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Entre féminisme et opéraïsme : penser la reproduction sociale. Entretien avec Leopoldina Fortunati

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Lien publiée le 9 mars 2023

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Entre féminisme et opéraïsme : penser la reproduction sociale. Entretien avec Leopoldina Fortunati - CONTRETEMPS

Leopoldina Fortunati est une militante et théoricienne féministe-marxiste, autrice de L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, ouvriers et capital, d’abord publié en Italie en 1981, puis traduit en français et publié aux éditions Entremonde en octobre 2022. Leopoldina Fortunati est également sociologue à l’Université d’Udine en Italie. Ses travaux portent en grande partie sur l’impact social des nouvelles technologies et médias de communication. 

Cet entretien a été réalisé avec Leopoldina Fortunati lors de son passage à Lausanne pour une conférence intitulée “Féminisme, reproduction sociale et luttes collectives”, co-organisée à l’université de Lausanne par le CEG (Centre en Études Genre) et les éditions Entremonde le 24 novembre 2022. L’entretien est divisé en plusieurs parties, qui nous permettent d’aborder la théorie de la reproduction sociale développée par l’autrice dans L’Arcane de la reproduction et ses implications stratégiques, et son parcours politiques, d’abord au sein de l’opéraïsme italien puis dans le féminisme qui s’en est autonomisé.

Elle revient également sur son engagement dans la campagne internationale « Wages for Housework » des années 1970, sur sa conception de la famille comme sphère de reproduction capitaliste, ou encore sur la complémentarité de L’Arcane avec d’autres œuvres féministe-marxistes. Enfin, l’entretien aborde le lien entre nouvelles technologies et théories de la reproduction sociale. L’entretien a d’abord été réalisé en italien, puis traduit en français. Nous avons choisi de garder l’aspect convivial de l’échange dans le style de la retranscription. 

Propos recueillis par Charlène Calderaro et Andrea Zanotti.

***

Charlène Calderaro et Andrea Zanotti : Tout d’abord, merci Leopoldina d’avoir accepté cet entretien avec nous aujourd’hui. 

Leopoldina Fortunati : Merci à vous pour l’invitation !

Penser la reproduction sociale : théorie et stratégie

Charlène Calderaro : Notre première question concerne la relation entre la stratégie et la théorie dans L’Arcane. Dans un entretien accordé au magazine ViewPoint en 2013, tu expliques que ce sont les exigences pratiques de la lutte féministe qui vous t’ont poussée à écrire L’Arcane de la reproduction. Peux-tu revenir sur les dimensions stratégiques de la théorie que tu as développée pour les luttes féministes ? Quelles sont ces dimensions stratégiques ?

Leopoldina Fortunati : Nous devrions tout d’abord nous faire une petite idée de ce qu’était la situation à l’époque : le monde était totalement masculin, médié par les hommes, c’est-à-dire que les femmes étaient aux côtés des hommes, elles participaient à tout… Mais elles participaient : c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de responsabilité à la première personne, de responsabilité directe et d’initiative directe dans l’action politique. Voilà la réalité. Disons aussi qu’il y avait des femmes extrêmement courageuses, très fortes, comme les femmes qui ont fait de la résistance, les femmes qui ont participé aux luttes ouvrières, aux luttes paysannes et qui les ont mises en place [ces luttes]. Mais toujours, à un moment donné, il y avait un homme. Les hommes ont nié la relation que les femmes avaient avec le monde public, avec le monde social, avec le monde politique. Deuxièmement, en Italie, nous avions le parti communiste le plus fort d’Europe, ce qui signifiait une puissance et une tradition de luttes et de connaissances ouvrières. Parce que, en fait, il y avait toute une expérience organisationnelle au niveau des ouvriers agricoles, des travailleurs, etc. On a toujours dit que l’Italie était à moitié à gauche et à moitié à droite. La moitié représentait donc un énorme soutien, et nous avions un parti communiste très fort.Et à un certain moment, à la fin des années 1960, que se passe-t-il ? Il y a le mouvement étudiant, il y a des expériences politiques, surtout des mouvements sociaux, qui contestent cette hégémonie du parti communiste, ils se détachent et récupèrent des espaces d’autonomie, d’autodétermination, d’aide, d’analyse autonome sur tout.

Et disons qu’ils commencent à miner ce qui était l’hégémonie du Parti Communiste. Potere OperaioLotta Continua, etc. sont nés du mouvement étudiant, évidemment, parce qu’à un moment donné, le mouvement étudiant n’a pas réussi à faire la rupture avec la réunification avec les luttes des ouvriers, des vendeuses, des secrétaires, etc. Le mouvement étudiant reste donc quelque peu refermé sur lui-même, et perd ainsi sa capacité à agir sur la vie quotidienne. Donc là aussi, nous avons participé, avec beaucoup de femmes qui sont devenues plus tard féministes, au mouvement étudiant, puis au Parti Communiste ou à Potere Operaio. En particulier nous, Mariarosa Dalla Costa, moi-même, Silvia Federici et d’autres camarades, venions de cette tradition, de la tradition de l’operaismo [opéraïsme]. Nous étions également identifiées à une certaine théorie et méthodologie politiques. Lorsque le mouvement féministe est né, c’est-à-dire que nous avons également pris conscience, au sein de cette organisation [Potere Operaio], que ses membres étaient tous des hommes, presque que des hommes. Et surtout, le problème était qu’eux ne voyaient pas, n’entendaient pas les problèmes des femmes. Puis le mouvement féministe est né… Comment les hommes ne pouvaient même pas se poser la question des femmes ? Alors nous nous la sommes posée nous-même, et nous sommes parties. Mariarosa Dalla Costa est partie en première, elle a rédigé un pamphlet pour commencer le discours. Elle a d’abord fondé Lotta Femminile. Moi, je suis arrivée plus tard, je suis arrivée à la deuxième ou troisième réunion parce que j’étais… oui, j’étais très jeune comme militante : j’étais la plus jeune de tous… je venais juste de commencer. Elle, en revanche, elle avait beaucoup d’expérience, tant sur le plan politique que dans les discussions théoriques au sein de l’opéraïsme. Moi, j’étais encore quelqu’un qui apprenait et qui essayait de comprendre. Cependant, j’ai quitté Potere Operaio et je suis rentrée chez Lotta Femminile parce que c’était la seule chose à faire. Lotta Femminile, devenue par la suite Lotta Femminista, ne commence pas à zéro, elle commence à partir de deux traditions : elle commence à partir de la tradition opéraïste et de la tradition féministe. Elle ne commence pas à zéro, c’est important. Une grande partie du mouvement féministe commence à partir de zéro : il y a évidemment des femmes qui partent de là, de leur propre expérience. C’est excellent, très important, etc. Mais c’est limité politiquement, stratégiquement, organisationnellement, car personne ne peut commencer à partir de zéro. 

C’est-à-dire qu’il faut toujours commencer par là où les autres sont arrivés pour pouvoir avancer. Et donc nous avons dit : nous utilisons cette tradition opéraïste parce qu’elle est valable de tant de points de vue, toutefois, nous l’appliquons aux questions qui nous intéressent, et donc au monde des femmes et à la situation des femmes. C’est un peu le chemin que nous avons pris ensemble, c’est celui de l’isolationnisme par rapport au discours masculin… dans le sens où nous avions besoin de prendre un chemin autonome, c’était de l’isolationnisme par rapport au chemin masculin, parce que nous avions besoin de casser cette médiation sociale masculine et effrayante qui existait. Nous avions emprunté ce chemin pour retrouver des degrés de liberté dans l’autonomie et la capacité d’auto-détermination, de proactivité… de tout, sinon nous n’aurions rien pu faire. C’était aussi un processus mental et psychologique, autant qu’un processus politique, ce qui était important parce que sinon… c’est-à-dire qu’à cette époque les hommes avaient plus d’expérience, ils avaient lu plus de livres, ils en connaissaient un livre de plus, tu vois ? Évidemment, parce que nous, les femmes, avions participé à un monde qui était médiatisé par les hommes. Bien sûr, les hommes avaient plein d’avantages. Et donc la seule façon de construire quelque chose, c’était justement de dire : allons-y toutes seules, faisons des erreurs, décidons par nous-mêmes et construisons par nous-mêmes ce que nous sommes capables de faire. 

Charlène Calderaro : Peux-tu revenir sur la manière dont Lotta Femminile [« lutte féminine »] est devenue Lotta Femminista [« lutte féministe »] ? 

Leopoldina Fortunati Lotta Femminile a peu duré, c’était très court. Le nom de Lotta Femminista c’était pour s’identifier au sein du mouvement féministe. Parce que cet adjectif “féminin” était un peu dangereux. C’est-à-dire que le Parti Communiste avait l’organisation féminine en son sein. L’adjectif “féminin” appelait encore à la médiation masculine… Et puis autre chose, justement parce que c’était très important de construire notre autonomie, on considérait très mal les femmes qui faisaient du “double militantisme”. Parce que beaucoup de femmes n’ont pas eu le courage… beaucoup de femmes dans le Parti Communiste, beaucoup de femmes dans Potere Operaio, dans Lotta ContinuaLotta Comunista – il y avait beaucoup de groupes – et elles n’ont pas eu le courage de couper le cordon ombilical et donc elles ont fait les sections féminines au sein de ces groupes. La présence féminine qui était hors du monde était hors de l’histoire. Autrement dit, sommes-nous en train d’agir pour rompre cette médiation qui implique une dépendance psychologique, économique et sociale vis-à-vis des hommes ? Eh bien, faisons-le complètement alors. Mais non, pour d’autres [femmes féministes de gauche] elles étaient à l’intérieur du Parti Communiste, à l’intérieur des autres groupes… et pourtant elles s’occupaient des affaires des femmes… bref, elles ont fait une confusion théorique et en tout genre. D’ailleurs, cela ne nous a pas plu du tout, parce que dans un parcours politique, il y a toutes sortes de décisions et d’informations dont on ne veut pas qu’elles sortent, vous comprenez ? Alors qu’il y avait continuellement… je ne sais pas, mais le Parti Communiste savait tout, parce qu’elles allaient tout leur raconter. Eh bien non, c’était inacceptable pour nous. 

Cela me fait rire, parce que… puisque nous [les militantes de Lotta Femminista] parlions du travail domestique, des femmes au foyer de la classe ouvrière, de la paysanne ouvrière, c’est-à-dire des femmes des strates prolétaires, alors elles ne pouvaient pas ne pas le faire. Elles ont donc commencé à s’intéresser aux travailleuses domestiques, mais de manière très ponctuelle. Ensuite, même aujourd’hui, il y a un grand besoin d’organiser un lien avec les femmes qui font du travail domestique chez les particuliers [le badanti], qui sont mal payées. Parce que justement, c’est une guerre entre les pauvres, parce que beaucoup de familles, même de classe ouvrière, ne sont pas en mesure de s’occuper de leurs parents ou de leurs enfants, parce que les deux travaillent, parce qu’aujourd’hui les deux [femme et mari] sont obligés de travailler et doivent donc recourir à quelqu’un pour s’occuper de leurs parents âgés qui ne peuvent pas rester seuls à la maison. Donc, évidemment, il y a… comment dire… une guerre entre les pauvres : ils essaient de payer le moins possible et les femmes qui font ce travail essaient d’être payées le plus possible. Mais cette situation conduit ensuite à un appauvrissement monstrueux tant de la famille qui travaille que des femmes qui travaillent dans ces familles. Le problème est le suivant : tant qu’un travail comme le travail domestique n’est rémunéré que lorsque tu l’effectues dans une autre maison que la tienne, et tant que tu acceptes de travailler 24 heures par jour dans ta propre maison sans être payée, tu peux organiser toutes les luttes les plus révolutionnaires du monde, les luttes des femmes qui font un travail domestique rémunéré, mais si tu ne pars pas des femmes qui font un travail domestique non rémunéré, tu ne vas nulle part.

Au contraire, les unes seront toujours utilisées contre les autres, car alors ces dernières deviennent le réservoir des autres, elles deviennent les soignantes potentielles, etc. Parce qu’à la première vague de chômage et donc de manque de salaire qui arrive dans la maison, tu [la femme] es immédiatement une candidate pour aller faire le ménage pour les banques, pour les familles et les particuliers, pour ceci, pour cela. De notre point de vue, il s’agissait d’une myopie politique. Tu vois ? Il s’agissait de dire [les sections féminines] : on s’occupe du travail domestique nous aussi ! Cela ne veut pas dire que le travail domestique rémunéré n’est pas un front de lutte et d’organisation très important, mais il faut le voir dans le contexte global, sinon il finit par ne pas pouvoir développer une force suffisante.

Faire reconnaître le travail domestique comme travail productif : un enjeu stratégique majeur

Charlène Calderaro : C’était donc aussi l’objectif d’amener, au sein de ces luttes, les femmes qui font du travail domestique gratuit, dans leurs foyers. Pour toi, la reconnaissance de ce travail domestique comme travail productif est un enjeu stratégique majeur, comme tu l’expliques dans L’Arcane. Comment avez-vous fait, toi et les autres féministes, pour faire entendre aux autres femmes et féministes la dimension stratégique de cet objectif de reconnaissance du travail domestique ? 

Leopoldina Fortunati : Ce n’était pas facile. Mais le problème est le suivant : tant que les femmes sont prêtes à faire du travail domestique gratuit, alors tout ce que les femmes peuvent faire, tout ce qu’elles peuvent effectuer sur le marché du travail sera toujours dévalorisé, et cela à tous les niveaux. Parce que si tu es prête à travailler gratuitement, mais pourquoi dois-je bien te payer ? Ce n’est pas la peine. Tu arrives déjà sur le marché du travail comme une personne faible, affaiblie. Et en fait… les aidantes [badanti], les femmes qui prennent soin des maisons, des autres, etc. sont-elles bien payées ? Non, elles sont très mal payées ! Elles sont tout en bas dans la hiérarchie des salaires. Mais justement à cause de ça, si ici [à la maison] tu es faible, quand tu vas dans une famille et que tu dis “je viens ici pour travailler”, et bien ils te donnent quatre sous, parce qu’ici [à la maison], rien n’a été négocié. Donc, je veux dire, nous avons toujours eu cette discussion… L’une des objections formulées par de nombreuses femmes est qu’elles ne veulent pas et n’acceptent pas de salaire pour le travail domestique car, selon elles, le travail domestique est trop institutionnalisé et que “nous voulons nous débarrasser du travail domestique”. Là, alors je dirais à ces femmes qui faisaient ces discours il y a quarante ans, nous sommes maintenant en 2022, bientôt en 2023, donc, qu’en est-il ? 

Cela n’a pas fonctionné comme nous l’avions prévu. Ces femmes ne se sont pas rendues compte d’une chose : dans une société monétarisée, complètement basée sur l’échange économique et les relations sociales capitalistes, avoir une masse de femmes qui n’est pas monétisée, des femmes qui sont à l’extérieur, qui vivent dans une situation où elles ne possèdent rien économiquement, qui doivent demander à leurs maris de leur acheter une paire de chaussettes… C’est quoi ce discours ? C’est une situation qu’il faut supprimer, parce que ce n’est pas possible, parce qu’elle nous rend faibles à tous les niveaux. Et pourtant on ne l’a pas compris à l’époque. Pour l’instant, avec le recul, nous avons vu qu’en réalité l’institutionnalisation du travail domestique s’est faite à travers le non-salaire au travail domestique. J’espère donc que le salaire sera considéré comme nous l’avions pensé nous-mêmes à cette époque, c’est-à-dire comme un outil important pour éradiquer l’agenda politique et social de la femme au foyer. 

Charlène Calderaro : C’est intéressant de voir que pour les féministes matérialistes françaises,  il y a deux systèmes, le patriarcat et le capitalisme. Dans ce cadre, le travail domestique n’est pas lié au capitalisme, mais uniquement à la question des hommes qui exploitent les femmes dans leurs foyers. Pour Christine Delphy, l’ennemi principal, c’est donc l’homme, mais pas directement le fonctionnement du système capitaliste (bien qu’elle le prenne évidemment en compte). A l’inverse, tu écris dans ton livre la chose suivante : “Alors que le travail de production est posé comme travail de production de marchandises, la seconde [la reproduction] est posée comme reproduction d’individus, de non-valeur, car elle reproduit une forme très particulière de marchandises, la force de travail. (…) En ce qui concerne les sujets, alors que cet échange [dans la sphère de la reproduction] semble avoir lieu entre l’ouvrier et la femme, il a en réalité lieu entre le capital et la femme, par l’intermédiaire de l’ouvrier.” (p. 54). En France et dans la francophonie, c’est seulement très récemment que ces théories féministe-marxistes nous arrivent. On peut prendre l’exemple de ton livre qui vient d’être traduit, ceux de Silvia [Federici] de ces dernières années etc. ; les militant·e·s francophones découvrent ces théories plutôt récemment, et avec beaucoup d’intérêt, je dirais. 

Leopoldina Fortunati : Le terme patriarcat est un terme… c’est, il me semble, un concept très faible, c’est-à-dire que tout concept doit avoir sa propre cohérence et sa propre structure interne. Pour théoriser sur une société patriarcale qui a duré combien d’années ? 100 000 ans ? On ne sait pas où ça commence ? Où et quand arrive-t-il ? Comment s’articule-t-il dans le temps ? Dire que la loi du père est transmise de Dieu, de système politique en système politique ? Ensuite, le concept selon lequel il y aurait deux modes de production, un capitaliste et celui de la reproduction qui serait pré-capitaliste. Cette théorie, à notre avis, est erronée. Cette théorie a fait fureur dans les années 1970. L’Arcane est né précisément pour contrer ces théories, qui étaient au nombre de trois. Il y avait celle selon laquelle la sphère de la reproduction était restée à un niveau pré-capitaliste au sein du monde capitaliste : c’est un conte de fées. Qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Ce sont ces théories qui n’ont jamais été articulées. Le fait que cette sphère n’ait jamais été monétarisée, ne signifie pas qu’elle n’est pas subsumée dans le processus capitaliste. 

L’autre théorie était qu’il ne s’agissait pas de deux modes de production, mais d’un seul mode de production, avec l’idée que la production dans la sphère de la reproduction était improductive. Donc dans cette théorie, qui était populaire à l’époque et qui était assumée par le Parti Communiste et par toute la gauche, les femmes ne comptaient pour rien, elle ne donnait aucune valeur aux femmes et ces dernières n’avaient aucune chance de faire partie des forces révolutionnaires, elles étaient juste à la maison. 

Et la troisième était la vision essentialiste, selon laquelle le travail domestique était une production naturelle, celle des femmes. Celle-ci avait été laborieusement mise en place, assimilée, par le processus du capital. Mais justement, les femmes étaient naturellement enclines à faire le travail domestique, le travail de care. Attention ! Nous avons toujours considéré deux concepts très importants… en fait plutôt trois, qui sont liés à ces théories : 1) Nous avons toujours dit “salaire au travail ménager”, indépendamment de la personne qui le fait. Si c’est un homme qui le fait, il a droit à un salaire pour le travail domestique, parce que c’est le travail domestique qui doit être payé, qu’il soit homme, qu’il soit femme, ou autre, mais ce qu’il fait est un travail et doit être payé. Nous n’avons donc pas lié les salaires au travail domestique des femmes de manière essentialiste. Il est évident que les femmes étaient plus concernées, puisqu’elles faisaient (et font encore) la majeure partie du travail, mais il était également ouvert aux hommes. 2) Ce concept de lutte stratégique contre les hommes est terrible, il ne mène nulle part, de plus c’est là encore une vision essentialiste. Qu’est-ce que cela signifie de lutter contre les hommes ? Je veux dire, nous avons toujours dit que nous voulions que les hommes deviennent nos alliés dans la lutte, parce que si nous pouvons obtenir des salaires pour le travail domestique, c’est aussi dans leur intérêt, parce que c’est dans leur intérêt que plus de richesse entre dans le foyer. Nous devons essayer de les avoir comme alliés, certainement pas de les combattre. Aussi parce que nous faisons l’intérêt du capital si les femmes se battent contre les hommes : une lutte entre les pauvres, comme ça on se fait la guerre entre nous. Mais veux-tu que le système capitaliste soit malheureux ? Au contraire, le capital craint que les femmes et les hommes marchent ensemble pour détruire le concept d’exploitation ! Le concept d’exploitation, quel que soit le lieu où cette exploitation a lieu : dans les usines comme dans les foyers. 3) Toutes ces théories ne sont pas inoffensives, ce ne sont pas seulement des théories tordues, dont on aurait pu dire “on s’en fout ! on se soucie en fait très peu de la théorie !”… et bien non ! Ces théories sont devenues importantes parce qu’elles ont eu des conséquences politiques très lourdes, car les femmes ont été écartées de toute notion de composition de classe.

Quand je dis que les femmes ont été dépossédées de toute crédibilité économique parce que tu ne comptais pour rien, tu n’étais pas monétarisée, tu n’étais pas politique parce que tu ne pouvais pas faire la révolution : “Toi non ! Tu es dans un espace improductif. Comment veux-tu que ça compte même si tu fais la grève au capitalisme ? Tu ne bloques rien de toute façon, donc le capital s’en fout !” – et tu ne faisais pas partie de la sphère sociale, parce que les femmes, même d’un point de vue social, n’avaient aucun pouvoir. De ces théories est née l’accréditation du manque de crédibilité des femmes en tant que sujets politiques. Parce qu’il y avait de grands débats publics à l’époque. Je me souviens que nous étions présentes à Padoue dans de nombreuses salles qui contenaient jusqu’à 1 000 personnes discutant de ces choses. Les femmes, nous qui avions commencé à développer ces questions et aussi notre point de vue, nous nous sommes retrouvées en conflit avec des hommes et même parfois des femmes au sein d’organisations masculines qui continuaient à accréditer ces théories et donc à accréditer la théorie selon laquelle nous ne pouvions pas… que les femmes, pour l’amour de Dieu… si nous voulions rejoindre les luttes des hommes, très volontiers, mais nous ne pouvions pas en elles-mêmes être un sujet politique fort. C’est pourquoi L’Arcane a été écrit, tu vois ? Pour donner un outil aux militantes, pour qu’elles puissent contrer théoriquement ces théories, parce que celles-ci ont été utilisées politiquement, organisationnellement et stratégiquement contre nous. 

Charlène Calderaro : Peut-être pour continuer sur cette question du travail domestique comme étant productif, qui est l’objet central dans ton livre : tu développes donc une analyse théorique et systématique du travail reproductif sur la base des catégories marxistes. Dans cette analyse, le travail domestique est un travail productif dans le sens où il produit une valeur d’échange par opposition à une valeur d’usage (dans les catégories marxistes). C’est une dimension centrale de ton livre. Mais la question du caractère productif du travail domestique a été quelque peu controversée. Est-ce que tu peux revenir sur l’importance du caractère productif du travail domestique dans la théorie que tu développes ? Pourquoi cette dimension est-elle si centrale ?

Leopoldina Fortunati : Parce que nous étions convaincues qu’il faut comprendre le monde pour changer la réalité, la société, etc., et il faut le comprendre en tant que fonction et aussi de manière pratique et matérielle, car si nous ne comprenons pas, nous ne pouvons même pas développer des stratégies politiques efficaces. Donc, précisément, nous avons montré que…. Mariarosa [Dalla Costa], Selma [James], et avant elles, Silvia [Federici] rappelle dans son livre que ce thème du travail domestique en tant que travail important et productif était déjà présent à différents moments de l’histoire, dans les luttes féministes, les suffragettes, le XIXe siècle, etc. Il s’agit donc d’un thème récurrent. Même en Italie, déjà dans l’après-guerre, il y avait Pizzorno [Alessandro], je ne sais pas si tu te souviens de lui [en s’adressant à Andrea], qui avait repris ce concept, etc. Le problème était de le démontrer. Seulement pour le prouver, il fallait avoir une approche innovante des théories marxiennes. Parce que si vous les appliquez de manière orthodoxe, vous n’allez nulle part, parce que lorsque Marx décrit le système capitaliste, il décrit la production de biens parce que c’est ce qu’il avait vu et comme je l’ai dit hier [lors de la conférence à l’Université de Lausanne le 24 novembre 2022] : je ne polémique pas contre Marx. Je polémique contre les marxistes orthodoxes qui, même si le monde change, eux restent au 19ème siècle. Mais veux-tu prendre acte du fait que le monde a changé et donc utiliser les catégories d’une manière dynamique, d’une manière flexible, afin qu’elles t’aident à comprendre le monde ? Parce que sinon, on ne fait rien de Marx, ou plutôt il devient un obstacle au lieu d’une aide, il devient quelque chose… une inertie conceptuelle qui casse… qui empêche de voir la réalité. Voilà ce qu’il s’est passé. Tant de marxistes avaient les yeux bandés par ce besoin qu’ils ressentaient d’être fidèles aux catégories marxiennes, même si deux siècles s’étaient écoulés entre-temps. Mais quel est l’intérêt alors ?!

Marx décrit ensuite le système capitaliste comme le processus de production de marchandises, parce que c’était comme cela quand Marx existait, dans le sens où il y avait très peu de travail domestique par rapport à la classe ouvrière. Puis il y avait les classes de femmes qui allaient au service des familles bourgeoises, aristocrates etc…. mais dans la classe ouvrière quel travail domestique veux-tu qu’il y ait quand les femmes sont à l’usine pendant 18 heures avec les enfants qui travaillent ? Le seul travail domestique qui était… dormir, consommer de l’opium pour faire taire les enfants, se bourrer la gueule pour oublier… jusqu’à ce qu’on n’ait plus d’argent et qu’on doive aller travailler à l’usine. Il n’y avait que ça, vous voyez ? Le travail domestique a été développé, inventé, conçu par les entrepreneurs, par la classe capitaliste, lorsqu’ils ont réalisé qu’entre-temps ils avaient détruit la main-d’œuvre et qu’ils n’avaient donc plus personne à envoyer travailler à l’usine. Et pas seulement ça, mais d’autre part, les luttes de la classe ouvrière pour l’éducation des enfants, pour le respect des femmes… il y a toute une série de luttes de la classe ouvrière… la combinaison des choses a fait que les hommes sont restés à l’usine et les femmes et les enfants ont été renvoyés à la maison et la conception. L’élaboration sociale de la ménagère ouvrière a commencé. Et petit à petit, cela s’est renforcé et une autre sphère très importante est née… car avant la sphère de la production de la force de travail, qu’est-ce que c’était ? Ceux qui étaient dans l’usine sont morts, d’autres ont été expulsés de la campagne et ont continué jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Il n’était plus possible de remplacer les travailleurs. Donc ils ont dû… Je veux dire qu’ils ont dû concevoir ça. Et petit à petit, cette figure sociale s’est construite et une nouvelle sphère s’est construite, celle de la reproduction et de la production de la force de travail. Et donc cette sphère, qui devenait progressivement de plus en plus importante, de plus en plus significative, était ignorée, elle n’était vue par personne parce que les lentilles à travers lesquelles on regardait la réalité étaient encore celles conditionnées par les catégories marxiennes classiques, tu vois ? Et donc cette sphère a continué toute seule, c’était des choses que personne ne voyait. Il fallait donc expliquer comment le système capitaliste fonctionnait dans son ensemble, et que le système capitaliste était désormais défini par deux sphères différentes mais interconnectées, et que la production de valeur partait d’ici et allait là. Mais de la valeur a été créée ici, qui a ensuite été incorporée dans les classes ouvrières, puis utilisée par le capital dans les usines. Donc, le fait d’avoir vu et ensuite d’avoir démontré comment cette valeur était produite dans le cadre du processus de consommation des travailleurs. La consommation des travailleurs n’était pas directe, mais c’est une consommation qui a besoin d’un travail supplémentaire pour se donner… parce que le travailleur reçoit le salaire, mais que fait-il de ce salaire ? Ce n’est pas comme s’il dépensait le salaire directement, je veux dire… Il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas raisonner… par exemple, ces “théoriciens” ne peuvent pas faire des raisonnements très banals. Alors essayons de les faire. Je suis un travailleur, je reçois mon salaire à la fin du mois. Bon, alors la consommation immédiate – Marx a parlé, en son temps c’était juste – maintenant si je le dépense immédiatement… alors je vais chez le traiteur pour acheter des aliments déjà préparés, je vais à la blanchisserie pour nettoyer mes vêtements et les faire repasser, etc. En fin de compte, c’est-à-dire, de ce salaire là ça me suffit pour trois jours parce que tout ça est très cher. La seule façon pour le travailleur de survivre est d’épouser une femme au foyer et de lui donner l’argent. Et par son travail, la ménagère transformait cet argent en steaks tout prêts, en vêtements lavés et repassés à la maison, en une maison propre. Sinon… [accentuation pour souligner un argument que les théoriciens marxistes orthodoxes auraient fait] “la consommation ouvrière, c’est une consommation que seul le système capitaliste produit…” Non ! Il ne la produit pas directement. Mais c’est la banalité de la vie quotidienne qui aurait dû suggérer à ces gens que le processus de production impliquait aussi l’acquisition de valeur… Et en fait le salaire est un capital variable qui parvient à commander le travail, l’achète et le commande. Et ça c’était la stratégie capitaliste pour que tout cela fonctionne. 

Andrea Zanotti : En parlant de travail productif-improductif, nous nous demandions si tu avais eu l’occasion de lire les analyses de Lise Vogel, dans son livre Marxism and the Oppression of Women, qui adopte une position différente par rapport au travail domestique et à son caractère productif.

Leopoldina Fortunati : Oui. Et c’est ce dont nous avons parlé en fait, n’est-ce pas ? Parce que le discours dominant était que le travail domestique est un travail improductif, qu’il ne produit pas de valeur. Alors que nous avons montré qu’il produit de la valeur, il produit une nouvelle valeur. C’est-à-dire que le salaire lorsqu’il achète le travail des femmes finit par… le travail des femmes se transforme en valeurs d’usage qui, incorporées à la valeur d’échange du travailleur, augmentent non pas sa valeur d’échange, mais sa valeur d’usage. Mais le capital s’intéresse à la valeur d’usage, pas à la valeur d’échange. Car s’il était intéressé par le travail d’échange, cela signifierait qu’il devrait payer ce travailleur plus cher, et le capital ne veut certainement pas le payer plus cher, mais il veut que ce travailleur ait une plus grande capacité de travail. C’est-à-dire qu’il faut réfléchir, essayer de donner des exemples. Si un travailleur est bien nourri, qu’il dort bien, qu’il a une activité sexuelle, qu’il a une reproduction “normale” – disons plus régulière dans la vie de tous les jours – cela signifie que lorsqu’il va travailler à l’usine le matin, il est plus capable de supporter, de faire face à l’aliénation de ces huit heures de travail. Sinon, il échoue. Nous le voyons tout le temps : les gens qui sont expulsés de leur maison aux États-Unis, qui perdent leur maison, qui vivent dans leur voiture, etc., combien de temps cela dure-t-il ? Elle ne dure que quelques mois. Au bout d’un certain temps, ils ne peuvent plus travailler, ils ne peuvent plus s’en sortir parce qu’il leur manque ceci : il leur manque la sphère de la reproduction. 

Wages for Housework : la campagne internationale pour un salaire au travail ménager. Organisation, stratégie et alliances 

Andrea Zanotti : Et pour revenir un peu à notre discussion initiale, sur ton parcours : dans les années 1970, tu arrives à Lotta Femminile, puis à Lotta Femminista. Et puis il y a le lancement de la campagne Wages for Housework en 1972, qui s’organise à l’échelle internationale. Comment en es-tu arrivée à t’engager au sein de celle-ci ?

Leopoldina Fortunati : Nous avons construit les comités pour les salaires au travail domestique, aussi parce que Lotta Femminista est née à Padoue, elle a commencé à être présente au niveau international, elle a aussi commencé à être présente au niveau national. Mais il est vrai qu’au niveau national, chaque ville avait son propre comité et nous avons donc préféré créer une organisation, disons, plus de base. Ainsi, à Padoue, il y avait le comité de Padoue, à Bologne, le comité de Bologne, à Ferrare, le comité de Ferrare, en Sicile, à Gela, le comité de Gela avec Maria Rosa Cutrufelli, etc….. En d’autres termes, nous avions conçu les comités comme un réseau, comme des organes organisationnels coordonnés en réseau. Et en tant que tel, nous avons réussi à organiser de nombreux moments de lutte, de mobilisation, de présence sur le terrain de diverses manières. Même la manifestation que nous avons faite à la Piazza Ferretto, nous étions des milliers de personnes !

Je me souviens de ce que Silvia Federici a dit hier [lors de la conférence à l’Université de Lausanne], à savoir que la manière masculine de concevoir la politique a toujours été un peu aliénante. Au lieu de cela, nous l’avons immédiatement conçue comme mixte : activité artistique, activité organisationnelle, communication. On organisait un rassemblement, puis on chantait, on jouait, on chantait, on dansait. C’est-à-dire, tu vois, c’était complètement différent le monde que nous étions en train de construire de ce… du style politique des opéraïstes… ou du Parti Communiste, tous sérieux, tous habillés en costard, tous… Aussi parce que nous avons toujours été conscientes que la communication politique en elle-même, celle héritée des organisations était un peu militaire… Le slogan et la manifestation comportaient un peu cette dimension militaire, il y a toujours quelque chose de militaire à l’intérieur qui envahit. Le discours politique est toujours quelque chose de publicitaire : “Faisons-le !”, “allons-y !”, “tout va bien”. Il est toujours basé sur ce type de publicité imaginaire : vous vendez votre produit comme s’il était… Et nous, nous étions très ennuyés par cela, par ce style dont nous avions hérité mais que nous essayions de changer et donc nous avons ajouté beaucoup de choses : la chanson, la danse. Il n’était jamais arrivé qu’[Antonio] Negri se lance dans une danse à la guitare ou dans le chant. Vous pouvez l’imaginer faire ça ? [rires collectifs]. Nous l’avons fait et nous étions différentes, mais nous étions sur une autre dimension : la lutte politique était aussi un divertissement, c’était de l’art et c’était… c’était beaucoup de choses. Je veux dire que ce n’était pas seulement… Nous avons essayé de nous exprimer dans de nombreux registres. 

Andrea Zanotti : Dans les mêmes années, en Italie, et en général aussi dans le reste du Nord, du Nord global, nous voyons aussi d’autres pratiques qui s’approprient la violence dans les luttes. La lutte armée en Italie. Quelle était la position de Lotta Femminista, par exemple, en ce qui concerne le recours à la violence ? 

Leopoldina Fortunati : Mais nous n’avons jamais utilisé d’instruments, d’expressions violentes. Et aussi parce que notre façon de nous présenter était totalement différente, en fait, de la violence que nous avons déjà trop subie… Et nous avons toujours essayé dans notre action politique d’être gentilles, avec un autre type d’idées, de modes d’expression…

Andrea Zanotti : Et donc, comment ce mouvement [Wages for Housework] en arrive-t-il à son internationalisation ? 

Leopoldina Fortunati : En fait nous sommes nées comme internationales parce que Mariarosa avait immédiatement construit ce comité international en cherchant des connexions… un peu comme Silvia qui a été immédiatement une des connexions avec le monde américain, mais ensuite nous avions des connexions avec le Canada, avec l’Angleterre, avec tout le monde. Nous avons aussi beaucoup soutenu nos camarades dans d’autres endroits de l’Europe ; en France, en Allemagne, même à Paris à plusieurs reprises. Mais nous étions… dès qu’on nous appelait, nous étions prêtes à partir et à aider et nous sommes allées à Berlin, à Francfort, au Tessin à Lugano. Je ne me souviens pas si nous sommes aussi allées à Lausanne. Dans beaucoup d’endroits, parce qu’il n’y avait peut-être pas beaucoup de comités locaux, alors nous allions aider et participer aux initiatives politiques locales.

Charlène Calderaro : Est-ce qu’il y avait, parmi les femmes qui étaient dans ces comités avec toi, avec Mariarosa, etc., des femmes au foyer et des femmes issues des classes ouvrières ? 

Leopoldina Fortunati : C’était un mélange de tout. Il y avait un courant ouvrier et par exemple, nous avions des militantes qui étaient à la fois au sein des comités et militaient également dans la communauté lesbienne. Et elles travaillaient dans une usine. Donc, elles ont organisé une lutte pour obtenir la reconnaissance du temps consacré à la santé comme temps de travail, car autrefois, lorsqu’un salarié devait aller chez le médecin pour une consultation, il devait prendre des jours de congé. Et donc, elles ont mené cette lutte pour obtenir le temps nécessaire pour prendre soin de soi rémunéré par l’entreprise. Ensuite, nous avions des secrétaires, des enseignantes, des femmes au foyer avec des enfants, un peu de tout en fait… des vendeuses, des bibliothécaires… Il n’y avait pas de typologie précise. Nous avions des enseignantes, des étudiantes aussi. 

Charlène Calderaro : Et comment avez-vous construit cette base, comment avez-vous cherché les femmes au foyer, les secrétaires, les vendeuses ? 

Leopoldina Fortunati : Comment avons-nous fait ? Avec un travail organisationnel énorme. Nous allions distribuer des tracts devant les supermarchés, devant les pharmacies. Nous participions à toutes les discussions politiques publiques. Nous avons travaillé dur pour être présentes dans les universités, partout. Dans les assemblées universitaires, dès qu’il y avait un événement, quelque chose, on arrivait avec notre stand, nos tracts, notre revue Le operaie della casa [« Les ouvrières de la maison »], on mettait tous nos badges et on essayait de susciter de l’intérêt. 

Charlène Calderaro : Et dans ces endroits, comment avez-vous été accueillies ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

Leopoldina Fortunati : Non, ce n’était pas difficile dans le sens que, par exemple, lors de la manifestation que nous avons organisée sur la place Ferretto à Mestre en 1974, nous étions des milliers. C’était une manifestation dans toute l’Italie. Bien sûr, nous n’étions pas très populaires dans le mouvement féministe, car le mouvement féministe n’a jamais digéré notre stratégie politique. Ils ont compris pourquoi nous avons immédiatement parlé aussi à d’autres mouvements…. Nos alliés étaient déjà les communautés LGBT+, les collectifs de travailleuses du sexe/prostitutées, car il y avait le Comitato per i Diritti Civili delle Prostitute [Comité pour les droits civils des prostituées] très fort en Vénétie par exemple.

Andrea Zanotti : Ah oui ! Pia Covre, Carla Corso…

Leopoldina Fortunati : Oui, exactement. Pia Covre, une femme très intelligente…! Et donc tu vois, si ces personnes étaient nos alliés [ndlr : dans le sens où cela était donc très difficile d’être populaire]…  Le mouvement féministe était surtout constitué de femmes très engagées sur le plan culturel-politique et dans certains types d’expériences et de milieux. Beaucoup d’enseignantes, il y avait aussi beaucoup de bourgeoisie, c’était très divers, en fait. Disons que ce n’était pas facile car nous étions totalement ignorées par les forces de gauche qui ne nous voyaient pas d’un bon œil, de même que l’opéraïsme et la manière dont il avait évolué, ou même le mouvement féministe, qui avait ses propres… Alors ceux-là [la gauche et les opéraïstes] n’avaient pas encore compris dans quel monde ils étaient, le mouvement féministe n’avait pas l’expérience pour comprendre l’importance, pour une victoire, d’avoir autour de soi toute une série de femmes dont elles ne connaissaient peut-être même pas l’existence. Vous comprenez ? Elles ne faisaient pas partie de leur vie quotidienne, donc. Et donc ce n’était pas facile, non, nous n’étions pas très populaires.

Andrea Zanotti : Tu évoquais l’alliance que vous aviez construite avec les mouvements LGBTQI+ ou encore avec le Comitato dei diritti civili per le prostitute : comment ces alliances ont-elles été créées ? Comment ont-elles été construites au fil des années ?

Leopoldina Fortunati : Tu sais… elles se sont faites de manière très concrète, dans le sens où lorsque nous faisions des manifestations, nous marchions tous et toutes ensemble, nous luttions et étions présent·e·s sur les places. Tout le monde a contribué, pas seulement nous. Tout ce réseau était avec nous pour lutter. Il y avait aussi beaucoup d’hommes qui étaient d’accord avec nous, avec notre discours, même beaucoup d’hommes non-militants : Il y avait par exemple un cadre d’entreprise qui était d’accord pour que nous soyons payées comme des femmes au foyer. Il a même dit “je ne comprends pas pourquoi cela ne se produit pas, pourquoi cela n’est jamais arrivé car cela serait rationnellement juste”…! Nous étions nombreuses, des sujets disparates… Nous avons également géré un procès politique sur l’avortement parce qu’une femme avait été dénoncée pour avortement – qui était alors un délit [ndlr : l’avortement est légalisé en Italie en 1978] – et elle avait décidé de faire un procès politique. Elle nous a demandé si nous étions d’accord, et bien-sûr que nous étions là pour la soutenir, faire une campagne, faire une manifestation. Et nous avons fait toute une série de choses pour soutenir cette femme. Et dans tous ces événements, nous étions tous ces sujets politiques-là. Nous étions ensemble.

Charlène Calderaro : D’accord. Peux-tu revenir sur la manière dont les différents comités de la campagne Wages for Housework étaient organisés à l’échelle territoriale, en Italie notamment ? 

Leopoldina Fortunati : Pour la Sicile, Maria Rosa Cutrufelli était seule dans le comité à Gela. Donc, dans toutes les régions, on n’avait pas la même capacité de… et Maria Rosa Cutrufelli était seule, pratiquement pendant longtemps. Il y avait des difficultés organisationnelles, mais chaque femme essayait de faire ce qu’elle pouvait dans les différentes situations, mais parfois avec beaucoup de difficultés, surtout en Sicile, où elle était seule, en Basilicate, il n’y avait personne. En Calabre non-plus. Tu sais, c’était international, disons des groupes au niveau international. Mais nous ne sommes jamais devenues le groupe le plus hégémonique. Nous n’avons jamais été hégémoniques nulle part, point final. En fait, nous avons été beaucoup entravées à l’époque et donc il y avait aussi une grande difficulté à s’organiser : ce n’est pas comme si nous pouvions partir de Padoue, aller en Sicile pour créer le comité. Ce n’était pas notre politique. Il y avait des femmes qui adhéraient à notre discours et que nous soutenions pour former des comités. Mais le comité naissait d’elles. Il n’y a pas de conception hiérarchique, comme dans les partis politiques et les organisations où il y a le chef.

Charlène Calderaro : Il faut donc une initiative locale.

Leopoldina Fortunati : Aussi parce que nous devons toujours nous rappeler que – et la critique de l’anthropologie nous l’a appris – tu as un biais culturel. Ok, nous serions perçues comme des femmes du Nord, déjà émancipées, etc. Il doit être… l’intérêt doit venir du lieu en question pour que ça fonctionne, sinon cela devient simplement une domination culturelle supplémentaire qui lit mal la situation locale et ne mène nulle part, au contraire, elle crée d’autres problèmes. Ce n’était pas notre idée. Et dans le Nord, il y a des zones qui n’ont jamais montré aucun intérêt. Tant pis, nous n’allions pas faire les prosélytes.

Andrea Zanotti : Ce n’était pas une chose évangélique.

Leopoldina Fortunati : Non, nous ne voulions pas convaincre les femmes de venir. Et ce n’était pas notre vision. Nous étions à la disposition de ceux qui étaient intéressés.

La famille comme sphère de reproduction capitaliste

Charlène Calderaro : Nous avons maintenant des questions sur les enjeux autour de la famille. Ce qui différencie peut-être un peu ton œuvre des autres écrits féministes-marxiste, c’est que cette théorisation de la fonction et de la valeur du travail reproductif t’amène à concevoir la sphère familiale comme une sphère de production au sens capitaliste : Silvia Federici dit ainsi que selon ton analyse, “la maison est une usine, les relation familiales et sexuelles sont des relations de production, et le mariage est un contrat de travail et l’amour conjugal et parental qui cache des relations de pouvoir inégales et hiérarchiques” (préface à L’Arcane 2022, p. 9-10). Comment ton analyse t’a-t-elle amenée à développer une conception très critique de la famille, notamment de la famille hétérosexuelle, comme une sphère de reproduction au sens capitaliste ? 

Leopoldina Fortunati :Ce n’est pas que je l’ai théorisée, c’est que je me suis limitée à lire la pratique sociale… tous ces programmes pro-familles en Italie, il y a un grand débat à ce sujet : “la famille doit être comme ci, comme ça”, comme ils le veulent, comme ils le pensent. On leur disait, “regardez autour de vous, puis décrivez comment c’est, méthodologiquement.” Mais je trouve que ce débat est aliénant car il y a des phénomènes sociaux. Voulez-vous les voir ? Non, ils ne les voient pas. Ils ont leurs idées et les mettent en avant de cette façon. Ce n’est pas comme ça que ça marche. J’ai dit sur la famille : “la famille est morte”. J’ai également écrit un article pour un journal, titré “La famille est morte”, cette famille construite par le capital d’une certaine manière. Pourquoi ? Non pas parce que Leopoldina l’a décidé, mais parce que les gens ont décidé que ce type de famille n’était plus efficace pour eux, pour leur vie. Et donc il y a eu une articulation énorme des formes familiales, des types de relations. C’est ce que les gens ont fait, malgré ce que l’idéologie politique des gens pense être juste ou faux, la réalité est que la famille d’un certain type, c’est-à-dire dominante, binaire, etc. n’existe plus. Elle n’a plus cette prise qu’elle avait jusqu’aux années 70, car jusqu’aux années 70, c’était la forme dominante au niveau social, aujourd’hui, on ne peut plus le dire. Et quand… même l’Istat qui chaque fois qu’il doit faire un recensement de la population à la rubrique “famille”, il y a une telle chose maintenant [geste avec les mains pour indiquer une page très longue]. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que les gens ont réorganisé leur vie, celle-ci a évolué de plusieurs façons. Chacun vit comme il peut, pas comme quelqu’un voudrait qu’il vive. Chacun vit comme il peut et donc… dans cette conception critique de la famille, je me suis limitée à lire ce qui s’est passé.

Andrea Zanotti : Sur ce thème, nous nous interrogions parce que dans les années 70 sont en effet celles des luttes féministes et aussi des mouvements homosexuels qui critiquent le mariage. Mais ensuite, dans les années 80 et 90, avec l’institutionnalisation de ces mouvements, nous voyons que le mariage réapparait comme une institution demandée. Nous le voyons avec la demande de mariage des personnes LGBTQI. Mais il y a cette demande de cette institution sans critiquer l’institution en elle-même. Nous voudrions donc savoir un peu ce que vous pensez de ce “retour”, en quelque sorte, à la norme du mariage. 

Leopoldina Fortunati : La réalité est celle-ci. Dans le sens que chacun vit comme il peut. Le discours est né dans les années 68, dans ces années-là, nous avions une idée d’une liberté sexuelle institutionnelle très forte… nous voulions changer le monde à tous les niveaux. Donc aussi l’institution de la famille, tout. L’homosexualité était vécue comme une possibilité de liberté en dehors de toute institutionnalisation. Et puis nous devons comprendre que la pression sociale est beaucoup plus forte que la volonté individuelle ou des mouvements. Tant que vous ne gagnez pas sur toute la ligne, cette pression sociale continue d’exister. Moi-même, par exemple, je me suis mariée quand mon fils allait à l’école, on lui disait “c’est parce que tu n’as pas de maman, tu n’as pas de papa…? et ils ne sont pas mariés ?”. Alors j’ai dû faire des compromis… en me demandant : est-ce que mon idée personnelle est plus importante que le fait que cet enfant ne se sente pas différent des autres ? A un moment, c’était devenu trop, alors nous sommes allés nous marier avec Federico… donc pour vous dire que le mariage pour moi était quelque chose qui ne rentrait pas dans mes plans. De même, la communauté LGBTQI+ a subi une pression sociale. À quel point est-il facile de maintenir des relations en dehors de toute institutionnalisation ? Ce n’est pas facile parce que par exemple, quand une personne allait à l’hôpital, l’autre personne ne pouvait pas y aller pour l’assister parce que ce n’était rien, ce n’était pas un parent, ce n’était rien, c’était en dehors de tout, de comportements et de réalités et de droits sociaux que les autres, dans un cadre institutionnalisé, avaient. Vous ne pouviez pas faire ça, vous ne pouviez pas…  par exemple l’héritage : vous vouliez laisser ce que vous aviez en cas de décès à votre compagnon ou votre compagne ? Non, vous ne pouviez pas, car légalement, cela ne représentait rien. Toute une série de choses matérielles concrètes qui vous amènent à… il y a une pression sociale énorme qui pousse vers des formes institutionnalisées de relations. Puis, elles se brisent, car les mariages durent peu de temps, peut-être quelques années, ce ne sont plus des mariages qui durent 100 ans jusqu’à ce que l’un meure. Jusqu’à ce que nous puissions gagner complètement, ce sont ces compromis, ces médiations, etc., que la réalité impose. Alors, sommes-nous satisfaits ? Non. Est-ce une bonne chose ? Non. Mais c’est un champ de bataille ouvert, mais ce sont d’abord les personnes elles-mêmes qui disent que c’est un champ de bataille ouvert. Et quoi qu’il en soit, rappelons-nous toujours une chose : derrière les comportements des personnes, il y a toujours une logique, il y a toujours des besoins et nous devons découvrir quels sont ces besoins. Nous ne pouvons juger personne, nous les sociologues, encore moins… Attention. Nous ne pouvons pas porter de jugements de valeur sur les comportements sociaux, sinon nous ne pouvons pas les expliquer ou les comprendre car nous avons des préjugés. Nous nous trouvons donc dans cette situation : ce n’est pas satisfaisant, ce n’est pas satisfaisant pour eux, tout comme cela n’a pas été satisfaisant pour moi de me marier. C’est une médiation que vous faites pour des raisons pratiques, mais importantes. Parce qu’il y a eu de nombreux cas où les choses ont été très désagréables, en somme.

Il Grande Calibano et L’Arcano : deux projets complémentaires

Charlène Calderaro : Et après L’Arcane, tu écris le Grand Caliban, avec Silvia Federici…

Leopoldina Fortunati : Oui, ils ont été écrits en même temps, en fait.

Charlène Calderaro : D’accord, est-ce que tu peux revenir sur cette expérience ? 

Leopoldina Fortunati : C’était un projet très important dont L’Arcane faisait également partie, car notre projet était d’analyser théoriquement comment fonctionnait le capital, mais aussi d’analyser historiquement comment on en était arrivé là. Pourquoi il y avait le mythe du patriarcat etc… et donc nous avons commencé à travailler sur l’accumulation primitive. Notre projet était ensuite de faire le XIXe et le XXe siècle, c’est-à-dire d’arriver jusqu’à aujourd’hui pour comprendre la dynamique, le comment du pourquoi on en était arrivé là. On concevait l’histoire en tant qu’outil politique de compréhension de ce qui était hier, pour créer une perspective de lecture sur l’aujourd’hui. Donc nous avons commencé ce projet. Le Grand Caliban, ça nous a pris des années pour l’écrire, car il y avait tellement de recherches et d’études à faire, c’était un processus très long. Et donc nous avons travaillé, Silvia de New York et moi depuis l’Europe, et parfois j’allais là-bas, parfois elle venait ici, et nous nous sommes divisé le travail. Elle faisait essentiellement la partie sur la chasse aux sorcières, c’est-à-dire toute la première partie. Je faisais la deuxième partie, c’est-à-dire l’élaboration de la sexualité des femmes et des enfants. Et puis, toujours en nous intégrant. Et selon moi, c’est un livre important, très important car nous avons utilisé l’analyse de L’Arcane au niveau historique.

Charlène Calderaro : Ils [le Grand Caliban et l’Arcane de la reproduction] sont donc complémentaires. Peux-tu nous raconter comment tu as rencontré Silvia au début, avant de lancer ce projet ensemble ? 

Leopoldina Fortunati : Alors, au début, j’ai rencontré Mariarosa à Padoue car nous étions là-bas. Elle venait de quitter Potere Operaio et j’étais juste entrée. J’avais entendu dire que Mariarosa avait fait ce Lotta Femminile, qu’il y avait cette réunion. Et alors j’ai dit “j’y vais”. Et donc je l’ai rencontrée en 71, 72. Et puis cette année-là, j’ai également rencontré Selma James, qui était venue avec Mariarosa, et qui avait été avec Mariarosa pendant un certain temps pour mettre en évidence Power of Women and the Subversion of the Community. Et j’ai rencontré Silvia cette année-là car elle est venue en Italie.

Charlène Calderaro : Mais c’est aussi une question sur l’Arcane de la Reproduction. Le livre que vous tu as écrit et publié en 1981, a été traduit en anglais en 1995. Il est aujourd’hui traduit en français. Comment analyses-tu sa réception aujourd’hui et l’intérêt renouvelé pour la théorie féministe marxiste, 40 ans après la première édition de l’Arcane 

Leopoldina Fortunati : Ce sont des années de traversée du désert, étant donné que ce sont des années très difficiles. Et alors pourquoi ce livre ? Nous l’avons traduit en anglais, Hilary Creek et moi. Hilary Creek était une camarade galloise qui était arrivée à Padoue. Elle ne parlait l’italien, je ne parlais pas l’anglais, mais nous avons essayé de le traduire de toute façon et il a été publié aux États-Unis en 1996. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais su. En fait, cette nuit, je me suis souvenue que je devais écrire à l’éditeur, Jim Fleming, parce que ce livre a été traduit quand il avait la traduction en 1982 et il lui a fallu 13 ans pour le publier. Mais ensuite, il a été publié, coupé. Pourquoi ? Eh bien, l’édition anglaise que j’ai reçue est comme ça [elle montre avec ses doigts l’épaisseur fine de l’édition américaine, ndlr : 176 pages]. Vous voyez la différence ? [en montrant la traduction en français beaucoup plus volumineuse, ndlr : 328 pages] Pourquoi ? Je ne sais pas.

Andrea Zanotti : Mais il avait donc déjà été traduit dans les années 1980, donc un an après sa publication en italien, vous aviez déjà fait la traduction.

Leopoldina Fortunati : Cette première traduction en anglais a subi des énormes coupures, que nous sommes en train de revoir maintenant. Nous sommes en train de tout refaire en anglais. Puis en 2004 ou 2007, je ne me souviens plus… En 2004, il a été publié en coréen. Il y a cette maison d’édition coréenne radicale, ils l’ont publié, mais même là, je ne sais pas comment ça se fait ! Un jour, un de mes collègues à Séoul, nous étions à une conférence sur les téléphones portables et il me dit : “Leopoldina, il y a un de tes livres publié en coréen ?”, je lui dis “Ah bon ?”. Ils ne m’avaient rien dit et l’ont publié. Alors je lui ai dit “envoie-moi une édition” et il m’en a envoyé une photocopie. Ensuite, il a été traduit en espagnol il y a deux ans et est sorti avec Traficantes de Sueños. Il a été publié au Chili il y a un an avec une petite maison d’édition chilienne. Maintenant, il devrait être sorti. Il y a deux ans, une autre maison d’édition coréenne m’a contactée en disant “nous voudrions le publier”. Ces va-et-vient sont très étranges, ils m’ont dit “nous voudrions le publier” et ça devrait être sorti, mais je ne l’ai pas encore vu.

Charlène Calderaro : Mais tu sais comment il a voyagé en Corée… ? 

Leopoldina Fortunati : C’est très mystérieux.

Andrea Zanotti : Est-ce que ce qu’il a été traduit de l’anglais ?

Leopoldina Fortunati : Il est certainement traduit de l’anglais oui. Mais bon. Maintenant, nous attendons la nouvelle traduction anglaise pour faire d’autres traductions. 

Andrea Zanotti : Donc la prochaine édition anglaise sortira en anglais en 2023. Est-ce qu’il est en voie d’être republié en italien ? 

Leopoldina Fortunati : Nous verrons, enfin, parce que oui, maintenant je vois qu’il y a de l’intérêt à le republier. S’il y a de l’intérêt, s’il y a des gens prêts à le lire, qui s’y intéressent, très bien, sinon c’est inutile.

Andrea Zanotti : Et justement, comment tu expliques cet intérêt 40 ans après ?

Leopoldina Fortunati : Mais tu sais parce que L’Arcane touche le point névralgique de l’analyse féministe et de la gauche qui n’a jamais été résolu, qui n’a jamais été abordé. Ce fantôme est resté en circulation. Tu vois ? Et donc, c’est là qu’il faut arriver. En gros, il n’y a rien à faire quand… par exemple, même ces jeunes féministes italiennes, qui sont pleines de bonne volonté, veulent faire les choses correctement. Et qu’ont-elles conçu ? Le salaire d’autodétermination qui est une avancée et qui doit être lié au salaire du travail domestique, c’est-à-dire qu’on en revient toujours là. Et donc je l’explique par le fait que le problème n’a jamais été résolu et que le problème s’est plutôt aggravé, et après le COVID encore plus. D’un autre côté, cette analyse, disons, a été la seule analyse qui a permis de lire les technologies de manière… efficace. Elle permet de briser cette barrière idéologique californienne sur les technologies, que l’on ne pourrait pas comprendre sinon.

Nouvelles technologies de communication et reproduction sociale 

Andrea Zanotti : Nous voulions justement arriver à cette dernière partie sur les questions des nouvelles technologies de communication. À partir des années 80, une bonne partie de ton travail théorique et académique s’est concentré sur les nouvelles technologies de communication. Peux-tu revenir là-dessus ? Comment as-tu réussi à lier ces nouvelles technologies et la théorisation de L’Arcane que vous tu avais développée précédemment ?

Leopoldina Fortunati : Oui, en effet, ce travail visait à l’application de L’Arcane aux nouvelles technologies. Alors, il y avait deux voies qui émergeaient de notre stratégie politique sur le travail domestique : l’une était la négociation du travail domestique par le salaire, mais l’autre était également la nécessité de se libérer du travail domestique. Et en lisant Marx, nous comprenons qu’une stratégie de libération passe également par les technologies. Cependant, je voyais que tandis que dans le niveau de production des biens, il y avait des investissements effrayants dans le processus technologique, ici, dans la reproduction, c’était très peu compris. C’était très limité, c’était une relique de l’industrie, de la technologie industrielle. Mais ensuite, d’autres technologies sont arrivées. Et alors, en appliquant L’Arcane, il a été possible de comprendre que la reproduction devenait une sorte de production de double valeur, liée à la production de la force de travail en général, mais aussi à cela, au fait que nous avons tous été transformés en travailleurs numériques… Et c’est précisément parce que la reproduction produit une valeur double que la reproduction est devenue si importante et si dominante par rapport à la production. Et sinon, si vous ne passez pas par L’Arcane, vous ne comprenez pas le présent, vous ne pouvez pas le comprendre. Même une critique de l’économie politique des technologies, il n’y a rien à faire car aujourd’hui, le monde a été réécrit par les luttes des femmes, donc si vous n’utilisez pas ces catégories, vous ne pouvez pas comprendre le monde.

Andrea Zanotti : Nous le voyons également avec les travaux les plus récents de Kylie Jarrett sur la digital housewife, et encore plus récemment avec toutes les théories du digital labor qui s’inspirent toutes des théories de la reproduction sociale.

Leopoldina Fortunati : Jarrett et Yolande Strengers sont toutes deux australiennes et toutes deux connaissent L’Arcanecar elles partent de cela pour développer. Et même maintenant, les travaux sur Alexa [technologie d’assistant virtuel créée par Amazon] sont fondés sur le matérialisme féministe. Vous ne comprenez pas les assistants virtuels si vous ne partez pas de ces choses, vous ne comprenez pas quel rôle ils ont. Maintenant, un article que nous avons écrit, un groupe de personnes parmi lesquelles nous, une partie d’Italien·ne·s et une partie d’Américain·e·s de l’Université du Michigan, est sorti sur Computers in Human Behavior sur la signification que représente Alexa, qui a une signification de profond disciplinement du féminin des femmes, car Alexa fait ressortir le commandement sur le féminin.

Andrea Zanotti : Mais ce qui est également intéressant, c’est que nous poursuivons avec la plateformisation de la société, et nous voyons une véritable externalisation du travail de soins, c’est-à-dire un travail de soins de reproduction, par exemple avec des applications comme TaskRabbit [plateforme de mise en relation des particuliers avec des “taskers”, prêt·e·s à aider aux tâches quotidiennes à domicile] aux États-Unis, où ce travail devient complètement externalisé.

Leopoldina Fortunati : Plus qu’externalisé, vous savez ce que j’utiliserais le mot “subsumé”, parce que c’est complètement subsumé, subordonné, au processus d’automatisation. Ce sont des processus d’automatisation. Donc cela est devenu automatisé et personnel : vous n’avez plus besoin de l’intermédiation de la femme de ménage, de la femme, etc. Tous les membres gèrent directement ces sphères de manière automatique et complètement aliénante. Parce que, attention, d’un côté, ils nous donnent, mais de l’autre, ils nous enlèvent et nous soumettent à un contrôle monstrueux. 

Andrea Zanotti : Bien-sûr. Et il y a aussi une forte composante de classe et de race dans ces processus, parce que celles et ceux qui effectuent ces travaux de soins reproductifs via ces applications et plateformes sont souvent des personnes racialisées et/ou du Sud global. La modération des contenus est toujours un travail de soins reproductifs important pour les plateformes numériques, lesquelles choisissent d’externaliser ce travail qui n’est donc pas effectué au sein de la plateforme, mais par des entreprises des pays du Sud Global. Très souvent, il s’agit de conditions de travail extrêmement précaires, car celles et ceux qui modèrent doivent visionner des contenus violents sans réelles conditions matérielles de travail qui garantissent leur bien-être. Ou encore si nous pensons à Uber ou JustEat, à toutes ces applications qui servent à reproduire le travail de soins qui était autrefois effectué par des personnes…

Leopoldina Fortunati : Oui, ils servent à médier le travail en toute sécurité, à assurer la médiation du travail qui est sous-jacent à de nombreuses zones de travail domestique immatériel, telles que la communication affective. Maintenant, ils sont intégrés et produisent de la valeur et produisent une quantité de valeur et mangent le monde.

Charlène Calderaro : Cela signifie finalement que pour que ces plateformes d’applications soient effectives, il y a besoin d’un certain type de travail de reproduction, tel que le travail de modération, nécessaire pour qu’elles fonctionnent. 

Andrea Zanotti : Oui, nous en arrivons à la question du travail domestique en général : récemment, nous constatons une privatisation croissante de ce travail. Donc les femmes qui sont amenées à travailler en entreprise pour avoir un emploi…Si autrefois le travail domestique était effectué au sein de la famille, il y a maintenant un passage vers des figures comme les femmes de ménage, les aides à domicile.

Leopoldina Fortunati : Un moment, un moment. Alors parlons de proportions : la grande majorité continue d’être effectuée par des femmes dans leurs propres foyers car elles ne peuvent pas se permettre d’avoir des aides à domicile, des femmes de ménage, etc. Il s’agit de la majorité du travail domestique. Donc ce type de travail externalisé ne concerne qu’un nombre limité de personnes. Bien sûr, c’est toujours croissant. Pourquoi ? Parce que l’État est de plus en plus absent dans les soins aux personnes âgées, aux enfants, etc. Donc même les familles les moins aisées doivent y recourir. Mais il faut avoir en tête les proportions. D’un côté, nous parlons d’une énorme masse de personnes, de femmes qui font le travail domestique dans leur domicile. De l’autre côté, un nombre beaucoup plus faible peut recourir à une aide au travail domestique.

Charlène Calderaro : Mais peut-être que, même s’il est limité comme tu l’as dit, il y a une tendance à la privatisation, qui peut donner une autre perspective. Par exemple, ce sont ces personnes qui travaillent de manière privatisée, qui sont payées, peu payées d’ailleurs. Ce sont des femmes surtout migrantes venant de différentes régions du monde, en particulier des pays du Sud, ou de l’Europe de l’Est (surtout en Italie). Et donc, qu’est-ce que ces transformations impliquent ? Parce que lorsque tu écris L’Arcane, ces dimensions de migration n’étaient pas si fortes, mais aujourd’hui les modalités de ce travail ont évolué. Qu’en penses-tu ?

Leopoldina Fortunati : Alors, il y a quarante ans, les femmes assumaient tout, les femmes au foyer, les ouvrières, les femmes s’occupaient du travail domestique, des enfants, des maris, des personnes âgées, des parents de toutes sortes, etc. Elles prenaient soin de tout : toute la famille reposait sur leurs épaules. Et donc, dans les années 70, avec le féminisme, de nombreuses femmes ont dit « Basta ! » [assez !]. Parce que toute cette « attention » : attention ! « Attention » est un beau mot, mais toutes ces « attentions » signifiaient une énorme quantité de travail, d’aliénation pour les femmes. Et donc, elles ont commencé à se battre pour réduire ce travail. Elles ont lutté pour réduire ce travail et pour négocier avec les hommes afin qu’ils participent à ce travail. Les hommes ont répondu, en Italie, avec une contribution… de 20 %. Avec 20 %, on ne va pas loin, vous comprenez ? Entre-temps, l’espérance de vie des personnes âgées a augmenté, de sorte que les jeunes couples qui s’occupaient des personnes âgées pendant quatre ou cinq ans, doivent maintenant s’occuper d’elles pendant vingt ans. Parce que de 65 à 85-90 ans, il y a une demi-vie. Donc, ce n’est pas possible, vous comprenez. Donc, vous ne pouvez pas travailler huit heures [à l’extérieur du foyer], vous occuper des enfants, de la mère et du père qui ont peut-être des problèmes de Parkinson, de démence, d’Alzheimer. Comment pouvez-vous tenir ? Alors, soit l’État vous vient en aide avec une aide considérable, tant en termes de services sociaux que de revenu de soins, soit comment faites-vous ? Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas le supporter ! C’est cette situation qui ont fait émerger les aides à domicile [badanti], car les femmes ont fini par dire “nous ne pouvons plus le faire, nous ne pouvons pas le supporter”. Vous ne pouvez pas supporter dix ans, quinze ans de soins pour une personne âgée atteinte d’Alzheimer. Qui peut le supporter ? Ou si vous avez un enfant handicapé à la maison, comment pouvez-vous supporter et peut-être devoir travailler aussi ? La solution était celle-là. Mais pourquoi a-t-elle été celle-là ? Parce que l’État a été absent, comme s’il n’existait pas. Et le discours sur le salaire pour le travail domestique n’a pas réussi à être fort, à faire une brèche. Vous comprenez ?

Andrea Zanotti : Pour arriver un peu vers la fin de notre entretien : toutes ces transformations technologiques, politiques, socio-culturelles et économiques qui ont eu lieu au cours des 40 dernières années, celles-ci semblent offrir de nouvelles stratégies et de nouvelles pratiques politiques, de nouveaux espaces politiques. Nous pouvons le voir, par exemple avec l’importance qu’Internet a eu pour certaines campagnes, comme #MeToo, ou simplement en pensant à la création d’un réseau international, comme Ni Una Menos, avec plusieurs ramifications dans le reste du monde, y compris en Italie.

Leopoldina Fortunati : C’est donc ici que nous devons être trontiens. Bien sûr, nous aussi sommes présents dans les technologies. Il n’y a pas que le capital, car ici [en levant son téléphone portable], ces fonds n’existeraient pas ainsi, sans nous, sans notre imagination et notre contribution, notre volonté de les changer, de les façonner, et ils sont une réponse à nos comportements. Ainsi, la subjectivité, les intérêts politiques de chacun de nous sont inscrits dans l’objet technologique. Toute notre vie est là [dans le téléphone portable]. Nous avons analysé cet outil dans ses aspects négatifs, comme réponse capitaliste. Mais il y a aussi l’aspect de notre subjectivité, notre agency politique, sociale, économique, de tous les points de vue. Bien sûr, nous avons utilisé ce Monsieur ici [en levant son téléphone portable] pour nous organiser politiquement, pour faire tant de choses. Mais nous devons en même temps être conscients que les mouvements sociaux doivent finalement sortir dans la rue. Car tous les grands mouvements sociaux [partis d’Internet] se sont échoués à un moment donné : dans #MeToo, #OccupyWallStreet, etc., ils se sont tous effondrés à un moment donné, car la solidarité politique et la capacité d’avoir un impact politique passent par le corps humain. Nous devons être là, dans les luttes et les manifestations, les débats, et être là pour apporter nous-mêmes et être avec les autres, pour nous nourrir aussi des sentiments, de l’intellect des autres. Sinon, ce Monsieur ici [en levant son téléphone portable] est très utile, mais…

Andrea Zanotti : Ça ne peut pas être la seule réponse.

Leopoldina Fortunati : Ça ne peut pas être la seule réponse, non ! Et nous avons tendance à tout déplacer ici à l’intérieur de ces technologies, car cela devient plus confortable. Mais l’être humain seul est la pire chose qui puisse arriver, dans le sens où nous sommes des animaux sociaux. La solitude peut être belle, mais vous comprenez ce que je veux dire. Je me souviens qu’en 68 ou pendant les luttes féministes, nous vivions dans une dimension de grande plénitude sociale et de relations et de bien-être effectif car nous avons besoin de nos corps. Sinon, lorsque vous mettez le corps en minorité complète, comme le fait ce Monsieur [en levant son téléphone portable] ou l’ordinateur, il y a une distorsion énorme de l’ensemble. Vous pouvez l’utiliser pour faire toutes les organisations politiques que vous voulez, mais nous revenons à la case départ. Mais ce n’est même pas un moyen surestimé : “parce que c’est pratique”. Et pourtant, nous tombons souvent dans le piège de la “praticité”.

Andrea Zanotti : Ce que vous venez de dire sur l’importance du corps politique est très beau.

Charlène Calderaro : Nous avons besoin de ces relations humaines et de tout cela aussi en politique.

Leopoldina Fortunati : Exactement. Même cette interview aurait pu être faite en ligne, mais cela aurait été complètement différent. Nous avons besoin d’être présent·e·s les un·e·s avec les autres de cette façon, c’est ainsi que nous construisons une relation… quelque chose de décent, sinon cela reste toujours une aliénation. Vous comprenez ? C’est-à-dire, souvenons-nous de Marx et du concept d’aliénation, qu’est-ce que c’était ? L’étrangeté au corps. Ceux-ci [elle prend son téléphone portable pour l’indiquer] produisent une étrangeté monstrueuse au corps. Ils sont aliénants par définition. Nous devons récupérer notre corps.