hétérogène consiste à croire qu’il sera possible de “convaincre” les gouvernements actuels et les organismes internationaux créés et animés par ceux-ci de modifier leurs politiques énergétiques, agro-alimentaires, sanitaires, de production, de transport, d’habitation, etc., de manière à rétablir des conditions de fonctionnement de la biosphère compatibles avec les besoins des populations humaines. Ce qui pouvait être considéré comme une erreur au milieu du 20e siècle devient criminel à la lumière de ce que nous savons aujourd’hui: sans sortie du capitalisme, au moins dans les pays les plus peuplés et les plus riches de la planète, les écosystèmes de celle-ci et l’ensemble des populations humaines sont menacés de catastrophes sans commune mesure avec ce que ces dernières ont connu tout au long de leur histoire. Or, “sortir du capitalisme”, ce qui ne s’est jamais produit de manière durable, exige une force sociale organisée considérable, qui ne soit pas entravée dans ce combat par des intérêts matériels directs résultant de bénéfices, même modiques, tirés de la persistance de ce système: seuls les travailleurs, les salariés dépourvus de patrimoine producteur de plus-value, sont dans cette situation, ce qui explique que seule la révolution prolétarienne soit en mesure de mener à bien cette expropriation et cette prise de pouvoir.

La dernière période a enfin vu, avec un retard considérable, la conscience de l’urgence d’un changement radical dans les relations entre les sociétés humaines et leur environnement, d’une modification drastique dans les techniques employées et leur mode de mise en œuvre, apparaître dans diverses organisations ouvrières, et notamment révolutionnaires. Mieux vaut tard que jamais, certes. Mais dans ce domaine comme dans les autres, il ne suffira pas que le mouvement révolutionnaire se dise enfin conscient du problème et de l’urgence, il sera impératif qu’il s’empare pleinement de ces questions et élabore sa propre réflexion à cet égard. Or aujourd’hui, et de manière fort explicable en raison de son “retard à l’allumage”, il n’a pas même commencé à le faire. Sur toutes les questions concernant l’énergie, la production, les transports, la communication, le mouvement ouvrier “éco-socialiste” a adopté les perspectives de “solutions” élaborées par la bourgeoisie et reprises par une bonne partie des “écolos”, visant à continuer le “business as usual”, en changeant quelques détails mais en maintenant les modes de vie développés lors du dernier siècle sous le capitalisme, et nous projetant das ce qui a été appelé l’“anthropocène” ou le “capitalocène”. Pour ce faire, la tendance dominante est, une fois de plus, de faire appel aux techniques, en oubliant que c’est leur développement, certes inféodé aux besoins du profit, mais avant tout effectué sans prise en compte des conséquences à proche, moyen et long terme, de celles-ci sur la biosphère (qui il est vrai sont très complexes et difficiles à modéliser), qui est à la source des problèmes.

Un autre piège, auquel ni les écolos ni le mouvement ouvrier n’ont su échapper, est la distorsion dans la présentation des problèmes imposée depuis quelques dizaines d’années, réduisant l’ensemble de ceux-ci à quasiment un seul d’entre eux, le “réchauffement climatique” (qui est en fait un bouleversement climatique bien plus complexe qu’un simple réchauffement). À les en croire, il suffirait de réduire les émissions de CO2 et de méthane pour résoudre quasiment tous les problèmes. Passons sur le fait qu’aucun des États actuels de la planète n’envisage réellement de prendre les mesures drastiques et “douloureuses” qu’impliquerait cette perspective: par-delà les mesures scandaleusement clownesques mises en œuvre (comme la possibilité d’acheter des “droits à polluer”!), et le fait qu’aucune décision majeure des COP n’est coercitive pour les pays signataires mais repose sur leur “bonne volonté”, donc en fait sur celle des entreprises, qu’aucun État ne contrôle en fait, il est clair que tant que l’objectif économique majeur de tous les États actuels restera le maintien et l’augmentation de la “croissance”, ces “engagements” ne pourront être tenus. Il en va de même pour les “engagements”, eux aussi non coercitifs, pris lors de la récente COP 15 sur la biodiversité, qui s’appuient sur la croyance que “préserver” 30 % des surfaces de la planète suffira à enrayer l’actuelle catastrophe géante et irréversible (les espèces éteintes ne pouvant pas “ressusciter”) concernant la biodiversité. Mais le plus grave c’est que ni les gaz à effets de serre ni les extinctions massives ne constituent le fin mot de la crise en cours de la biosphère. Avec bien d’autres facteurs dont la liste serait trop longue, les pollutions (organiques, chimiques, physiques, radioactives) des eaux, sols et airs, la disparition des barrières entre la biodiversité naturelle et la biodiversité domestique en contact direct avec les populations humaines, entraînant l’émergence et la dispersion de quantité de pathogènes nouveaux, ainsi que les nombreuses nouvelles nuisances résultant de la mise en oeuvre de nouvelles techniques, dont certaines censées aider à résoudre la crise environnementale (mais en fait destinées avant tout à générer de nouveaux profits considérables), contribuent largement à celle-ci. Le “réchauffement climatique” étant posé d’emblée comme le mal quasi-unique et ultime, toutes les autres décisions doivent être inféodées au soi-disant combat contre celui-ci. Par-delà les “solutions” farfelues et en fait elles-mêmes dangereuses à la crise climatique comme la diffusion de millions de mini-miroirs, censés renvoyer son rayonnement au soleil, donc prétendant s’attaquer au résultat et pas à la cause du problème, figure la perspective plus réaliste de “sauver la planète” (qui n’en demande pas tant, n’étant pas pour le moment menacée en tant que telle) au moyen des nouvelles techniques comme les voitures électriques, internet, les “big data”, l’intelligence artificielle, les robots, etc. En elles-mêmes, toutes ces techniques sont consommatrices de telles quantités d’électricité et de ressources non renouvelables (eau, métaux rares, etc.) qu’elles sont porteuses de menaces encore plus graves à moyen terme pour la biosphère et l’humanité que les techniques actuelles basées sur les sources fossiles d’énergie.

C’est justement de certaines de ces nouvelles agressions contre la biosphère et les populations humaines que traitent deux livres récents dont je recommande vivement la lecture. Leur auteur, Guillaume Pitron, est journaliste et réalisateur de documentaires basés sur ses enquêtes fouillées sur les enjeux économiques, politiques et environnementaux de l’exploitation des matières premières et le monde du numérique. Contrairement à beaucoup de ses confrères, dans ses livres il ne se contente pas d’asséner des affirmations basées sur des infos recueillies oralement ou sur internet, mais il fournit des références précises d’études scientifiques portant sur les questions abordées, ainsi que sur ses visites personnelles de nombreux sites dans le monde entier.

Le premier livre, paru en 2019, La guerre des métaux rares: la face cachée de la transition énergétique et numérique, traite des problèmes environnementaux, sociaux, politiques et militaires résultant de la “transition énergétique” consistant en l’abandon des énergies fossiles non renouvelables, pour les remplacer non pas par des énergies renouvelables mais par des “technologies vertes et numériques” reposant sur des terres et métaux rares dont non seulement l’extraction entraîne de nouvelles pollutions considérables mais encore dépend de ressources très limitées sur la planète. Ces éléments rares sont présents dans tous les appareils numériques, tels que nos ordinateurs, téléphones portables et appareils électro-ménagers ou les voitures électriques en passe de se multiplier sur toute la planète pour permettre à l’industrie automobile de se renouveler et donc maintenir ses profits au même niveau qu’actuellement. L’écrasante majorité de ces métaux rares à l’échelle mondiale est actuellement contrôlée par la Chine. De nombreuses conséquences, à court et moyen terme, de la généralisation de l’emploi de ces techniques, sont explorées minutieusement dans cet ouvrage, qui toutefois situe celle-ci dans l’unique perspective de la perpétuation indéfinie du système capitaliste, dont l’auteur ne remet en cause ni la légitimité ni l’inéluctabilité.

Il en va de même dans son deuxième livre, paru en 2021, L’enfer numérique, voyage au bout d’un like, dont le sujet et l’ambition sont bien plus larges. Il s’agit d’explorer l’infrastructure mondiale gigantesque, et largement encore en cours de constitution, liée à internet, comportant les terminaux (ordinateurs, smartphones), les antennes téléphoniques, les câbles sous-marins et les datacenters, présents désormais dans le monde entier et jusqu’au-delà du cercle arctique, mais aussi de nombreux objets qui contribuent désormais à la vente de produits et services, mais aussi à l’espionnage des individus, comme les cartes bancaires, les voitures connectées ou les trottinettes électriques. Les conséquences du développement de cette pieuvre mondiale invisible, mais nullement “dématérialisée”, sont examinées de divers points de vue (énergétique, environnemental, social, politique), et l’impact de cette galaxie de fonctions et applications, incluant de plus en plus les “big data”, l’intelligence artificielle et la robotique, s’avère bien plus important que ce que la plupart d’entre nous imaginent. Il s’agit de la dernière “frontière” du capitalisme mondial dans sa phase de décomposition avancée, n’accordant plus la moindre place à “l’humain” dans ses préoccupations, mais au service brutal unique de la plus-value la plus incontrôlée.

Ces développements seront à court terme porteurs de consommations démesurées d’électricité, eau et ressources géologiques, d’émissions massives de gaz à effet de serre, de pollutions, et d’exploitation, surveillance, contrôle, espionnage et à terme contrôle policier et militaire de l’ensemble de la population de la planète ‒ en d’autres termes ils ont pour but réel de mettre celle-ci intégralement au service du capital financier, et ce de manière invisible inodore et incolore. La surveillance individuelle extrême auxquels la population chinoise est de plus en plus soumise en donne une image encore édulcorée.

Ce qui est fascinant dans ces projets en cours de réalisation, c’est qu’ils sont largement présentés et “vendus” comme devant contribuer à la fameuse “transition énergétique” dont l’objectif assumé est de permettre à notre société de continuer à fonctionner comme lors des dernières décennies, sans modifier les relations entre celle-ci et la biosphère, nos modes de vie, de production, transport, consommation, communication, etc., c’est-à-dire sans “atterrir”, pour reprendre le mot de Bruno Latour. Or le maintien d’une telle perspective ne permettra en rien de freiner le processus d’effondrement généralisé dont nous voyons déjà plus que les prémisses. Pour ne prendre qu’un exemple, ce n’est pas en remplaçant le parc automobile mondial monstrueux de voitures individuelles à combustion par un parc équivalent de voitures électriques que l’on réduira significativement l’impact mortifère de ce mode de déplacement et de transport sur la biosphère ‒ c’est en réduisant considérablement celui-ci et en le remplaçant en grande partie par des transports collectifs, ce qui implique nombre d’autres changements drastiques dans l’ensemble de l’organisation de nos sociétés: urbanisme, logement, réseaux routiers et ferrés, travail, scolarisation, santé, agriculture, élevage, etc.

Au stade aujourd’hui atteint par la crise de la biosphère, ce serait le rôle des travailleurs et des révolutionnaires de s’emparer de ces questions indépendamment de la bourgeoisie, y compris dans ses expressions “écolos” et “de gauche”, et plutôt qu’à une “transition écologique” dans le cadre du capitalisme, de réfléchir au mots d’ordre “de transition” susceptibles de mobiliser les masses pour combattre la catastrophe en cours en prônant des décisions réellement efficaces.

Cette réflexion ne pourrait être que collective. Elle devrait s’appuyer sur l’étude et l’assimilation des données scientifiques, certes complexes, sur ces questions. Des livres comme ceux de Guillaume Pitron, mais aussi bien d’autres, pourraient y contribuer, ne serait-ce qu’en aidant à prendre conscience que ce n’est pas en laissant la bourgeoisie, ses “experts” et même beaucoup de ses scientifiques, prendre le décisions “techniques” dans ces domaines, que nous arrêterons la catastrophe à venir.

Du reste, plus le temps passe, plus l’espoir de parvenir à éviter à toute la civilisation humaine de “rentrer dans le mur” s’amenuise ‒ ce qui suggère que bientôt, et en fait dès maintenant, la réflexion devra se tourner vers une perspective encore moins réjouissante: celle concernant ce qu’il faudra faire lorsque les pandémies se diversifieront, le chaos social se généralisera, le commerce mondial et les communications internationales cesseront ou seront considérablement réduits, et les conflits intra- et internationaux se multiplieront, entraînant une diminution jamais vue de la population humaine mondiale. Nous n’en sommes pas encore là, mais nul doute que les pouvoirs actuels, eux, ont déjà engagé cette réflexion.

Alain Dubois,

21 janvier 2023