En septembre 1968, Robert Linhart était un jeune normalien philosophe. Il était engagé au sein de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, qui était née d'une scission avec l'Union des étudiants communistes et qui cherchait sa propre voix pour défendre les intérêts de la classe ouvrière. La perspective révolutionnaire était explicite et l'admiration, peu critique il est vrai, pour la Chine de Mao avait uni une partie de ce groupe au Mouvement du 22 mars, actif pendant Mai 68. Ainsi était née la gauche prolétarienne dont Robert Linhart a été une des figures éminentes. Mais ce n'est pas d'idées politiques pointues dont Avec philosophie parle dans cette émission d'actualité du vendredi. Avant les discours intellectuels, il est surtout question de la pratique qui a conduit des militants comme Robert Linhart à s'établir en usine. Pour sa part, en cette fin d'année 1968, Robert Linhart s'est fait embaucher comme ouvrier spécialisé chez Citroën, une expérience dont il tirera un livre : L'Établi, paru en 1978 aux éditions de Minuit.

Le 5 avril 2023, sort en salles un film qui s'intitule L'Établi et qui met en scène cette histoire. Il sort dans une période où la France connaît un mouvement social contre la réforme des retraites. L'expérience des anciens établis en usine a-t-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui sur toutes les formes du travail, mais aussi peut-être sur la façon dont une société est capable de réfléchir à tout cela ?

L'expérience de l'établi

La crise politique et sociale que nous connaissons actuellement concernant la réforme des retraites n'est pas sans rappeler l'expérience de Robert Linhart en 1968. Il souligne que, dans un cas comme dans l'autre, "ce n'est pas seulement le rapport au travail qui est interrogé, mais la morgue insoutenable des gens qui nous dirigent".  Etabli comme ouvrier spécialisé dans une usine Citroën,  il a attendu quelques temps avant de révéler son identité. Ce n'est qu'au moment où la grève a été déclenchée dans l'usine qu'il partage aux autres son statut d'établi : "j'ai pensé qu'il fallait que je dise aux ouvriers qui j'étais vraiment".

La dignité ouvrière

Pour le philosophe Emmanuel Renault, "nous avons toujours besoin d'ouvrages qui décrivent l'expérience du travail dans sa réalité", c'est-à-dire une expérience de l'exploitation et du manque de rémunération, "mais aussi une expérience de la domination". Il est selon lui nécessaire de représenter le travail difficile, pénible, et les humiliations qui l'accompagnent. "Le film pose d'ailleurs cette question très importante de la dignité ouvrière comme moyen de lutte."

Rester "tant qu'on ne me foutrait pas à la porte"

Robert Linhart imaginait-il que, malgré tous ses efforts, la barrière de classe le séparait inéluctablement du monde ouvrier ? "Je ne peux pas dire que mon cas était exceptionnel", affirme-t-il. "J'étais un étudiant établi à l'usine mais il y avait d'autres gens qui avaient fait des études". La grande différence est peut-être celle soulignée dans le film de Mathias Gokalp, quand des ouvriers de l'usine lui reprochent sa situation. Pendant la grève, lui est libre de partir quand il le souhaite. Il le reconnaît d'ailleurs. "C'était vrai. Mais je m'étais fait le serment de ne pas partir tant qu'on ne me foutrait pas à la porte".

La douleur des transclasses

Comme le rappelle Cédric Enjalbert, le concept de transclasse permet de rendre compte de ce malaise. Crée par la philosophe Chantal Jaquet, ce néologisme avait vocation a remplacer celui de "transfuge de classe", qui, selon elle, sous-entendait "quelque chose comme une trahison". Le concept de transclasse évoque en effet "la mobilité dans les deux sens : l'ascendance comme la possibilité du déclassement". Surtout, il montre qu'un sentiment de fierté comme de honte peuvent naître de ces changements de classe. "On se retrouve toujours dans une situation d'entre-deux, assez inconfortable", ce que montre bien l'expérience décrite dans L'établi. "Il y a une difficulté à trouver sa place exacte".

Dépasser la frontière de classe

Virginie Linhart estime que son père, comme le mouvement des établis en général, a réellement dépassé "une certaine séparation de classe avec les ouvriers". Elle reconnaît la part d'idéalisme de cette initiative éminemment politique. On se situe en effet dans "l'influence de la révolution culture maoïste. Il y a l'idée de se dépouiller de ses oripeaux d'intellectuels pour aller en usine". Mais elle a pu constater la force de ce mouvement. "Cette expérience en a valu la peine. Elle a rendu des ouvriers follement heureux, et a conduit à de grandes grèves".

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