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La revue Arguments et la Théorie critique
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La revue Arguments et la Théorie critique - Chroniques critiques (zones-subversives.com)
La revue Arguments se penche sur les mutations de la société française au début des années 1960. Elle s'appuie sur les réflexions de l'École de Francfort pour l'aliénation technologique, le conformisme culturel et le monde du travail.
Le monde intellectuel français puise dans l’œuvre de Theodor W. Adorno et dans la pensée de l’École de Francfort. La sociologie critique, la philosophie politique et sociale, mais aussi les recherches littéraires et musicales s’inspirent de ce courant original. Un dialogue entre intellectuels allemands et français ont permis la diffusion de la Théorie critique. Entre 1956 et 1962, la revue Arguments renouvelle le marxisme et débat des théories d’Adorno dans un croisement méthodologique, disciplinaire et thématique.
Entre 1956 et 1962, l’hégémonie intellectuelle du Parti communiste et du marxisme orthodoxe semble fragilisée. Une révolte ouvrière éclate en Hongrie en 1956. Ensuite, la lutte pour l’indépendance en Algérie permet également l’émergence de positions critiques contre le Parti communiste français. Ce moment d’ouverture permet de sortir des dogmes et de découvrir une radicalité critique. Adorno ne cesse de dénoncer le régime stalinien et post-stalinien. Thomas Franck se penche sur ce dialogue critique dans son livre Adorno en France.
Dialogues intellectuels
En France, Adorno fréquente Edgar Morin, Kostas Axelos, Georges Friedman ou Lucien Goldmann. Ce sont des juifs exilés, proches des partis communistes, avant de se tourner vers un marxisme hétérodoxe. Leur marginalité politique, disciplinaire et géographique apparaît comme leur point commun. « Ayant connu l’exil ou l’émigration, ils forment en un sens une communauté mobile et périphérique d’individualités qui ont su, au cours des années, s’affirmer comme des figures dominantes mais non moins subversives et marginales, de la culture européenne », observe Thomas Franck.
Cependant, la réception de la Théorie critique en France semble tardive. Le débat intellectuel semble polarisé autour de Jean-Paul Sartre et du Parti communiste. La polémique entre Louis Althusser et Roger Garaudy devient centrale. Ensuite, Adorno évoque des sujets divers comme la musicologie, la philosophie ou la critique littéraire. Sa réception devient alors éclatée et passe davantage par des spécialistes de ces domaines. Même si Adorno cherche à relier ces différents aspects.
Des textes d’Adorno sont publiés dans des revues françaises. Néanmoins, c’est la revue Arguments qui se réapproprie le mieux la Théorie critique. A partir de 1956, la remise en cause du stalinisme permet un « dégel » du marxisme. Le refus des dogmes favorise une ouverture intellectuelle. Ensuite, la revue Arguments se penche sur les nouveaux phénomènes sociaux qui émergent dans les années 1950 comme la société de consommation et la culture de masse. Cette revue propose une « anthropologie sociale à base marxienne » selon Gil Delannoi. La revue insiste également sur la critique de l’idéologie à partir d’Adorno, mais aussi de Joseph Gabel, Georg Lukacs ou Karl Mannheim.
La revue Arguments s’inscrit dans la filiation de Socialisme ou barbarie dans sa critique des dogmatismes idéologiques. Ces revues proposent une vision globale contre les approches sectorielles des spécialisations universitaires. « Dans le même temps, l’atomisation du réel propre à une pensée bourgeoise soucieuse de dissocier chaque partie de la totalité sociale est dénoncée dans le sillon de l’héritage du marxisme », souligne Thomas Franck. La revue dialogue avec Adorno pour analyser la « totalité fragmentée ». L’aliénation, la réification, l’industrialisation, la technique, la massification et la rationalisation débouchent vers une expérience fragmentée.
Critique de la modernité marchande
Adorno et la revue Arguments se tournent vers les mêmes écrivains : Kafka, Brecht et Beckett. Ces œuvres contemporaines permettent de comprendre une société technicienne et bureaucratisée. Adorno propose une critique de l’industrie culturelle avec ses productions standardisées et conformistes. « L’œuvre réifiante et aliénante l’est dans un type de conjoncture précis qui privilégie, selon Adorno, la sérialité des expériences considérées comme des consommations standardisées », précise Thomas Franck. Roland Barthes développe également une critique marxiste de la culture.
La revue Arguments ne cesse de se méfier de toutes les idéologies, y compris du marxisme. Les évidences collectivement partagées doivent être remises en cause par la négation critique et le débat contradictoire. Adorno considère la culture comme une idéologie qui se diffuse jusque dans la sphère privée. Même si Claude Lefort, qui contribue à la revue Arguments, se méfie davantage de la posture surplombante de l’avant-garde intellectuelle et insiste sur les capacités d’auto-organisation du prolétariat qui ne se réduit pas à des spectateurs passifs.
La revue Arguments développe une critique de la technique à partir des évolutions du monde du travail. Les salariés semblent davantage dépossédés de leur activité. Les contraintes appliquées à la production, la division des tâches et la spécialisation de la main-d'œuvre se développent. Ce qui débouche vers une perte de l’autonomie du sujet qui ne contrôle pas le processus de production. L’automation renforce également cette dépossession. Dans l’article « L’automation et ses idéologies », paru en 1957, Franco Momigliano observe que l’ouvrier est désocialisé par la technologie industrielle. « Ce point de vue développé par l’auteur analyse la manière dont les vies sont mutilées par la division rationnelle et par la technicisation des expériences, dans une contrainte rigoureuse des gestes quotidiens, des pratiques intimes », indique Thomas Franck.
Cette analyse se rapproche de celle d’Adorno dans Minima Moralia. Elle reprend la critique marxienne de l’aliénation et du « fétichisme de la marchandise ». Herbert Marcuse observe que cette aliénation dans le travail s’accompagne du développement d’un temps libre, extérieur à la production, qui devient un temps de consommation. « Les rapports de classe se font alors plus souples, moins antagonistes, et le pouvoir se situe à un niveau plus insidieux, dans les relations médiatisées, éloignées et non violentes (d’où la faiblesse grandissante de l’action grandissante de l’action syndicale révolutionnaire) », précise Thomas Franck. Le pouvoir sort renforcé avec cette apparence idéologique de libération.
Critique de l’aliénation capitaliste
Dès les années 1940, Adorno et Horkheimer relient la mutilation des formes de vie par les régimes fascistes avec une exacerbation mortifère des structures industrielles du capitalisme. La dimension autoritaire dans les rapports de production et la division du travail créent les conditions sociales et idéologiques d’une domination absolue et une dilution des intérêts de classe. Une rationalité autoritaire s’observe déjà dans la planification industrielle qui exploite le salariat. Les usines reposent sur la hiérarchie et l’autoritarisme. L’administration fasciste s’apparente alors à un capitalisme exacerbé et à un capitalisme d’État. Les individus sont soumis à une logique administrée et autoritaire. Les classes dominées se détournent de l’origine véritable de leur domination pour cultiver un ressentiment raciste et une personnalité autoritaire.
Le fonctionnement autoritaire des usines prépare celui des régimes fascistes. La délégation des responsabilités par l’administration bureaucratisée et la soumission collective à l’autorité du chef favorisent la perte d’autonomie sociale et politique du groupe asservi dans le rapport de domination. L’URSS repose également sur un asservissement des ouvriers à l’idéologie du travail. Dans les années 1950, l’automatisation de la technique ne fait que renforcer la soumission des masses. Ces structures sont d’autant plus autoritaires qu’elles présentent l’apparence d’une libération. Le numéro 17 de la revue Arguments se penche sur la bureaucratie qui permet la rationalisation et la standardisation au service de l’organisation économique.
La revue Arguments dialogue également avec Herbert Marcuse et contribue à la diffusion de ses textes en France. Ce philosophe valorise le principe de plaisir contre le principe de réalité. « Marcuse part donc des théories freudiennes pour penser la coercition des corps dans la division du travail au nom du principe de rendement et de la domination sociale que celui-ci crée », indique Thomas Franck. L’idéologie de la technique et du progrès qui s’appuie sur le régime industriel favorise la domination avec la perte d’un contrôle de soi et du monde. La rationalisation des sociétés modernes permet une domination impersonnelle des corps. Le principe de réalité et la division sociale du travail favorisent une domination autoritaire diffuse.
Les loisirs de masse, malgré leur apparence de libération, alimentent la domination et la standardisation des modes de vie. Même la libération des tabous sexuels est exploitée et intégrée dans les modes de consommation massifiés. L’utilitarisme et le conformisme marchand s’étendent dans tous les domaines de la vie. « Cet utilitarisme est désormais appliqué, non seulement au corps socialisé par le travail, mais au corps intime comme lieu d’un investissement mercantile, comme potentielle ressource exploitable », souligne Thomas Franck. La sexualité devient complètement intégrée aux loisirs de masse.
Marxisme hétérodoxe
Le livre de Thomas Franck permet de se pencher sur la circulation des idées de la Théorie critique. Il s’appuie sur la revue Arguments pour observer l’influence des analyses d’Adorno en France. Thomas Franck présente bien le contexte historique dans lequel émerge cette revue. Le régime stalinien en URSS devient davantage critiqué en France et l’hégémonie du marxisme orthodoxe est remise en cause. Ce qui permet l’émergence d’un marxisme critique qui se penche sur des thématiques originales. La théorie critique sort du réductionnisme économique pour analyser la culture de masse, l’idéologie, la bureaucratie et les modes de vie en mutation au début des Trente glorieuses.
Le livre de Thomas Franck permet également d’entrevoir les limites de la pensée d’Adorno. L’élitisme culturel semble particulièrement saisissant. Les débats sur Proust et le Nouveau roman semblent désormais ringardisés. La virtuosité esthétique et le formalisme semblent primer sur le récit et le contenu du roman. Adorno adopte également une posture surplombante qui révèle un mépris pour la culture populaire. Là encore, cet élitisme résonne aujourd’hui avec la réaction rance à la Finkielkraut. Il semble évident que nombre de séries populaires proposent une critique de la société capitaliste bien plus décapante que les romans élitistes, creux et pompeux qui font le délice des milieux littéraires.
La critique de l’aliénation reste le principal apport de la Théorie critique. Malgré son manque de nuance, la critique de la société de consommation reste actuelle et pertinente. La standardisation des modes de vie et des loisirs prend une nouvelle ampleur avec les livraisons Amazon et les plateformes de séries. La création doit se fondre dans un moule avec des recettes imposées. Les produits de consommation deviennent interchangeables et l’originalité créative semble à nouveau disparaître.
L’analyse des mutations du monde du travail doit également être actualisée. La revue Arguments analyse bien l’usine des années 1960 avec la spécialisation des tâches et l’automatisation. Ces réflexions peuvent être prolongées pour comprendre le management néolibéral et la bureaucratie moderne qui reposent sur l’évaluation permanente, dans le travail comme dans les loisirs. L’autorité verticale du patron et du contremaître est remplacée par l’intériorisation des normes et des contraintes à travers l’évaluation et le culte de la performance.
Néanmoins, Claude Lefort pointe également les limites de cette démarche. La Théorie critique postule la soumission totale des salariés. Néanmoins, elle ne se penche pas sur les formes de résistances au travail qui peuvent également émerger. Il manque la démarche opéraïste qui observe les multiples formes de refus du travail et de ses évolutions de l’absentéisme au sabotage, en passant évidemment par la grève et les conflits sociaux. La Théorie critique vise à organiser le pessimisme, pour reprendre la formule de Walter Benjamin. Mais ce courant ne tente pas d’articuler son analyse de l’aliénation avec des perspectives de transformation sociale.
Source : Thomas Franck, Adorno en France. La constellation Arguments comme dialogue critique, Presses universitaires de Rennes, 2022
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Pour aller plus loin :
Radio : Sartre et Giacometti en miroir, émission diffusée sur RCF le 30 avril 2021
Thomas Franck, L’adornisme français des années 1950 Arguments et le Nouveau Roman comme moments d’une dialectique négative, publié sur le site de la revue Cahiers du GRM 12 en 2017
Thomas Franck, « (Dés)intégrer autrui dans l’ordre rationnel. Machinerie, hétéronomie et réification dans les romans de Sade et Beckett », publié dans la revue TRANS- n°27 en 2021
Thomas Franck, « Brosser l’histoire à rebrousse-poil » – sur la cancel culture, publié sur le site Presse toi à gauche ! le 18 janvier 2022
Claire Pagès , Quelques remarques sur une comparaison entre l’École de Francfort et « Socialisme ou barbarie », publié dans la revue Descartes N° 96 en 2019
Kostas Axelos : Adorno et l’école de Francfort, parus dans la revue Arguments n° 14 en 1959, publié sur Le site de Nedjib Sidi Moussa le 1er janvier 2020
Miguel Abensour, Malheureux comme Adorno en France [2005], publié sur le site ΑΣΥΜΜΕΤΡΙΑ le droit à la connerie le 23 septembre 2014
Gil Delannoi, Arguments, 1956-1962, ou la parenthèse de l'ouverture, publié dans la Revue française de science politique en 1984
Arguments (1956-1962), publié sur le site Fragments d'Histoire de la gauche radicale