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François Bégaudeau et le baratin du libéralisme

Begaudeau

Lien publiée le 2 février 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

François Bégaudeau et le baratin du libéralisme – Le Comptoir

François Bégaudeau est écrivain et essayiste. Dans son dernier ouvrage « Boniments » (Éditions Amsterdam, 2023), l’auteur dissèque la langue capitaliste qui imprègne nos représentations. Au moment où le libéralisme économique est en passe de se naturaliser, se cachant derrière une prétendue neutralité axiologique, le disciple punk de Rancière nous rappelle que l’ordre social dominant, avant d’être injuste, sonne creux jusque dans ses signifiants.

Éditions Amsterdam, 2023, 216 p.

« Ils troublent leurs eaux pour qu’elles aient l’air profondes » disaient Nietzsche à propos de certains poètes. À l’instar de ces derniers, la bourgeoisie sème la confusion dans le corps social par le truchement de boniments que nous pouvons apparenter à des mensonges non totalement dénués de vérité. « Libéralisme » est le premier d’entre eux sur lequel Bégaudeau s’attarde.

Dans ce mot, nous entendons liberté, or « on tape dessus et ça sonne creux » : liberté pour quoi et pour qui ? Notre liberté commence là où s’arrête celle d’autrui nous dit le fameux dicton. Cependant, si la première limite la deuxième, elles sont annulées : la liberté est totale ou n’est pas.

De plus, l’auteur revient sur les origines du libéralisme, il est tout à la fois économique et politique : sa bivalence trompe puisque son premier volet n’entraîne pas nécessairement le second. Au contraire. Afin de se défausser de sa responsabilité, le libéral déplore ; fataliste, il est contraint de contraindre : c’est par accident que son mode de pensée permet la précarité, la guerre et les plans de licenciements. Ainsi, sous son vernis humaniste attaché à la division les pouvoirs, l’héritier de Montesquieu se garde bien de diviser celui du Capital : il n’est pas anodin qu’Adam Smith se soit gardé de critiquer l’esclavagisme, attaché à l’idée de vendre du coton. En somme, la liberté s’apparente à la fructification des avoirs du marchand. Si dégâts il y a, c’est un incident, et non tout un système qu’il faut dénoncer : « Le marchand ne veut pas le pétrole d’Irak, l’uranium du Niger, le cobalt du Congo, il veut installer la démocratie. » Il vante la paix tout en dissimulant la guerre qui la permet : certes, nous possédons des smartphones et des ordinateurs, le libéral ne ment pas complètement. Cependant, il oblitère le coût social désastreux de cette prospérité relative.

De cela découle que les choix qui nous sont accordés, à nous occidentaux, s’ancrent dans un tout que nous n’avons pas décidé : lorsque Cassandre, hôtesse de l’air, s’entretient avec son manager, ce dernier lui propose, tout sémillant, de devenir cheffe de bord. La jeune femme décline cette offre d’emploi en raison de la satisfaction qu’elle ressent dans son métier actuel. Le manager, dont le visage s’est crispé, lui répond : « Ce n’est pas une option. » Dans cette situation décrite par Bégaudeau, Cassandre se trouve du mauvais côté du rapport de force : la lourdeur de la structure du salariat capitaliste fait qu’elle ne doit pas faire la difficile puisque c’est son emploi qui est en jeu. À partir de cet exemple, l’auteur nous démontre la fumisterie conceptuelle du progressisme vanté par nos élites. Si nous devons nous mettre en marche vers un avenir radieux, nous devons ne jamais dire non : « Think positive. Ayez confiance. Dépensez. ». Cet optimisme boutiquier épris de liberté est d’autant plus frauduleux qu’il s’ancre dans un corps social qui rabâche ad nauseam le TINA thatchérien et la soi-disant nécessité du Capital dont les lois seraient éternelles.

« Le conservateur est toujours enclin à faire l’éloge du risque dans la mesure où lui-même n’y est pas exposé. »

En outre, l’essayiste manie l’ironie pour démontrer l’absurdité de l’adage « there is no such thing as a society ». Puisque cette dernière est une fiction, Zemmour peut affirmer sans ambages que les femmes, prises séparément, choisissent des métiers intrinsèquement « féminins » : « Proposez à une femme un marteau pour planter un clou ou un détergent pour nettoyer les toilettes d’un snack d’autoroute, elle prend le détergent. C’est biologique. Une femme du néolithique aurait tout pareillement saisi le flacon d’Harpail gel Javel. »

Si le libéral est attaché aux signifiants « liberté », « choix » et « contrat », il n’a de cesse de vanter la beauté du « risque ». À la manière de Socrate, nous serions tentés de lui demander : « Qu’entends-tu par « risque » ? » Afin de dissiper cette confusion, nous nous devons d’éviter les généralités. Lorsqu’Emmanuel Macron, cadet de la bourgeoisie picarde, fait part de son immense culture générale aux enfants de la patrie, il cite René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur, et va vers ton risque. » Cependant, l’auteur des Feuillets d’Hypnos s’est engagé dans la Résistance au péril de sa vie, il n’a pas troqué son poste chez Rothschild contre la présidence de la République. Comme le fait remarquer Bégaudeau, le conservateur est toujours enclin à faire l’éloge du risque dans la mesure où lui-même n’y est pas exposé : « C’est parce que les conservateurs ont des vies balisées qu’ils aiment s’imaginer hors des clous. » Une autre situation illustre à merveille ce paradoxe : le coronavirus. À ce moment-là, l’aréopage éclairé de CNews a ferraillé contre le principe de précaution, peu importe si c’était au prix de la vie de milliers de travailleurs exposés à la Covid-19. Le risque, oui, mais pas pour tout le monde.

Croître ou mourir

Lorsque nous prêtons attention à ce qui nous entoure, il est difficile d’éluder le greenwashing capitaliste, présent jusque dans ses publicités racoleuses. Très enclin au demi-mensonge, le système économique dans lequel nous baignons sait pertinemment que le productivisme est intenable sur le plan écologique, mais il se dispense d’aller à la racine du problème. Lorsque nous nous référons à la définition d’écosystème, nous pouvons lire : « Complexe dynamique composé de plantes, d’animaux, de micro-organismes et de la nature morte environnante agissant en interaction en tant qu’unité fonctionnelle. » Prenant cela en compte et conscients de leurs intérêts, les chefs d’entreprise ont investi dans le développement des goûters bio, les serres numériques, mais aussi dans les éco-pépinières. Bégaudeau nous fait comprendre que la lutte écologiste, vidée de sa radicalité salutaire, effleure le problème sans y remédier : certes, nous pouvons nous enorgueillir de nos rives créatives, des personnes-ressources et des bassins d’emploi, mais nous ne comprenons pas que la nature est à nos yeux un ensemble artificiel qui supplante la première, vouée à la péremption. Si le libéralisme se prétend ami de la nature, c’est aussi en raison de sa propension à se naturaliser : « Tout cela coule de source. Le capitalisme n’est pas un fait historique mais un fait de nature. On vend comme on respire, on achète comme on urine, on revend comme on régurgite. Un jour, la science découvrira un gène de la commande en ligne. » Grinçant, l’auteur nous rappelle, à la manière de Bourdieu, que la bourgeoisie, à l’instar des autres classes dominantes, a tout intérêt à faire de son règne une nécessité anhistorique sans laquelle son ordre social vacillerait.

Le projet de mégacomplexe EuropaCity finalement abandonné

Un autre terme révèle également cette propension des dominants à s’extraire de l’histoire : gisements de croissanceGisement est le mot adéquat car « la croissance jaillit du sol comme le gaz ». Si nous pourrions considérer cette dernière comme une option économique largement contestable, voire délétère, le libéral y voit une loi biologique intangible. En somme, il s’agit de croître ou de mourir. De plus, la géo-ingénierie fait partie des pièges dans lesquels nous pourrions tomber. Sous un régime libéral, la révolution n’est pas à l’ordre du jour : trop radicale. Le marchand va donc chercher des « solutions » nous dit Bégaudeau : « La solution ne s’attaque pas aux causes car les causes c’est nous, et nous n’allons pas nous attaquer nous-mêmes. Nous sommes d’une grande logique. » En effet, la géo-ingénierie, par sa nature correctrice, ne fait qu’additionner de la technique capitaliste à de la technique capitaliste sans réfléchir une seconde sur le bien-fondé du mode de production dont elle dépend. Noyés sous des éléments de langage (différentiel, méthodologie…), de nombreux citoyens placent leur confiance dans la parole de techniciens apologistes de l’innovation. Ce que les crédules oublient, c’est que le terme « innovation » désigne un changement qui n’en est pas un : « Dans notre langage, innover veut dire : fabriquer un nouveau monde pour conserver l’ancien. »

En outre, Bégaudeau brocarde la réalité augmentée qui s’apparente selon lui à une réalité diminuée. Extrait de sa chair, dévitalisé, l’individu contemporain doit compenser son manque de rapport au réel par une surexposition à des technologies de plus en plus sophistiquées. Or, « le réel, c’est quand on se cogne » disait Lacan. À la manière de Frédéric Lordon, l’auteur nous livre un ultimatum : le capitalocide ou l’anthropocide. Au moment où les marchands préfèrent l’apocalypse à la faillite, il est vital de questionner le mode de production économique qui met en péril l’habitabilité de la planète Terre.

« La bourgeoisie, à l’instar des autres classes dominantes, a tout intérêt à faire de son règne une nécessité anhistorique sans laquelle son ordre social vacillerait. »

La psychologie et le traitement contre la politique

Éditions Gallimard, 1976, 224 p.

Lorsque nous cherchons à définir le mot résilience, deux définitions nous sont données : 1) Valeur caractérisant la résistance au choc d’un métal ; 2) Capacité à surmonter les chocs traumatiques. Comme l’écrit Bégaudeau, la psychologie est reine dans une époque où l’individu reste central. En effet, la résilience évoque la résistance : il faut savoir encaisser. Preuve en est les « opérations Résilience » dont notre société est friande ; le Mal est, nous disent les conservateurs, exogène. Lorsqu’un malheur arrive, il demeure une exception dans un corps social habituellement sain. À ce sujet, l’auteur écrit : « La société est bonne mais cassée, comme il arrive à une côte. Un peu de chirurgie administrative suffira à la remettre sur pied (…) Une société est une bagnole qu’il faut faire rouler. » En effet, il s’agit de perfectionner la raison instrumentale, qui porte sur les moyens dont on règle un problème, sans jamais aborder la raison pratique, celle qui s’occupe des fins morales. En somme, le psychologue remplace le prêtre et le nouvel opium du peuple personnalise les problèmes dont les causes s’établissent le plus souvent dans le dysfonctionnement de notre société. Cependant, ce phénomène de personnalisation ne peut se cantonner à la psychologie, il suffit d’observer la façon dont les « équipes » sur les lieux de travail suppléent au manque de politique. Chacun d’entre nous peut expérimenter que la résilience, dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée, n’est, comme le dit l’auteur, qu’« une variante de la soumission ».

À cette psychologisation à outrance s’ajoute une médicalisation à côté de laquelle personne ne peut passer : à la manière de Michel Foucault, Bégaudeau établit une corrélation entre médecine et pouvoir. Si nous ne pouvons oblitérer ses bienfaits, la médecine demeure intriquée au domaine de la marchandise. À l’instar de l’industrie pharmaceutique, le médecin a besoin de malades puisqu’il doit faire du chiffre. En plus des maladies, nos scientifiques se repaissent des « troubles » divers et variés : « N’étant pas une maladie, le trouble ne se guérit pas mais se traite. La nomination du trouble nécessite-justifie un traitement. » Comme son nom l’indique, il nage en eaux troubles, il sème la confusion. En outre, Bégaudeau nous rappelle que « l’accompagnement » supplante de plus en plus le « traitement » : à la manière d’un abonné dépendant de sa connexion Internet, nous bénéficions d’un service addictif qui est aussi un profit de plus pour le Léviathan pharmaceutique.

« Au moment où les marchands préfèrent l’apocalypse à la faillite, il est vital de questionner le mode de production économique qui met en péril l’habitabilité de la planète Terre. »

Insolent et ironique, le dernier ouvrage de François Bégaudeau passe au peigne-fin les termes dont nous ne questionnons plus le bien-fondé. En ces temps troublés par la destruction de nos acquis sociaux, l’essayiste nous offre une analyse linguistique impeccable qui s’appuie sur des situations tangibles, nous donnant ainsi les outils intellectuels pour lutter contre notre aliénation.

Nos Desserts :