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Comment la fausse conscience entrave notre perception de la réalité
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En 1962, paraissait La fausse conscience de Joseph Gabel, un ouvrage majeur de la critique sociale qui fit le tour du monde. Le psychiatre y revenait sur ce concept central pour comprendre le fonctionnement des idéologies qui se traduit par une fermeture au réel. Il analysait donc en profondeur les cas du stalinisme, du nazisme, mais aussi, bien sûr, du capitalisme.
Ce mois-ci, L’Échappée réédite (de manière surprenante) l’ouvrage très intéressant de Joseph Gabel, psychiatre et sociologue, La fausse conscience, initialement publié en 1962 et qui eut, notamment, une influence importante sur Guy Debord et les situationnistes, les étudiants de Mai 68 et la sphère dite d’ « ultra-gauche ». Si certains passages sont un peu plus datés que d’autres (notamment certaines vues contestables sur la guerre froide), restent des analyses très percutantes et toujours d’actualité.
La très bonne préface de David Frank Allen et Patrick Marcolini permet de contextualiser l’œuvre et de mettre en avant ce qu’elle nous apporte aujourd’hui, notamment une certaine compréhension de la disposition d’esprit militante. En effet, la fausse conscience désigne « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue : dégagée de ses rapports avec d’autres facteurs, elle devient ainsi le principe explicatif du monde social ». De ce point de vue, Gabel s’inscrit dans la continuité d’un autre philosophe marxiste hétérodoxe, Georg Lukacs et ses travaux sur la « réification » en particulier Histoire et conscience de classe (1923), et met en opposition à la fausse conscience, la « pensée dialectique », héritage notamment d’Hegel et de Marx, et dont les auteurs donnent cette définition : « une compréhension du monde comme totalité dynamique : tout élément, concept, phénomène ou personne doit être resitué dans un contexte global si l’on veut en saisir exactement le sens et la portée, et replacé simultanément dans le cours du temps, comme un moment transitoire au sein d’une évolution, comme une forme sujette à transformation ».
Ils rapprochent également, et assez justement, Joseph Gabel de son contemporain Frantz Fanon, auquel nous consacrerons un article prochainement à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Kevin Boucaud-Victoire : « tous deux psychiatres, tous deux marxistes et préoccupés par la question de la désaliénation, tous deux en situation minoritaire en France ».
Les idéologies et les régimes politiques peuvent être pathologiques
En tant que psychiatre, Joseph Gabel réalise dans cet ouvrage des « parallélismes socio-pathologiques », c’est-à-dire qu’il montre comment des convictions et des régimes politiques peuvent prendre des traits pathologiques, de « folie », et met en comparaison et en lien « l’aliénation » au sens clinique et l’aliénation au sens social. Il rapproche par exemple la tendance des militants à ignorer les faits et les expériences qui contredisent leurs théories à des formes d’autisme, avec parfois des conséquences graves.
De la même manière, il fait du « géométrisme morbide », un rapport fétichiste au calcul et aux critères quantitatifs, une caractéristique importante des idéologies politiques, dans la lignée de Lukacs qui disait, lui, que dans le capitalisme « le principe de la mécanisation et de la possibilité rationnelle de tout calculer doit embrasser l’ensemble des formes d’apparition de la vie », tendance encore plus que jamais à l’œuvre.
Sur l’aliénation et la réification, Joseph Gabel constate son omniprésence en régime capitaliste (« dans l’économie capitaliste, la marchandise devient valeur et l’homme devient marchandise ») mais dépasse toutefois la pensée de Lukacs en affirmant que ces phénomènes peuvent se retrouver, parfois même plus fortement, dans des régimes non-capitalistes (Joseph Gabel, en tant qu’antistalinien, pensait notamment à l’URSS).
“Dans l’économie capitaliste, la marchandise devient valeur et l’homme devient marchandise”
JOSEPH GABEL
La notion de réification part du constat que « le capital est à la fois un objet matériel (marchandise, machine) et en même temps le centre de cristallisation de relations humaines ». La conséquence en est que les catégories capitalistes, les relations inter-humaines telles qu’elles s’y jouent, apparaissent comme des phénomènes naturels là où elles devraient être saisies comme passagères et relatives à un moment historique particulier.
Donnant des exemples concrets, il montre comment certains vocables sont facteurs d’idéologisation. C’est le cas du clivage droite-gauche dont on sait qu’ils sont des termes insuffisants mais qui fixent de manière intemporelle des concepts, empêchant « la saisie du réel » : les débats incessants et stériles sur « la vraie gauche », « la gauche de droite » qui nous animent encore aujourd’hui ont tendance à le confirmer…
“En tant qu’antiracistes, nous sommes tous plus ou moins des marxistes”, Joseph Gabel
Appliquée à la question du racisme, un des terrains d’études privilégiés de Joseph Gabel, qu’il replace historiquement, la notion de fausse conscience devient un outil très intéressant pour comprendre (et donc lutter contre) ce dernier. Le racisme est anti-dialectique en ce qu’il nie l’histoire et naturalise des faits sociaux. Ainsi, par exemple, dans le cas de l’antisémitisme, l’idéologie raciste « prétend expliquer l’histoire par le juif » « au lieu d’expliquer le juif par l’histoire ». Il souligne ensuite l’incohérence totale et les contradictions de l’antisémitisme : « on reproche aux juifs de se trouver derrière les agissements des pacifistes et aussi derrière toute l’activité des fauteurs de guerre, d’être des socialistes révolutionnaires et des capitalistes rétrogrades, de s’isoler de leur entourage et de vouloir s’y faufiler », de la même manière que pour les nazis, « les Juifs constitueraient une race inférieure possédant toutes les qualités qui, pour le racisme même, définissent les races supérieures : volonté de puissance, capacité d’imposer sa domination, souci de la pureté raciale ».
Car le racisme, en tant que « pensée projective » ne se fonde ni sur la cohérence, ni sur le réel. Il ne sert donc pas à grand chose de s’épuiser à opposer au raciste des faits car il s’agit essentiellement d’une « attitude émotionnelle » qui se « rend mal compte de la nature réelle des frustrations dont elle est tributaire ». Comme « psychothérapie », Joseph Gabel propose une idée qu’il est le premier à reconnaître comme relativement banale mais dont il réaffirme l’efficacité : comme « le raciste n’a pas besoin de connaître pour haïr », il ne s’agit pas de l’abreuver d’informations, mais de favoriser « les contacts interethniques », seule manière de faire sortir ce dernier de son « autisme projectif » dans lequel il s’est enfermé.
Le journalisme n’est pas que le reportage
Un passage intitulé « présentification de la durée et journalisme » nous a particulièrement intéressés à Frustration, nous qui sommes peu attirés par les effets de légitimité et ne nous disons pas vraiment « journalistes ». Il analyse que « le journalisme d’information est (…) prisonnier de l’actualité, d’où une tendance (…) à négliger les racines historiques et dialectiques des évènements. ». En effet celui-ci tend « à préférer le renseignement spatial (reportage) aux renseignements temporels (considérations historiques); or en dépit des apparences, les derniers constituent une source plus sûre d’information ».
Nous avons pu y voir un lien avec notre démarche, nous qui privilégions la remise en contexte, notamment historique, des évènements, par rapport aux reportages.
Apprendre à identifier les concepts foireux (les “fausses identités” sources de “fausse conscience”)
Il faut aussi noter le beau travail d’édition qui rend cette lecture exigeante, disons même parfois ardue, assez agréable.
Les éditeurs ont d’ailleurs ajouté à l’ouvrage d’origine d’autres textes de Joseph Gabel en lien avec ce dernier. Dans Psychologie du stalinisme (1949), il revient notamment sur plusieurs termes qu’il considère comme des « expressions identificatives », c’est-à-dire des expressions courantes qui cristallisent des « fausses identités », des concepts englobants qui créent artificiellement des camps n’existant pas dans le réel. Il en est ainsi de l’usage contemporain du terme « fascisme » : « le concept de fascisme correspond normalement à une réalité sociale et historique bien déterminée. C’est une forme de régime de droite, ce n’est pas LE régime de droite. (…) Or l’usage communiste du mot vise d’abord une énorme extension de sa signification ». Nous avons nous même alerté sur les mauvais usages de ce mot qui peuvent avoir des effets délétères sur notre compréhension des enjeux.
Il revient également à plusieurs reprises sur le terme nazi, typique des idéologies totalitaires, de « judéo-bolchevisme » « qui fait partie des « concepts égocentriques qui traduisent sur le plan logique l’hypothèse inconsciente de l’unité essentielle du camp adverse ». Il développe dans un autre texte : « dès lors qu’un système privilégié – une ethnie, un parti ou un pays – est érigé au rang de centre logique de l’univers politique, les adversaires de ce système deviennent de ce fait virtuellement identiques entre eux : pour un nazi, tous les Juifs étaient au moins potentiellement communistes, tous les communistes se trouvaient plus ou moins consciemment au service des « intérêts juifs ». » Un point particulièrement intéressant puisque cette mécanique est toujours à l’œuvre avec son pendant contemporain, « l’islamo-gauchisme », dont nous tracions d’ailleurs l’analogie historique avec l’idéologie nationale-socialiste. Ici aussi, tout ce qui n’entre pas dans le cadre étroit du capitalisme autoritaire et raciste (les acteurs du mouvement social, les féministes, les militants antiracistes, les musulmans, les islamistes…) se retrouve mélangé dans un concept informe, sans s’appuyer sur une once de réel, afin de former un camp uni dans l’imaginaire de la bourgeoisie.
On le voit, ce livre important de la critique sociale, bien que publié dans le contexte intellectuel particulier des années 1960, a encore bien des dimensions nous permettant de penser notre époque.
Joseph Gabel, La fausse conscience et autres textes sur l’idéologie (2023), L’Échappée, Collection Versus, 25 euros, 525 pages.
Rob Grams