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Harry Braverman et les transformations du travail

Lien publiée le 7 mars 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Harry Braverman et les transformations du travail - La Vie des idées (laviedesidees.fr)

Les débats sur le travail prennent de plus en plus de place dans le débat public, où l’organisation du travail est souvent pointée du doigt comme source de souffrance des salariés. Harry Braverman, chercheur et militant, offrait des réponses à cette situation il y a cinquante ans.

Œuvre majeure du XXe siècle d’analyse du processus de travail sous le capitalisme, Travail et capitalisme monopoliste (publié en 1974, traduit en 1977 en français aux Éditions Maspero) de Harry Braverman a eu une vaste postérité, donnant lieu à des décennies de controverses scientifiques sur la validité de ses thèses sur la tendance à la déqualification du travail et sur la neutralité de la technologie. Son édition en anglais a été vendue à plus de 150 000 exemplaires, a été traduite en une multitude de langues et a donné naissance à la Labour Process Theroy, école de pensée anglo-saxonne d’une forte vitalité. Il continue d’être encore aujourd’hui une référence parmi les universitaires et militants qui s’intéressent aux évolutions du travail (l’ouvrage compte pas moins de 18 700 citations sur Google Scholar dont plus 6 700 depuis 2015).

Revenir sur cet ouvrage cinquante ans après sa publication nous permet d’éclairer certains aspects des transformations contemporaines du travail. En effet, Travail et capitalisme monopoliste montre que derrière les discours médiatiques sur le mécontentement des salariés, que ce soit dans les ateliers, les bureaux ou les services à la personne, la question de l’organisation du travail demeure centrale. Il montre aussi que les discours sur les nouvelles technologies au travail pèchent par optimisme, et qu’ils contribuent à cacher une « dégradation du travail » qui continue au XXIe siècle.

Braverman part du constat d’une contradiction entre, d’un côté, les travaux consacrés aux transformations du travail et de l’emploi, et qui évoquent souvent avec le ton de l’évidence les nouveaux besoins de qualification qu’implique le changement technologique au travail, et, de l’autre côté, la réalité du travail dans les entreprises.

Cette littérature, qu’elle soit managériale ou sociologique, « insiste, dit-il, sur le fait que le travail moderne grâce à la révolution scientifico-technique et à l’“automatisation”, demande des niveaux d’éducation et d’expérience sans cesse plus élevés, ainsi qu’un plus grand recours à l’intelligence et à l’effort intellectuel en général » (p. 13). Autrement dit, et à l’image des discours contemporains sur le numérique au travail, les nouveaux emplois deviendraient plus intéressants et les salariés plus autonomes à mesure que l’on incorpore de plus en plus de connaissances scientifiques dans le processus de travail.

Pourtant, à l’époque où écrit Braverman, la question des conditions de travail est centrale dans le débat public aux États-Unis. Ainsi, on parle de « blues des cols bleus » pour désigner la révolte des ouvriers, principalement de l’industrie automobile, contre leurs conditions de travail, et parfois aussi contre les représentants syndicaux, incapables de s’attaquer à la racine de leurs griefs, l’organisation du travail. Le blues des cols bleus a été bien documenté par les travaux sur les usines (absentéisme, grèves sauvages, sabotage, démotivation, etc.), mais le mécontentement gagne aussi le secteur des services et les entreprises du tertiaire qui connaissent alors leur essor : au blues des cols bleus, il faut ajouter l’« infortune des cols blancs », tout comme les discours contemporains sur la grande démission, le quiet quitting, ou l’« épidémie de flemme ». Comme il le dit dans son ouvrage, ce mécontentement tient à ce que la « rationalisation » du travail dépasse les milieux industriels et atteint aussi les bureaux, avec la réduction du personnel, la parcellisation des tâches, la suppression des temps morts et l’intensification du travail.

Une trajectoire atypique

On a peu de sources sur la vie de Harry Braverman. On sait qu’il est né le 9 décembre 1920 à Brooklyn, New York, qu’il est le fils de Morris Braverman, cordonnier, et de Sarah Wolf Braverman, immigrés juifs polonais, et qu’il a eu un très bref passage par le lycée, qu’il a dû abandonner pour des raisons économiques. Ce bref passage a eu une grande influence sur lui, car c’est là qu’il se rapproche de la politique et des organisations socialistes, notamment de la Young People’s Socialist League (YPSL).

Braverman fait partie d’une génération de jeunes travailleurs, souvent d’origine immigrée, qui se politise à gauche pendant les années postérieures à la Grande Dépression des années trente. Le YPSL était une formation politique à la gauche du Parti Communiste américain, officiellement affiliée au Parti socialiste, mais de fait indépendante de celui-ci. Il s’agit également d’une organisation fortement influencée par le trotskisme américain et par ses figures, telles que James P. Cannon. En 1937, alors qu’il n’a que 16 ans et qu’il commence à travailler en tant qu’apprenti chaudronnier dans les chantiers navals Brooklyn Naval Yards, Braverman participe aux débats politiques qui traversent les milieux socialistes de l’époque sous le nom de Harry Frankel. Il rejoint les trotskistes exclus du YPSL et participe à la création du Socialist Workers Party en 1938, puis est pris dans les débats et scissions qui traversent le mouvement trotskiste dans les années 1930-1950. En cela, sa trajectoire est aussi celle de l’extrême gauche trotskiste aux États-Unis.

Après la guerre, on suit sa trace dans l’Ohio, à Youngstown, où il habite avec sa femme, Miriam Braverman, militante trotskiste elle aussi au SWP. À cette époque, il travaille dans une usine de la métallurgie et ne cesse pas ses activités militantes, ce qui lui vaut être licencié. En 1953, il est exclu du SWP avec la fraction Cochran-Frankel, qui fonde ensuite le groupe Socialist Union of America. À ce moment, il quitte le monde industriel et devient éditeur à plein temps de leur revue, American Socialist où il signe plusieurs articles d’actualité et de théorie, dont certains annoncent Travail et capitalisme monopoliste.

Sept ans plus tard, après la disparition de American Socialist en 1960, Braverman devient éditeur puis vice-président de Grove Press, où il joue un rôle central dans la publication de l’autobiographie de Malcom X. Mais il démissionne de Grove Press en 1967 parce que la maison d’édition refuse de publier un livre de Bertrand Russell dénonçant les crimes de l’armée américaine au Vietnam. Il entre ensuite dans la Monthly Review Press en tant que directeur de publications, où il travaille jusqu’à son décès d’un cancer à un âge précoce de 55 ans, le 2 août 1976, deux ans après avoir publié son unique ouvrage.

Une œuvre inclassable

Le côté atypique de la trajectoire de Braverman étonne, dans la mesure où lorsqu’il écrit Travail et capitalisme monopoliste il n’a pratiquement aucune formation universitaire, et a passé une grande partie de sa vie à travailler dans divers métiers industriels et à militer dans des organisations socialistes. On peut difficilement le rattacher à la tradition du « marxisme occidental », dans la mesure où Braverman a maintenu un engagement partisan et de terrain jusqu’en 1960, contrairement aux auteurs qui ont forgé à la même époque un marxisme universitaire détourné de la pratique. De la même façon, à différence de ses contemporains, ses propres expériences en tant qu’ouvrier constituent une toile de fond des thèses qu’il élabore sur la déqualification et la mécanisation du travail.

Dans les années 1930, il est d’abord apprenti chaudronnier pendant quatre ans, puis travaille trois ans dans un chantier de constructions navales, où il finit par superviser une équipe d’une vingtaine d’ouvriers travaillant sur des recouvrements d’amiante. Pendant sept autres années, il travaille le cuivre dans la tuyauterie, le laminage, la tôlerie. Il s’agit là aussi d’un travail qualifié, proche de l’artisanat. Il se défend toutefois que cette position sociale ait influencé ses recherches et ses thèses, notamment celles sur la déqualification. Enfin, il a travaillé ensuite pendant une douzaine d’années comme correcteur et typographe dans American Socialist.

Or Braverman ne mobilise pas que des expériences ou des souvenirs personnels, il mobilise aussi une vaste littérature en sociologie, en économie et en gestion pour étayer ses thèses sur la dégradation du travail. Son intérêt se porte sur processus de travail sous la domination du capital et comment celui-ci est sans cesse transformé sous la pression de l’accumulation du capital.

Son but est d’opérer un double décalage par rapport aux auteurs marxistes de son époque. Tout d’abord en comblant un vide, plus de cent ans après la publication du Capital, celui d’une étude de la double transformation du procès de travail et de la structure de la main-d’œuvre. Ce vide s’explique, selon lui, par le fait que les marxistes se sont moins intéressés à l’analyse du travail sous le capitalisme qu’à l’État ou la question du pouvoir. Il s’explique aussi parce que pour ces mêmes marxistes, l’organisation scientifique du travail, sa décomposition en une multitude de tâches simplifiées, était présentée tant sous le capitalisme que dans les sociétés socialistes contemporaines de Braverman comme nécessaire et inévitable.

L’autre décalage qu’opère Braverman consiste à refuser toute approche de la classe « en soi », ou toute définition a priori de la classe ouvrière, propre au marxisme orthodoxe. Pour lui, la « classe » ne renvoie pas à un ensemble précis d’individus, mais à un processus social en mouvement. Toute tentative de définition formelle en une ou deux phrases, ou à partir d’une ou deux variables, de termes tels que valeur, travail ou capital, est vouée à l’échec. Ce qui compte, c’est la façon dont l’accumulation du capital modifie la composition de la main d’œuvre et déplace les travailleurs d’un secteur d’activité à un autre.

Le « démembrement du travailleur »

Braverman s’attelle à faire une histoire alternative de la pensée de l’organisation en tant que pensée du contrôle sur la force de travail par d’autres moyens que la seule discipline, les mesures coercitives, le règlement interne, les quotas de production, etc.

Le but des employeurs, rappelle-t-il, est de faire le plein usage de la force de travail pendant la journée de travail. La division du travail commence donc par l’analyse du travail et la séparation de celui-ci en ses éléments constituants. Ce qui est spécifique au capitalisme est moins la division de travail, que l’on trouve dans toutes les autres sociétés, que le fait de confier ces étapes à des ouvriers différents. Ce « démembrement du travailleur » a un double objectif. D’un côté, il le rend moins cher : au lieu d’acheter les compétences d’un travailleur capable de maîtriser l’ensemble du processus, l’employeur achète seulement les parties prises séparément. De l’autre, il permet d’accroître le contrôle de la direction sur le processus de travail, aboutissant à une destruction du métier, « unité de base », ou « cellule centrale » du processus de travail, et à une déqualification massive.

Le système pensé par Frederick Taylor, inventeur du taylorisme, systématise ces intuitions : derrière la recherche du « one best way », se cache en réalité la volonté de mieux contrôler à travers l’imposition de « la façon précise de faire le travail », où la définition générale des tâches laisse place à la prescription précise du travail. Le contrôle sur le travail devient alors celui sur le mode de réalisation de chaque activité au travail, et la centralisation des décisions dans les mains du bureau des méthodes.

En même temps, la décomposition du travail enlève à celui-ci toute dimension intellectuelle. Au lieu d’une séparation du travail manuel et intellectuel, Braverman préfère parler d’une séparation de la conception et de l’exécution, dans la mesure où le travail intellectuel (principalement celui des employés) fait lui aussi l’objet d’une séparation entre conception et exécution. Le processus de travail existe donc d’abord sur le papier, entre les mains de la direction, avant d’exister dans les ateliers, les magasins, ou les bureaux.

Au-delà de la déqualification

25e édition

Braverman décrit donc un « abaissement incessant de la classe ouvrière dans son ensemble au-dessous de son état antérieur de qualification et de travail » (p. 112) sous l’effet de l’organisation scientifique du travail. La « thèse de la déqualification », comme elle a été connue par la suite, a suscité de très nombreux débats, notamment sur son étendue et ses conséquences pour les conflits du travail, d’autant plus que Braverman n’a jamais pu participer au débat qu’a provoqué son livre.

Une première série de critiques affirme que Braverman n’aurait pas accordé assez d’attention aux résistances des travailleurs qualifiés à la destruction de leur métier. Cette résistance aurait permis à ceux-ci de maintenir un certain degré de contrôle sur le processus de travail, tout en excluant les travailleurs moins qualifiés qui représentaient une menace à ce monopole. C’est notamment ce que décrit l’historien David Montgomery, qui montre que les ouvriers mécaniciens aux États-Unis au début du XXe siècle ont longtemps réussi à contrôler leurs heures, le rythme et le prix de leur travail.

Une autre série de travaux ont envisagé une succession de systèmes de contrôle sur le travail. Le « contrôle technique » décrit par Braverman est précédé par le « contrôle direct » dans les premières entreprises. Dans celles-ci, l’autorité patronale est personnelle, ouverte et arbitraire. Dans les entreprises modernes, c’est le contrôle bureaucratique qui prime : le contrôle est exercé par des normes, des règles et des procédures, et moins par l’autorité du contremaître ou par la contrainte technique de l’organisation du travail. Enfin, d’autres travaux rappellent que la déqualification n’est pas toujours une stratégie envisagée par les directions d’entreprise. Dans certains cas, celles-ci peuvent préférer accorder plus de marges de manoeuvre aux salariés. Cette « autonomie responsable » est censée contrer les effets indésirables du contrôle direct sur le processus de travail.

Ainsi, au lieu d’un simple mouvement de déqualification, le processus de travail est façonné par des forces contradictoires et n’est pas le résultat d’un processus linéaire.

Les machines comme artefacts sociaux

Braverman montre également comment le taylorisme et la machinerie, tout en étant des phénomènes indépendants, s’alimentent l’un l’autre. Pour lui, les machines peuvent être définies selon plusieurs points de vue. D’un côté, selon les ingénieurs, qui définissent la machine « par rapport à elle-même, comme un fait technique » (p. 156). De l’autre côté, du point de vue du travail et du travailleur. L’approche sociale adoptée dans Travail et capitalisme monopoliste définit la machine par rapport au travail et permet de la considérer comme un « artefact social ».
Faire une histoire du changement technologique n’a donc pas d’intérêt. Ce qui compte pour Braverman c’est la façon dont ses opérations sont contrôlées, et notamment le fait que l’outil est contrôlé non plus par la main du travailleur, mais par la machine elle-même. Ainsi, « ce n’est que lorsque l’outil et/ou le travail est mû de façon déterminée une fois pour toutes par la structure de la machine elle-même que la machine au sens moderne du mot commence à se développer » (p. 159). L’adaptation des machines les unes aux autres permet ensuite d’organiser l’enchaînement des opérations, pour que chaque machine prépare le travail de la suivante. C’est le cas notamment d’une chaîne de montage, qui devient une seule machine, au lieu d’un système de machines reliées entre elles.

À l’inverse des discours contemporains qui décrivent les nouvelles technologiques comme des forces extérieures qui subjuguent l’humanité, comme une sorte de « Prométhée déchaîné », on peut penser avec Braverman que les machines sont avant toute autre chose des outils entre les mains des employeurs :

La machine vient au monde non comme la servante de l’« humanité », mais comme instrument de ceux à qui l’accumulation du capital donne la possession des machines. La capacité qu’ont les êtres humains de contrôler le processus de travail par la machine est saisie par ceux qui dirigent le travail, dès le début du capitalisme, comme le moyen par lequel la production peut être contrôlée non par le producteur direct mais par les possesseurs du capital et leurs représentants. (p. 162-163)

La machine permet donc à l’encadrement de faire de façon mécanique ce qu’il essayait de faire par des moyens organisationnels et disciplinaires. Toutefois, pour Braverman, la machine est un dispositif neutre, porteur « d’une multitude de possibilités » (p. 189). Le système des machines connectées ouvre la possibilité d’un contrôle par les ouvriers sur le procès de travail, mais à condition que ceux-ci aient atteint un niveau de maîtrise des machines et du processus qui est celui de l’encadrement.

On touche ici à un deuxième sujet de débat suscité par Travail et capitalisme monopoliste. Braverman s’oppose à tout déterminisme technologique. Son approche des machines comme des artefacts sociaux alimente d’ailleurs une série de travaux sur la façon dont la technologie est façonnée par les rapports de forces au travail. Cependant, il reste ambigu quant à la neutralité de la technologie, dans la mesure où il accorde plus d’importance à l’usage de la technologie qu’à sa nature. Il laisse entendre par moments que des rapports de production « socialistes » pourraient se greffer sur une organisation du travail capitaliste. Toutefois, on lui a rétorqué que certaines machines imposent certaines limites dans l’organisation du travail car elles entretiennent la séparation entre conception et exécution. La chaîne de montage, que Braverman considère comme « barbare », est un exemple d’une telle machine. On peut penser aussi à la machine-outil à commande numérique, développée comme un moyen de contourner les qualifications et contrôle des tourneurs-fraiseurs sur le processus de travail.

Les employés de bureau : une « nouvelle couche de la société »

Les employés de bureau n’échappent pas aux phénomènes décrits plus haut. Pour Braverman, les employés ne sont rien de moins qu’une nouvelle couche de la société, apparue avec la grande entreprise au tournant du XXe siècle. Rien à voir donc avec les employés du début du XIXe siècle, qui avaient une fonction de semi-direction et qui étaient plus proches du patron que de l’ouvrier.

L’apparition de cette nouvelle couche sociale va de main avec deux autres phénomènes : sa féminisation et la baisse du salaire des employés. En effet, au sein des grandes entreprises, les fonctions autrefois dévolues au patron et à ses adjuvants directs ont été redistribuées à une armée de travailleurs, principalement des travailleuses, et souvent en dehors du processus direct de production.

Une quantité de travail toujours plus grande est nécessaire non plus pour produire, mais pour assurer les conditions nécessaires à la production et à la circulation des marchandises, à la certification, à la vérification et aux contrôles. Le monde des employés devient alors un « vaste empire de papier » et « un processus de travail en soi » (p. 251).

Inévitablement, toutes ces nouvelles fonctions de bureau de l’entreprise font progressivement l’objet de l’application méthodique de l’organisation scientifique du travail inventée par Taylor. On mesure, chronomètre et standardise les tâches des employées des bureaux, de la même façon qu’on mesure, chronomètre et standardise le travail des ouvriers à l’usine. Par exemple, les bureaux sont réagencés de sorte que les employés se déplacent le moins possible, afin d’éviter des « pertes » et qu’ils se concentrent sur leur activité.

Si au départ le bureau était le lieu du travail intellectuel, et que l’atelier était le lieu du travail manuel, au fur et à mesure de la rationalisation du travail de bureau, la dissociation entre conception et exécution a aussi changé la nature du travail de bureau. Le travail des employés, le travail sur papier d’abord, s’est donc aussi « manualisé », avec l’élimination progressive de toute réflexion et sa routinisation. L’avènement de l’ordinateur n’a pas changé ce fait puisque, comme le montrent des travaux ultérieurs, il a tendance à renforcer la dynamique taylorienne du travail : l’ordinateur a introduit une nouvelle division du travail dans les bureaux, avec d’un côté l’analyste ou le programmeur, l’équivalent d’un ingénieur dans l’atelier, et, de l’autre, le perforateur, dont le travail de traitement des données en grandes quantités est monotone, routinier et peu qualifié.

Ainsi, le travail de bureau et le travail à l’atelier ont tendance à converger : « La “science moderne” de l’étude des mouvements traite le travail en usine ou dans les bureaux selon les mêmes règles d’analyse, comme des aspects des mouvements invariables des “opérateurs” humains » (p. 262). Par conséquent, la distinction entre cols blancs et cols bleus a tendance à s’estomper. Dans les deux cas, la mécanisation n’est pas en contradiction avec la création d’emplois dans de nouveaux secteurs. Plutôt, elle l’accompagne : les travailleurs qui sont rejetés de l’industrie en raison de gains de productivité (soit parce qu’ils ont perdu leur emploi, soit parce qu’ils sont arrivés dans le marché du travail à un moment où les emplois dans l’industrie diminuent) sont progressivement incorporés dans les métiers de service, dans les bureaux, le commerce de détail, etc. Cela veut dire que les nouvelles technologies « libèrent » des travailleurs pour être exploitées dans de nouveaux secteurs moins mécanisés et plus intensifs en travail.

Pourquoi relire Braverman aujourd’hui ? Son ouvrage a transformé le champ d’études sur le travail. Sa force réside dans sa simplicité et dans le fait que ses vérités sont devenues en quelque sorte du sens commun : l’histoire du travail sous le capitalisme est celle de sa dégradation. En cela, il demeure un point de départ incontournable pour quiconque souhaite penser le travail et ses transformations.

par Juan Sebastian Carbonell, le 3 mars

Aller plus loin

Aller plus loin
 Bouquin S., « Harry Braverman face à la sociologie du travail », L’Homme & la Société, vol. 178, no. 4, 2010, p. 159-179.
 Burawoy M., The Politics of Production : Factory Regimes Under Capitalism and Socialism, 1985, London, Verso.
 Edwards R., 1979, Contested terrain. The Transformation of the Workplace in the Twentieth Century, New York, Basic Books.
 Noble D. F., Forces of Production. A Social History of Industrial Automation, New York, Knopf, 1984.
 Smith C., « Continuity and Change in Labor Process Analysis Forty Years After Labor and Monopoly Capital », Labor Studies Journal, vol. 40, n° 3, 2015, p. 222–242.
 Paul Thompson, The Nature of Work. An Introduction to Debates on the Labour Process, Macmillan, 1989.
 West J., « Gender and the Labour Process : A Reassessment », in Knights D., Willmott H., Labour Process Theory, Palgrave Macmillan, 1990.