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L’expression à la con : "Profite !"

Lien publiée le 19 février 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

L'expression à la con : "Profite !" (marianne.net)

Professeure agrégée de philosophie et doctorante au Centre d'études supérieures de la Renaissance, Laura Moaté nous explique dans un billet pourquoi on ne peut pas « profiter de notre temps libre », expression qui signe l'irruption du vocabulaire marchand dans notre quotidien.

L'expression à la con : "Profite !"

Au plus haut de l’été, recevant la énième photo d’une plage ensoleillée recouverte de bambins galopants, nous répondons souvent par un étonnant : « Profite ! » Si l’expression est devenue coutumière, et à vrai dire parfaitement banale, il n’est néanmoins pas anodin de relever l’irruption du vocabulaire marchand dans des situations qui n’ont a priori aucun lien avec le fait de tirer un gain, d’obtenir un avantage. Le plaisir éprouvé au contact du sable chaud, ou du goût des cerises, ne se traduit pas en termes de bénéfice.

L’injonction est en effet employée durant le temps que les Latins nommaient l’otium, c’est-à-dire celui du loisir, le temps libéré des contingences matérielles et de la sphère du besoin. Personne ne dira à celui qui part travailler de « profiter » de sa journée sans que l’autre n’en perçoive l’ironie. Or, pourtant, c’est de cela qu’il s’agit : la plupart du temps, nos emplois ont vocation à créer du profit, ils répondent du negotium, du commerce en un sens élargi. Peut-être alors faut-il comprendre l’expression comme signifiant que le temps du loisir est celui durant lequel le sujet du profit change.

MARCHANDISATION DU PLAISIR

Lorsque l’on « prend du temps pour soi », autre injonction étrange, il devient enfin possible de récolter un profit dont nous serions les seuls bénéficiaires. Nous raflons la mise. La volonté de profiter n’en paraît pas moins douteuse. Elle semble répondre de l’idée qu’il faudrait arracher à ce moment de latence, de flottement, le maximum de possibles, de réalisations, engranger des souvenirs à la pelle avant de revenir s’échouer, exténués, sur le fauteuil de bureau que nous avions laissé temporairement derrière nous. Vouloir profiter est l’écho lointain d’une chrématistique – l'accumulation – de l’existence, d’une volonté d’accumulation recherchée pour elle-même, rendue encore plus insensée par l’impossibilité de définir ce que l’on accumule. De quoi s’agit-il de profiter ? Probablement du terme qui accompagne souvent l’injonction : de « la vie ». Il faut profiter de la vie, c’est-à-dire précisément ce dont on ne peut pas tirer profit.

Vouloir tirer profit, au sens strict, indique que l’on cherche à obtenir du réel, par la force ou la ruse, plus que ce que la situation paraissait pouvoir donner. Si l’avantage peut être recherché pour autre chose que lui-même, comme lorsque l’on profite d’une éclaircie pour aller se promener, l’expression « profite » semble néanmoins suggérer que l’avantage seul est recherché, et non recherché « pour ». Le problème est alors de déterminer la nature de cet avantage. Rechercher l’argent pour l’argent, comme but et non comme moyen, bien que la louabilité de la démarche soit discutable, possède à tout le moins un sens, mais « profiter », comme intransitif, ou « profiter de la vie », de ses enfants, du temps qu’il nous reste, que cela peut-il bien signifier ? Pourquoi cette idée d’extorsion quand l’on voudrait simplement, au fond, être pleinement attentif, le plus présent possible, ouvert à la contemplation désintéressée de ce qui nous échappe ? Le moyen devient la fin, mais il est paradoxalement impossible de déterminer ce qu’il est.

L’injonction s’énonce alors comme tributaire d’une logique de l’accumulation visée pour elle-même, qui transforme le temps libre en parcours du combattant, ceux que l’on découvre parfois en regardant le programme d’une journée touristique « type » : 1 h 30 au Louvre, puis une heure à Orsay, puis la Tour Eiffel, le dîner à Montmartre, etc. Ce qu’il en reste : presque rien ; ce que l’on en retire : je ne sais quoi. Ce que l’on accumule n’a pas de nom, parce qu’il n’existe probablement pas. Profiter, c’est prendre en photo un tableau que l’on n’a pas regardé, avant de passer au suivant, compulsivement, dans une course qui nous entraîne sans que nous nous élancions, abrutis par la résonance d’un esprit demeurant vide d’avoir tout voulu prendre. Elle témoigne d’une logique comptable, d’une marchandisation du plaisir, qui doit devenir quantifiable pour être ressenti. Le temps du rien doit obtenir une valeur d’échange, mesurable, forçant autrui à devoir affirmer « dis donc, il a bien profité ».

INJONCTION CONTRADICTOIRE

L’on obtient, in fine, une perception du réel vu comme un dealer qui aurait quelque chose à offrir, qui pourrait combler un désir, qui doit y répondre, parce que l’on s’est adressé à lui, parce que nous avons exprimé notre demande, et que notre attente doit être comblée, excédée. Il y a l’idée, dans le terme de profit, de parvenir à obtenir plus que ce que l’on a investi, d’une pratique quotidienne de la plus-value, à l’image de la satisfaction un peu mesquine que l’on éprouve en réalisant, après avoir relu l’addition, que le serveur a oublié de compter un café.

La vieille distinction aristotélicienne entre le skopos et le télos (le but et la réalisation), utilisée pour dénoncer la chrématistique, c'est-à-dire l'accumulation de l'argent, retrouve alors sa pertinence. Le skopos, c’est le but tributaire d’un manque, la cible qui sans cesse recule, celle que l’archer n’en finit pas de viser et qui ne peut par nature être atteinte. Ainsi, « profiter » relève de l’injonction contradictoire, celle qu’on ne peut exécuter. Qui peut affirmer avoir assez profité ? Le télos, lui, n’est pas un but mais une fin. Cette fin ne manque de rien dans la mesure où ce qu’elle cherche est déjà en celui qui la poursuit, ce qu’Aristote appellerait accomplir son humanité. Certes, peut-être cela ne donne-t-il rien à raconter, mais offre, à tout le moins, quelque chose à dire.