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    La France à la veille d’une grève de masse ? Entretien avec Juan Chingo et Romaric Godin

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    Lien publiée le 5 mars 2023

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    La France à la veille d'une grève de masse ? Entretien avec Juan Chingo et Romaric Godin (revolutionpermanente.fr)

    À la veille du 7 mars, Juan Chingo et Romaric Godin reviennent sur la configuration de l’affrontement en cours, sur ses potentialités et ses faiblesses mais également sur une série de problèmes stratégiques posés par la situation.

    L’un est journaliste au service économie de Mediapart et auteur de La Guerre sociale en France. L’autre est éditorialiste à Révolution Permanente, auteur de Gilets jaunes, le soulèvement et membre de la direction de Révolution Permanente. Les deux suivent de près la situation politique et les luttes de classes en France de ces dernières années.

    Dans cet entretien réalisé par Marina Garrisi pour RP Dimanche le lundi 27 février 2022, Juan Chingo et Romaric Godin reviennent, à la veille du 7 mars, sur la configuration de l’affrontement actuel, sur ses potentialités et ses faiblesses mais également sur une série de problèmes stratégiques posés par la situation.

    RP Dimanche : Qu’est ce qui explique l’intransigeance affichée par Macron sur cette réforme des retraites ? Faut-il y voir le « jusqu’au boutisme » d’un président qui sait qu’il ne peut de toute façon pas être réélu ou y a-t-il des raisons plus structurelles ?

    Romaric Godin : Je ne suis pas certain que le fait qu’il ne se représente pas soit ici déterminant. L’enjeu de ce qu’il a construit, depuis maintenant six ans, le dépasse en tant que personne à la tête de l’Élysée. Je vois pour ma part deux enjeux.

    Le premier est économique. Dans mon livre La guerre sociale en France, j’essaie précisément d’expliquer pourquoi il y a eu un durcissement des mouvements sociaux à partir de 2010. En 1986 et en 1995, il y a eu des reculs du gouvernement. La réforme des retraites en 2003 était relativement « modérée ». En 2010, le mouvement social est presque équivalent à ce que l’on connaît maintenant, avec 1, 3 millions de personnes dans la rue et des blocages dans les transports, mais le gouvernement Fillon Sarkozy passe en force. Entre 1995 et 2010, ce qui se joue, c’est une évolution du capitalisme français.

    Si on étudie l’inscription du néolibéralisme en France, on distingue deux étapes dans son évolution. A partir de 1983, qu’on connait sous le terme de « tournant de la rigueur », on a des réformes qui se concentrent sur la sphère financière et sur les privatisations mais qui ne touchent pas directement le monde du travail. À partir de 2010, l’attaque du monde du travail est directe, par des réformes des retraites qui passent en force et par des réformes du marché du travail en 2015, 2016 et 2017. Cela se fait malgré une mobilisation sociale forte, avec des manifestations massives et des blocages dans les transports. Après la crise de 2008, le capitalisme français et le capitalisme mondial entrent dans une crise structurelle. Pour les défenseurs du camp du capital, il est plus difficile d’accepter de faire des concessions. Qu’on s’entende bien : il n’y a pas eu de recul fondamental des capitalistes face au travail dans les décennies précédentes ! Mais face à un mouvement social, ils trouvaient des modalités d’agir différentes pour soutenir le taux de profit qui est, depuis cinquante ans, sous une pression négative très forte liée à la baisse structurelle de la productivité.

    La baisse des gains de productivité depuis cinquante ans est un fait et c’est un fait sûr. Face à ce type de situations, les capitalistes n’ont pas 150 solutions. Premièrement, il y a le capital fictif, la financiarisation et la dette mais le système lui-même a rappelé en 2008 qu’il ne pouvait pas aller plus loin. La croissance de la sphère financière s’autonomise de la sphère productive et dépend des politiques monétaires : c’est une pression supplémentaire sur le capital. Il y avait aussi la mondialisation qui s’épuise aujourd’hui : la Chine cherche à sortir du rôle que la division internationale du travail lui a attribué dans les années 1980 et 1990 et s’ajoutent à cela les difficultés liées au Covid. L’augmentation de la durée du travail est la troisième solution : ce peut être l’augmentation de la durée journalière de travail, une augmentation sur l’ensemble de la vie, une augmentation du taux d’emploi, la baisse sous pression du taux horaire de travail, etc. Tout cela touche à la structure et à la régulation du marché du travail en France et c’est lui qui est attaqué en 1993, avec la réforme Balladur. Mais c’est surtout à partir de 2010 qu’on entre dans le dur et qu’on ne veut plus faire de concession au mouvement social.

    Deuxièmement, pourquoi politiquement les gouvernements de 1986 et 1995 pouvaient transiger et accepter des défaites face au mouvement social ? Même si elle était largement fictive, l’alternance droite/gauche exerçait une pression sur le gouvernement en place et poussait à considérer le mouvement social comme une mise en danger d’une réélection future – et même si le plus souvent, ces concessions n’empêchaient pas les défaites électorales.

    Aujourd’hui, qu’est-ce qui donne son assurance au gouvernement Macron, après quinze ans de crises et alors que le pays est épuisé ? Dans le camp du capital, de plus en plus unifié politiquement, il y a l’idée, pour reprendre les mots d’Edouard Philippe, que « ça passe ». Et pourquoi ça passe ? Parce qu’à chaque élection, le face-à-face avec l’extrême droite conduit à brandir contre elle la défense de la démocratie. Le camp du capital passe par défaut selon le principe du moindre mal. Cela n’explique pas 2010 mais cela change de la situation de 1986, 1995 et 2003 : le risque d’alternance, certes fictive, mettait en jeu la place des gens en place. Ce n’est plus le cas.

    Aujourd’hui, quand on est dans l’opposition, on peut facilement se recycler dans la majorité centrale qui est, pour aller vite, le macronisme. Ce n’est pas pour rien que c’est Olivier Dussopt qui porte le projet. Il vient d’un camp lourdement battu en 2012 et il s’est recyclé dans le camp de la victoire. Cette espèce de centralité donne l’assurance que cela va toujours passer, tout en jouant avec le risque qui n’est plus mineur que l’extrême droite arrive au pouvoir. Une des nouveautés est que le mouvement social est utilisé pour diaboliser tout ce qui est à la gauche d’Olivier Dussopt – c’est assez large. Même la gauche la plus réformiste est sortie du champ républicain, ce qui permet aux macronistes de se retrouver en face à face avec l’extrême-droite. C’est pour eux la situation rêvée. Tous les cinq ans, il suffit de se présenter pendant quinze jours comme un rempart républicain et l’affaire continue comme ça à l’infini. Bien sûr, il y a un risque que cela tourne mal mais c’est leur stratégie.

    Juan Chingo : Je partage l’explication structurelle de Romaric. C’est aussi mon analyse. Avec la crise de 2008 on assiste à une radicalisation de la classe bourgeoise en France. Alors que le chiraquisme était synonyme d’immobilisme et d’absence de réformes pour les secteurs les plus avides de la bourgeoisie, on peut considérer que le premier moment de cette rupture économique et du tournant vers un régime plus bonapartiste, c’est Nicolas Sarkozy. C’est ce que montre bien Stathis Kouvelakis dans son ouvrage La France en révolte, mouvements sociaux et cycles politiques. La rupture s’est construite là.

    Malgré cette radicalisation de la bourgeoisie, il faut noter qu’elle n’est toujours pas parvenue à imposer jusqu’au bout son plan néolibéral. La bourgeoisie française voudrait plus et se perçoit comme en retard sur les autres pays impérialistes, en particulier par rapport à l’Allemagne. Dans le cadre d’un régime bonapartiste, ce n’est pas un hasard si l’une des premières mesures de Nicolas Sarkozy a été de « réglementer » le droit de grève avec le service minimum. À l’époque de Chirac, en plus de l’alternance, la tendance au débordement qu’on avait vue à l’œuvre en 1995 ou en 2006 avec le CPE, agissait comme une sorte de rappel du trauma de 1968. Avec le durcissement de son camp, la bourgeoisie ne prend pas seulement le risque de l’extrême droite mais aussi celui d’une violence plus grande entre les classes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il y a eu les Gilets jaunes, leur radicalisation et celle de la répression. Si on regarde en 1968, il y a encore une peur de la rue. Ce n’est plus le cas en 2003, parce que la CFDT a stoppé le mouvement. Cette défaite a coûté très cher aux enseignants qui en parlent encore. C’est fascinant de voir qu’à la mort de Chirac, tout le monde pleurait cette « figure sympathique » du capitalisme français. Même s’il était corrompu et ouvertement néolibéral, il tendait quand même à faire que les conflits sociaux ne dégénèrent pas. Avec Sarkozy, le tournant néolibéral se fait plus dur et plus à fond. Les conseils de Raymond Soubie à Macron sur la base de son expérience réussie de 2010 sont clairs : il faut tenir face à la rue.

    En ce qui concerne la crise actuelle, elle se fait dans un contexte international de plus grande concurrence qui met le capitalisme français en difficulté. A ce propos, je pense que la guerre d’Ukraine joue aussi dans le sens d’un durcissement de la bourgeoisie française. Contrairement à une période précédente où existait l’illusion d’un développement pacifique entre puissances impérialistes, l’augmentation du budget de la défense montre que cela n’est plus le cas. Cela se voit partout en Europe, y compris en Allemagne, et cela renforce la pression sur la France. Ainsi, on se dirige vers un capitalisme qui renforce la militarisation déjà bien forte en France, comme le montre la réforme du SNU.

    Le contexte économique et géopolitique est en train de bouger : c’est évidemment présent dans la pensée stratégique de l’État, y compris d’un point de vue financier (il faut rappeler que la France est un pays très endetté). Le statut international de la France est lié à la question de la réforme qu’elle va faire ou non. À un moment de concurrence accrue avec l’Allemagne, qui prend dernièrement également un tournant militaire, la bourgeoisie française est déstabilisée sur le plan international. Ces éléments sont importants car ils montrent que la radicalisation du macronisme n’est pas seulement une question idéologique. Si c’était le cas, il y aurait alors un compromis possible. D’ailleurs les dirigeants syndicaux pensent qu’il est encore possible de négocier en profondeur sur une question comme les retraites, c’est ce qui justifie de leur point de vue leur stratégie de pression. Pour ma part, et je crois que sur ce point on tombe d’accord, je considère que la radicalisation du pouvoir a des causes structurelles et qu’il faut en tirer les conséquences d’un point de vue stratégique.

    Romaric Godin : Oui, si le pouvoir est radicalisé, ce n’est pas parce que nous avons un furieux à sa tête. La question n’est pas là. Il faut savoir pourquoi le pouvoir est radicalisé et pourquoi il refuse toute forme de compromis ou de défaite. C’est là la différence avec 1986 et 1995 : à ce moment là de l’histoire économique et sociale de la France, des compromis étaient encore envisageables.

    Dans vos articles respectifs, vous parlez l’un et l’autre d’impasse stratégique pour caractériser où en est le mouvement actuellement. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ? Et qu’est-ce qui différencie selon vous le mouvement en cours des dernières expériences de la lutte des classes ?

    Juan Chingo : Si on dézoome le regard, il faut rappeler que, depuis 1995, la France a toujours été à l’avant-garde de résistance face à l’offensive néolibérale thatchérienne et reaganienne. A cette spécificité de la lutte des classes à la française, il faut ajouter la récente radicalisation de la bourgeoisie dont nous venons de parler et qui rend le nouveau cycle de luttes des classes ouvert par 2016 particulièrement intéressant. De 2016 à aujourd’hui, il y a eu une combinaison du répertoire de la lutte des classes en France très intéressante, qui la transforme en un laboratoire de la lutte des classes, comme ce fut le cas au XIXe siècle et plus tard. On peut ainsi retracer brièvement les étapes de ce nouveau cycle pour comprendre comment on en arrive à la situation actuelle :

    - En 2016 on voit se développer les cortèges de tête et un sentiment de ras le bol contre les manifs plan-plan Bastille-Nation. Nuit Debout exprime une volonté de « ne pas rentrer chez soi » et on voit prendre forme une sorte d’anticapitalisme diffu. Anasse Kazib raconte souvent comment il s’est radicalisé à ce moment-là par exemple.

    - En 2018, c’est la grande bataille du rail. Je me souviens qu’il y avait une ébullition et une détermination énorme chez les cheminots, mais la « grève perlée », stratégie proposée par les directions syndicales et portée par Laurent Brun de la CGT cheminot, a mené à la défaite.

    - En 2018-2019 on assiste au soulèvement des Gilets jaunes. Ce n’était pas majoritaire et les principaux bataillons du mouvement ouvrier, la CGT et la CFDT, se sont positionnés contre le mouvement, au point de soutenir l’Etat contre les Gilets jaunes. Le mouvement des Gilets jaunes était un mouvement spontané et non cadré. L’Etat y a répondu de façon ultraviolente ce qui a conduit à une radicalisation des Gilets jaunes, non seulement dans leur conscience politique mais également dans leurs méthodes d’action. Ce spectre est encore présent aujourd’hui, non seulement pour les masses mais aussi pour le pouvoir qui a sérieusement eu peur de ce soulèvement, comme j’ai intitulé mon livre [1].

    - En 2019 on constate quelques phénomènes de « gilet-jaunisation » de la classe ouvrière : par exemple à la RATP. Il faut bien rappeler que c’est la base de la RATP qui a imposé le 5 décembre 2019 comme le début d’une grève reconductible qui a duré plusieurs semaines. Dans cette bataille des retraites de l’hiver 2019-2020, on a vu quelques éléments d’auto-organisation comme la coordination RATP/SNCF qui a notamment permis au mouvement de passer les vacances de Noël contre la « trêve » défendue par les directions syndicales. Mais en dépit d’une grève reconductible historique par sa durée et sa massivité dans les secteurs des transports, et malgré quelques exceptions, le mouvement n’a pas pu se généraliser à d’autres secteurs significatifs.

    - Plus récemment, on a vu se développer une série de grèves pour les salaires. Ces phénomènes sont importants, continuent à exister et pourraient se mélanger à la bataille des retraites en cours.

    En retraçant ainsi le fil de ce cycle de luttes, on met en lumière un processus de sédimentation et de construction d’une nouvelle subjectivité ouvrière, au moins en ce qui concerne les méthodes de lutte. C’est un point d’appui énorme qui permet de comprendre la détermination qui existe aujourd’hui et la conscience que pour gagner il faudra « y aller pour de bon ». Le mouvement de masse actuel tire, de façon plus ou moins consciente, les leçons des mouvements de ces dernières années. D’ailleurs c’est intéressant de noter que même si le gouvernement campe sur une position d’intransigeance après quatre journées de mobilisations historiques, il n’y a pas de démoralisation qui s’exprime, mais plutôt la conscience qu’il faut monter d’un cran. Et la journée du 7 mars s’apprête de ce point de vue à être une date historique.

    L’article que vous avez écrit sur Mediapart est intéressant de ce point de vue parce qu’il montre bien que la perspective de la grève générale n’est pas seulement le sujet d’une discussion entre intellectuels ou entre journalistes, mais qu’elle émane d’abord du mouvement lui-même. De manière tortueuse et malgré la faiblesse de la gauche révolutionnaire, le mouvement de masse tire des leçons des expériences de luttes de ces dernières années. C’est surprenant et c’est plein de potentialités. Après le 7 mars, on verra si le mouvement franchit encore un cap et si une nouvelle dynamique s’enclenche.

    Romaric Godin : Je trouve intéressant de souligner cette évolution des mouvements de masse comme tu le fais. En ce qui concerne la nouveauté de ce mouvement par rapport aux expériences passées, je crois que le premier élément, c’est la radicalisation du pouvoir, comme on l’a dit. En 2010 on a fait des grandes manifestations mais il n’y avait pas de prise, ça ne bougeait pas, la réforme est passée et le mouvement s’est arrêté. Là on sent bien qu’il y a quelque chose d’un peu différent. On peut imaginer qu’on est encore dans l’espoir d’une forme de compromis tant que la réforme n’est pas adoptée par le Parlement. Mais on voit bien qu’il y a un durcissement naturel après une phase de mobilisation massive. D’ailleurs, je crois qu’il ne faut pas dénigrer cette première phase qui était sans doute nécessaire pour prendre acte de la mobilisation de l’opinion et pour traduire cette opposition générale. Maintenant, le sentiment qu’on a, c’est que les gens sont arrivés à la conclusion que ce n’était pas suffisant et qu’il fallait faire autre chose. Ça c’est quelque chose d’assez nouveau qui entre dans le cadre de ce que tu soulignes Juan, à savoir que depuis 2016 on est dans ce mouvement de lutte de masse, comme le dirait Rosa Luxemburg.

    Un des points intéressants c’est l’organisation du mouvement social, c’est-à-dire des syndicats. C’est eux qui ont appelé à ces mobilisations et le mouvement social répond à ces appels. Et sur ce plan, la grande nouveauté, c’est cette unité syndicale très forte. Alors que jusqu’ici, quand il y avait unité syndicale, ce n’était pas très clair, là on voit bien qu’il y a très peu de prise pour faire sortir des syndicats comme la CFDT, mais aussi la CGC, la CFTC, qui sont dans le mouvement social et qui défendent eux-mêmes une forme de durcissement. On peut interpréter leur ligne de différentes façons, et considérer, par exemple, qu’ils n’ont pas le choix, car s’ils ne le faisaient pas, ils se feraient déborder par leur base. De ce point de vue, on ne peut pas ne pas penser à ce qui s’est passé durant les dernières vacances de Noël : une grève sauvage des contrôleurs à la SNCF qui a débordé les organisations syndicales et que ces dernières gardent en tête.

    Autrement dit, il y a une dynamique propre à ce mouvement qui fait que les organisations syndicales ne peuvent pas abandonner et ne peuvent pas faire autrement que d’aller plus loin. C’est suffisamment important pour être remarqué. Je ne suis pas certain que la direction de la CFDT était d’accord pour appeler au blocage du pays au début du mouvement, mais elle y a été contrainte par la dynamique interne du mouvement. Et comme le pouvoir en face ne transige sur rien, si on veut le faire céder, on est obligé de monter d’un cran. Ça ne préjuge absolument pas de ce qu’il va se passer à la fin, mais c’est une particularité de ce mouvement. Et cela se comprend aussi qu’au regard de ce que tu as dit, notamment au regard du mouvement des Gilets jaunes. Pour le coup, ce n’était pas un mouvement qui portait sur l’organisation du travail, sur le salariat, mais qui a marqué un point dans la lutte de classe en France, par la répression qu’il a subie, par son organisation, par le fait que des gens se sont politisés dans le mouvement, par le fait que ce mouvement a eu une dynamique propre et qu’il a fait peur au pouvoir. Le mouvement social est toujours une alchimie un peu complexe : les gens sont marqués par toutes les défaites du passé mais en même temps l’expérience des Gilets jaunes montre que quelque chose est possible si l’on hausse le ton.

    Le dernier point de spécificité du mouvement concerne la question du travail. 2019, c’était contre une réforme plus large des retraites, d’une certaine façon presque plus violente que le projet actuel. La différence, aujourd’hui, c’est qu’avec deux ans de plus pour l’âge de départ, les gens se disent : « Pourquoi ? ». Cela entraîne tout de suite une réflexion du type : « Pourquoi je travaille, quel est le sens de mon travail, comment je peux continuer à travailler, comment je vais faire, je souffre actuellement à mon travail, est-ce que je vais pouvoir supporter ça deux ans de plus ? » Et, immédiatement, on a une contagion qui s’opère. Cette réforme met le feu aux poudres en posant une question portant sur la nature globale du travail salarié, ce qui avait complètement disparu. Et derrière cette question-là, si on pousse un peu, c’est « comment on produit, pourquoi, pour qui ? » Et derrière, d’autres questions viennent. La crise climatique, par exemple, c’est aussi une question de production. Ce mouvement a donc la capacité de mener une critique beaucoup plus large qu’un simple mouvement défensif face à une attaque contre l’Etat providence. Ce que je trouve intéressant aujourd’hui c’est cette potentialité d’élargissement du mouvement. Cette alchimie peut prendre avec toutes les surprises que peuvent réserver les mouvements sociaux.

    Juan Chingo : En fait il faut bien voir qu’à la radicalisation de la bourgeoisie et du pouvoir répond une radicalité des manifestants. Pour rebondir sur ce que tu as dit sur les syndicats : ce n’est certes pas la première fois que la CFDT est dans une intersyndicale mais la nouveauté c’est sa centralité et son rôle de quasi-« faiseur de roi ». Ceci est révélateur de la séquence : le fait qu’un personnage comme Laurent Berger, enclin au dialogue social, ait pu être obligé d’appeler à mettre la France à l’arrêt, même pour seulement 24h, ça dit quelque chose de la situation. Il faut partir de ça, prendre au sérieux cette situation, notamment au regard de certains secteurs, qui se sont battus, dans le passé, et qui peuvent aujourd’hui être légitimement méfiants. Je pense aux cheminots, à la RATP ou aux raffineurs, par exemple, qui ont été à l’avant-garde des mouvements dans les dernières années. Le côté positif, c’est qu’ils ne veulent pas être les seuls à partir en reconductible. Le côté négatif, c’est qu’il faut avoir la détermination pour y aller. Mais le fait est que Berger et l’Intersyndicale sont obligés d’appeler à la paralysie, obligés par en haut du fait de la radicalisation de Macron et de la bourgeoisie, mais obligés également par en bas, par la pression du mouvement de masse. C’est le point le plus fort et en même temps le point le plus faible du mouvement. Le fait est qu’une grève générale exige, plus que toute autre forme de lutte de classe, une direction claire et déterminée, ou, pour pour le dire rapidement, une direction révolutionnaire. Pour le moment, il n’y a aucune trace d’une telle direction dans la classe ouvrière française, et une telle direction ne sera pas formée du jour au lendemain.

    Après le 7 mars il va y avoir une pression forte de l’Intersyndicale, et notamment de Berger et des secteurs les plus conciliants à freiner la dynamique actuelle qui est à la politisation des enjeux, à ne pas élargir les revendications, à se cantonner au retrait de la réforme, etc. L’enjeu sera de voir s’il est possible de dépasser cette situation. Si on reprend Luxemburg, en effet, la grève générale ne se décrète pas. C’est un moment historique et une explosion du mouvement de masse qui n’attend personne. En ce sens, la situation et la subjectivité laissent voir que l’on pourrait aller vers une grève de masse. Mais il faut voir qu’il y a des éléments qui jouent contre cette dynamique. Comme le mouvement social est plus construit, comme la société civile joue un rôle plus important, la bureaucratie des organisations syndicales, malgré l’offensive néolibérale et la crise des corps intermédiaires, peuvent être un obstacle à cette dynamique.

    Pouvez-vous développer ce que vous entendez par « politisation » du mouvement en cours ? Et quelle conclusion en tirer selon vous du point de vue de la stratégie ?

    Juan Chingo : C’est en effet une spécificité du mouvement actuel. Dans le premier article que j’ai écrit avec Paul Morao sur le mouvement, j’ai souligné ce caractère plus politique que revendicatif du mouvement qui offre je crois de grandes potentialités.

    L’une des limites de la bataille des retraites de 2019-2020, a été la difficulté des secteurs mobilisés, qui ont tenu la grève pendant près de deux mois, à élargir le combat à ceux qui n’étaient pas directement impactés par la suppression des statuts. C’est en fait une question cruciale, à laquelle se sont heurtés un certain nombre de mouvements jusqu’à aujourd’hui : comment construire, à partir des secteurs stratégiques, un front plus large en termes de revendications et de secteurs mobilisés. Ce n’est pas un hasard si les Gilets jaunes avaient des cahiers de doléances, par exemple.

    Aujourd’hui, quand on parle avec les secteurs les plus précaires, on se rend compte que ces travailleuses et ces travailleurs sont contre le recul de l’âge de départ, mais qu’ils parlent également de l’inflation, des salaires de misère, des conditions de travail, etc. Ces questions font partie intégrante de ce que discutent de nombreux secteurs. A ce propos, c’est intéressant de voir quel est le traitement politique qui en est fait par l’intersyndicale. Cette dernière utilise l’inflation pour dire que les secteurs les plus paupérisés ne peuvent pas faire grève, et leur propose plutôt de faire des manifs le samedi. Je pense que cette stratégie est une erreur et que la question devrait plutôt être de savoir comment élargir les revendications et préparer la grève de masse, en allant chercher tout le monde. Si le mouvement actuel s’élargissait à la question des salaires, le front prolétarien serait plus fort. Pourquoi se cantonner à la question de la réforme, et pas reprendre la question des bulletins de paie que pose pourtant de nombreux conflits salariaux en cours ? On voit d’ailleurs que cette dynamique d’élargissement existe et que certains se préparent à entrer en grève le 7 mars en revendiquant la retraite à 60 ans pour tous, 55 pour les métiers les plus durs, et en rajoutant des revendications sectorielles sur les salaires. C’est, par exemple, ce que disent les éboueurs de Sète ou les travailleurs de l’aéroport de Roissy.

    Sortir d’un mouvement défensif exige de poser un plan de lutte et de revendications plus larges pour unifier la classe. C’est ce que veulent éviter à tout prix les directions syndicales. Contrairement à ce que dit Berger, je pense que les secteurs les plus paupérisés de notre classe peuvent faire grève, à condition qu’ils y voient un enjeu et des perspectives. S’ils voient que s’engage même un commencement de dynamique pour changer la donne, ils pourraient entrer dans la bataille, y compris avec la méthode de la grève. Les petits salaires, les travaux pénibles ne vont pas s’engager pour des mouvements timides, mais ils peuvent entrer dans un grand combat et s’ils voient une détermination à y aller pour de bon. La logique stratégique que je défends est donc à l’opposé de celle que prône Berger et de l’Intersyndicale.

    Romaric Godin : Effectivement, cette politisation, elle est déjà là, en effet. Je crois qu’aujourd’hui la question n’est plus vraiment cette réforme mais comment va évoluer ce mouvement et ce que l’on en fera après. De ce point de vue, je suis plutôt d’accord avec toi : les syndicats, pour des raison X ou Y — parce que certains veulent maintenir l’unité syndicale, parce que d’autres sont attachés à la séparation entre mouvement social et politique—, sont dans une logique de non-politisation. Ils se concentrent sur la seule réforme des retraites. Mais il va falloir qu’ils rendent des comptes. Si la revendication reste celle du retrait de la réforme et que la réforme n’est pas retirée, il va falloir qu’ils expliquent comment avec un mouvement social aussi fort, avec une dynamique qui s’élargit, comme tu viens de l’expliquer, comment avec un mouvement qui se mêle aux souvenirs des Gilets jaunes, se couplant à celui des salaires, comment avec tout ça, on n’obtient rien. C’est eux qui mènent cette stratégie. Donc à un moment, le bilan devrait être tiré.

    La difficulté du mouvement actuel, à la différence d’autres grands moments de l’histoire du mouvement ouvrier, c’est qu’il n’y a pas de parti pour organiser le mouvement, conduire politiquement les masses, pour forcer à son élargissement. En un sens, le mouvement social est laissé à lui-même, ce qui peut être une faiblesse. On sait qu’on n’obtiendra pas le retrait de cette réforme en demandant simplement le retrait de cette réforme. La bourgeoisie est tellement radicalisée qu’elle ne va pas céder parce qu’il y aura une perte de 0,2 points de Pib au premier trimestre 2023. Ce n’est pas comme ça, ou ce n’est plus comme ça que ça se passe. L’enjeu est tellement important que la bourgeoisie est prête à perdre ces 0,2 points de PIB, même 0,3 ou 0,5. Parce qu’il y a un enjeu plus fort : celui de casser toute forme de résistance et de discipliner le monde du travail et, derrière, de gagner beaucoup plus et de maintenir leur pouvoir. C’est cela qu’il faut identifier, et je crois qu’aujourd’hui un nombre croissant de personnes commence à le faire.

    Or, si on est face à un enjeu de pouvoir, c’est bien qu’on est face un enjeu politique. L’Intersyndicale va se retrouver face à cette contradiction-là : on se bat sur un enjeu politique sans vouloir politiser le mouvement. Donc soit on accepte la défaite, parce qu’on ne veut pas aller sur ce terrain-là, ou bien on joue le jeu, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas perdre, mais en tout cas qu’on peut gagner, mais avant tout qu’on peut construire quelque chose. La grande difficulté, c’est que cette construction du mouvement social doit se faire dans le mouvement social lui-même. Et on vient de très loin : beaucoup de ceux qui sont prêts à faire la grève du 7 mars n’étaient pas dans les mouvements sociaux précédents, ou étaient sortis désabusés, certains ont pu croire en François Hollande, en Emmanuel Macron, voire Nicolas Sarkozy. Ces gens-là peuvent apprendre sur le terrain et dans la lutte, et c’est en ce sens que le mouvement a beaucoup de potentialités. Encore faut-il donner la place à cette lutte. Car s’il y a juste une journée le 7 mars, ce sera limité… L’enjeu, c’est de la faire continuer.

    Vous défendez l’un et l’autre la grève générale comme hypothèse stratégique pour gagner. En quoi cette perspective se différencie-t-elle des propositions de type « grève ciblée reconductible » ou des appels au « blocage de l’économie » ?

    Romaric Godin : Je pense qu’il faut en finir avec la logique de grève par procuration, c’est-à-dire d’une logique où ce sont aux secteurs bloquant de faire grève pendant que les autres les soutiennent, les regardent à la télé ou versent à leur caisse de grève. Le point de départ qui est le nôtre, c’est celui d’une population qui part de presque rien en termes de sentiment revendicatif avant cette réforme et où tout est à construire. Le pire écueil serait de maintenir cette partie du salariat dans une passivité où elle resterait à regarder les autres faire grève pour elle. On soutient les grévistes dans les enquêtes d’opinion, mais à un moment, « ils nous font chier » : parce qu’on n’a plus d’électricité, plus d’essence, de trains, on ne peut plus aller en vacances ni prendre le métro. Ça c’est la stratégie du monde d’avant.

    Maintenant, la question est : comment construire cette subjectivité dont parle Juan, un mouvement social d’ampleur qui ne soit pas purement défensif ? C’est en sortant de la passivité, en étant un acteur du mouvement social et de la grève et qui réfléchit à ce qu’il fait au quotidien. On peut dénigrer une partie du salariat, en pensant qu’il s’agit de « bull shit jobs » qui ne servent à rien. Peut-être, mais ces emplois ont une fonction de production de valeur dans le système capitaliste actuel. Si les gens arrêtent de travailler, ils vont réfléchir à cela : quelle est leur fonction dans l’économie globale. Du coup on se rend compte qu’il n’y a pas que les raffineurs, ou les cheminots qui ont un poids dans l’économie. D’autant que les secteurs dits essentiels ont un impact économique qui est surmontable par le système. Il faut donc élargir le mouvement au sein du salariat, pour élargir les revendications. On ne peut pas se payer le luxe d’une grève par substitution.

    Ce qui met le système en danger, c’est la question du pouvoir, pas de l’argent. Ça c’est un aspect sur lequel on se raconte souvent des histoires dans le mouvement social. On est nous-mêmes dans cette espèce de fétichisme économique qui consiste à dire : « on va arrêter l’économie, et tout va s’arrêter ». Mais en mars 2020, on a arrêté l’économie, et rien ne s’est arrêté. Et quand c’est reparti, tout est reparti comme avant. Le pouvoir des travailleurs n’est une réalité que s’il devient effectif, donc dégagé du pouvoir du capital. Sinon, on reste des producteurs aliénés à notre propre production. On avance, ce faisant, vers des questions fondamentales : la séparation entre le producteur et son produit. Que permet une grève ? Cette réconciliation-là, une réflexion sur la question fondamentale de la séparation.

    Ce mouvement est formidable parce qu’il permet précisément de répondre à la radicalité du camp d’en face. Je trouve qu’au début de notre discussion, tu as très bien insisté là-dessus : la grève générale, la grève de masse, ce n’est pas le fruit d’une lubie, ça part d’une réalité objective, d’un mécontentement général. Les conditions objectives de ce mouvement social aujourd’hui ont des potentialités intéressantes pour la construction de quelque chose de plus large. Peut-être que ce potentiel ne sera pas réalisé dans le mouvement actuel. Dans ce cas-là, ce dernier peut être une première pierre pour la suite. A condition que l’on cesse d’accepter cette stratégie de la passivité qui a été celle des mouvements sociaux précédents.

    Juan Chingo : Je te rejoins sur le fait qu’il ne faut pas avoir une vision binaire du type « tout ou rien ». Avec la direction actuelle du mouvement, on ne peut pas parier sur le fait qu’on va résoudre d’un coup les contradictions du mouvement de masse. Mais même dans le cadre d’une défaite revendicative, ce mouvement peut jouer un rôle pour l’avenir, et c’est là que nous pouvons jouer un rôle – je parle là depuis ma position de militant dans une organisation politique révolutionnaire. Nous pouvons jouer un rôle dans le sens de développer le plus possible les éléments les plus déterminés de la subjectivité, pour qu’ils se concrétisent, même si cela ne se fait que dans quelques endroits. Par exemple, organiser de vraies assemblées générales le 7 mars, pour que les travailleurs s’emparent de la grève et reprennent les décisions aux directions syndicales. Cela peut être un élément déterminant, d’autant que le manque d’auto-organisation est l’une des principales faiblesses du mouvement.

    C’est aussi pour ces raisons que je suis contre les perspectives de « grève par procuration » : en réalité, le jour où ces secteurs paupérisés se mettront en mouvement, c’est-à-dire celles et ceux qui sont le plus touchés, opprimés par le système capitaliste, alors l’énergie politique et même potentiellement révolutionnaire du mouvement sera nécessairement décuplée, par leur rage et leur créativité. C’est un problème stratégique pour cette grève, mais aussi pour penser la révolution en France. Le fait même des réformes néolibérales et du durcissement des trente dernières années nous imposent de « décloisonner » notre approche. Aujourd’hui, les cheminots représentent par exemple 10% du fret. De ce point de vue, impossible par exemple de bloquer le pays sans s’adresser aux routiers. De même on parle beaucoup des raffineurs, de leur rôle stratégique qui est réel, mais cela ne suffit pas, ni du point politique, ni du point de vue purement tactique et pragmatique si on veut réellement bloquer l’économie. Certains secteurs clés, d’ailleurs, comme les Télécoms, la Poste, qui ont joué des rôles clés en 1995, brillent par leur absence aujourd’hui. C’est un enjeu de s’adresser à nouveau à eux.

    Pour toutes ces raisons, la « tactique » de la grève par procuration est dangereuse pour l’avenir du mouvement, car non seulement elle est insuffisante pour bloquer réellement le pays, dans la mesure où elle se contente des secteurs dits « traditionnels » et en ignore d’autres, mais elle est aussi insuffisante dans la perspective de mobiliser en masse et surtout de façon explosive. Pour changer la dynamique de routine des syndicats, il faut aller chercher de nouveaux bataillons de la classe laborieuse, et en particulier ceux qui sont le plus exploités, à rebours donc des mots d’ordre des directions syndicales. Il y a un enjeu pour les secteurs les plus concentrés du prolétariat cherchent à créer des liens avec ces secteurs-là. S’ils comprennent l’importance de ces liens, les potentialités sont énormes. Au contraire, une grève générale qui ne va pas jusqu’au bout et se cantonne elle-même à quelques secteurs, même si elle dérange le fonctionnement normal de l’économie et qu’elle a un impact sur le quotidien, ne pourra aller jusqu’à la victoire. N’oublions pas qu’en 2010 l’intersyndicale ne s’est pas opposée aux grèves reconductibles par secteur, mais qu’elle les a laissées se dérouler sans chercher à les renforcer, jusqu’à ce que, privés d’une alternative, ils finissent par s’essouffler.

    En conséquence, l’enjeu dépasse la question de la seule « efficacité » de la grève : comment, en termes de stratégie politique, entraine-t-on l’ensemble des masses pour faire plier l’Etat et le patronat ? La grève générale ne peut pas se reposer seulement sur quelques bataillons, surtout quand on s’affronte à une bourgeoisie radicalisée. Dans la guerre de classes, c’est la masse qui compte, et cette masse se gagne en montrant que cette lutte peut changer profondément les conditions de vie et de travail pour toutes et tous. Aujourd’hui, les conditions sont réunies pour qu’un grand mouvement ait lieu. La question demeure de savoir jusqu’où ces potentialités pourront se déployer avec les directions actuelles et compte tenu de la faiblesse des directions alternatives.

    Romaric Godin : Effectivement, la situation me semble particulièrement intéressante précisément parce que les secteurs dits stratégiques ne veulent pas partir tout seuls, et que les autres, ceux qui sont soumis à l’exploitation capitaliste la plus accrue, ne peuvent pas partir seuls. Quelque part, c’est une chance. Dans ce contexte, le meilleur moyen de casser le mouvement serait d’affirmer que nous n’avons besoin que d’une poignée de secteurs. Par ailleurs, il faut avoir à l’esprit que l’économie française est largement tertiarisé et que la plus grande part de ces services sont des services aux entreprises, c’est-à-dire qui correspondent à ce qu’on dénigre généralement sous la dénomination des bullshit job. Or, ce secteur dont on se désintéresse généralement quand il est question de grève, participe en fait massivement et même principalement à la production de valeur marchande. On ne peut donc pas faire comme si cela n’existait pas, et il faut prendre en compte ces modifications dans l’organisation contemporaine du capitalisme français. C’est, je crois, en comprenant les spécificités de cette organisation qu’on parviendra à affronter le capitalisme de la façon la plus efficace.

    Juan Chingo : Je suis d’accord avec toi mais cela ne doit pas faire oublier qu’un certain nombre de secteurs éminemment stratégiques et industriels sont encore à gagner à la lutte, comme Airbus, par exemple et tous les sous-traitants des grands groupes. Ce n’est sans doute pas le Renault des années 1960, mais néanmoins, ces secteurs ont un poids considérable qu’il ne faut pas négliger. Actuellement, le secteur de l’aéronautique est dirigé par FO qui est, en l’occurrence, presque un syndicat patronal. Mais si on pouvait entrainer de tels secteurs dans la lutte, ça serait une autre histoire. Si Dassaut, Safran et tout l’aéronautique français, le complexe militaire, entrait dans la bataille, cela signifierait que la situation est en train de changer profondément. J’insiste là-dessus pour montrer que ce qu’on a coutume d’appeler les secteurs stratégiques ne sont en fait que deux ou trois secteurs (les raffineurs, les cheminots et, de façon moins fréquente mais particulièrement forte dans le mouvement actuel, les travailleurs de l’énergie) parmi de nombreux autres qu’on néglige et dont l’entrée en scène constituerait pourtant un véritable bouleversement.

    La grève des raffineurs de l’automne dernier a mis en lumière certaines limites qu’il convient de comprendre. Toute la sous-traitance, par exemple, n’a pas été mise en grève, alors même qu’elle fait organiquement partie du secteur du pétrole. Les revendications extérieures aux raffineries mais inscrites dans la machine productive qu’est l’entreprise Total, dans le circuit marchand par exemple, n’ont pas non plus été associées à la grève. Or, pour faire plier Total, il faut unifier l’ensemble de la sous-traitance, interne et externe des raffineries. Il s’agit exactement du même problème à la SNCF où seuls les « cheminots » sont généralement appelés à la grève mais pas les centaines et milliers de travailleurs sous-traités qui travaillent dans les gares et sur le réseau ferré. Or la force du prolétariat émerge toujours quand il se manifeste dans sa globalité et de façon non corporative.

    Jusqu’où pourrait aller selon vous une dynamique de grève de masse ?

    Romaric Godin : Je considère pour ma part que ce que nous construisons aujourd’hui est avant tout un premier moment de reconstruction après des décennies de destruction systématique. La situation doit nous inspirer une certaine forme d’humilité. Je ne considère pas que l’insurrection de masse soit l’hypothèse la plus probable, même si le mouvement fera nécessairement émerger ses propres potentialités qui peuvent nous surprendre. Je crois que l’enjeu est à la construction d’un mouvement social durable et implanté, qui sorte de sa posture défensive. Et c’est aussi pour cela que ce n’est pas tant l’arrêt de l’économie en tant que tel qui compte que la construction d’un mouvement qui pose la question du pouvoir économique. De ce point de vue, je ne partage pas le référentiel anarcho-syndicaliste selon lequel la grève générale entrainerait immédiatement la révolution, de façon relativement magique dans la mesure où elle est supposée déposséder d’un coup d’un seul le pouvoir de la bourgeoisie qui « tomberait » consécutivement à l’arrêt universel du travail.

    Juan Chingo : La situation n’est pas révolutionnaire, je suis d’accord avec ce constat. Cependant on est à la veille d’une potentielle grève de masse. Si celle-ci se concrétise, en dépit des contradictions qu’on a évoquées, je pense que cela ouvrirait des potentialités révolutionnaires inédites qu’il faudra prendre très au sérieux. A rebours de la conception tirée du syndicalisme révolutionnaire, ou du souvenir de la grève générale de 1968 qui n’a, au regard de son ampleur, pas donné de résultat si conséquent que cela, une grève de masse serait une des formes les plus violentes de la lutte des classes. Je ne sais pas ce que la journée du 7 mars va donner, mais si on entre dans un moment de généralisation de la grève, il faudrait penser sérieusement à tenir des piquets de grève, par exemple. C’est pourquoi il faut insuffler un mot d’ordre de grève active, et non d’une « France à l’arrêt », comme le martèle Laurent Berger. Pour l’instant, le gouvernement n’a pas peur, mais cela pourrait s’inverser. Si la grève générale s’enclenche, il faudra se montrer à la hauteur pour ne pas laisser passer l’opportunité et passer à l’offensive. En tout cas, les potentialités existent, et à ce titre il faut chercher à le déployer à fond.

    Un mot, pour finir, sur la façon dont vous pensez l’articulation entre le mouvement de masse et l’action parlementaire ? Que vous a inspiré les débats à l’Assemblée nationale ?

    Romaric Godin : Ce que les débats en première lecture ont montré à l’Assemblée, c’est que rien ne se passe dans l’Hémicycle. C’est pour cela que l’Assemblée nationale est devenue, à proprement parler, un cirque, dans la mesure où ce qui s’y déroule relève très largement du spectacle sans substance. Il faudrait engager une réflexion à gauche sur le fait que le Parlement n’a, sous ce régime, aucun pouvoir. Même sans majorité absolue, cela ne change rien, compte tenu du rôle des différents articles constitutionnels comme le 49.3, utilisé y compris dans le cadre d’un projet de loi de finance rectificative de la sécurité sociale, et cela sans conséquence politique. Le parlement est ainsi largement disqualifié. Sans aller jusqu’à adopter une position anti-parlementaire radicale, on peut dire que le parlement peut surtout être utile qu’en se faisant, l’écho du mouvement social. Mais même à ce titre, on constate qu’il revêt un aspect très démobilisateur dans la mesure où on continue à faire croire qu’il s’y joue quelque chose. Le gouvernement, quoiqu’il en soit, ne discute réellement qu’avec Les Républicains. Du reste, les amendements de blocage ne servent à rien et finissent même par détourner l’attention du mouvement réel. Encore une fois, ce n’est pas là que ça se joue.

    Il y a quand même quelque chose d’intéressant dans la mesure où cela permet de poser la question de l’articulation entre la gauche parlementaire et le mouvement social mais je suis assez surpris de voir que dans un mouvement aussi profond, aussi vaste, on demeure dans une logique de guérilla parlementaire. Dès le début, les jeux sont faits, ce sera un vote avec LR ou un 49.3. A quel jeu joue donc la gauche parlementaire par rapport au mouvement social quand dès le départ l’affaire est entendue ? La vacuité du spectacle parlementaire me semble un élément propre de la Ve République, qui s’obstine à toujours faire semblant qu’il se passe là quelque chose, alors que l’essentiel se joue dans le bureau du 55 boulevard Saint Honoré, où un type, seul, décide de tout. C’est ainsi et la gauche parlementaire peut bien se raconter des histoires, depuis 1958, personne n’ignore que la France n’est pas une « grande démocratie parlementaire ». Il faut prendre conscience, par contre, a contrario, qu’au sens fort du terme il se passe quelque chose dans la rue. Ce n’est dès lors pas avec des amendements qu’on va avancer sur ce terrain, prétendre le contraire relève de la diversion.

    Juan Chingo : Je partage ce que vient de dire Romaric. C’est évident que le Parlement n’est pas le lieu de la contestation. La situation qui est décrite est une occasion de reprendre certains éléments de programme démocratique radical, comme l’abolition du Sénat, ou la suppression de la fonction présidentielle et plus largement le dépassement de la Ve République, pas dans les perspectives restrictives du projet mélenchoniste de VIe République, mais de façon beaucoup plus radicale, à l’image de la Commune de Paris, par exemple. L’histoire française a montré des formes de Parlement qui reflètent l’état d’esprit des masses, à l’instar des premières heures de la Convention ou, comme je le disais, de la Commune de Paris où les parlementaires étaient soumis à un salaire équivalent à celui d’un travailleur et à un contrôle de la population.

    A ce titre, les camarades sincères de la France insoumise gagneraient à renouer avec le meilleur de la tradition révolutionnaire jacobine ou, mieux, de la Commune, pour développer des éléments d’un tel programme démocratique, comme la création d’une Assemblée unique, à la fois législative et exécutive, plutôt que de gâcher cette perspective dans celui d’une refondation républicaine par en haut. Tout cela aiderait beaucoup le mouvement de masse à faire une expérience avec la démocratie représentative bourgeoise et permettrait de développer la conscience de l’auto-organisation, qui constitue à mes yeux la seule perspective démocratique viable. Le mouvement social doit s’exprimer par et pour lui-même, dans ses propres organismes, et non chercher à exister à l’Assemblée par l’intermédiaire d’une voix représentative et désarmante, ni chercher un débouché politique mais institutionnel comme le propose Mélenchon. Développement de la grève générale et développement de l’auto-organisation des masses dessinent ainsi un même horizon : celui du développement d’un authentique contre-pouvoir au pouvoir de la bourgeoisie.

    Entretien retranscrit avec l’aide précieuse de Marc ElbaSuzanne Icarie et Dominique Valda.

    NOTES DE BAS DE PAGE

    [1] Juan Chingo, Gilets jaunes, le soulèvement, Paris, Communard.e.s, 2019