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Lisez L’Établi !

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Lien publiée le 14 avril 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Lisez L’Établi ! – Le Comptoir

La sortie au cinéma de l’adaptation de « L’Établi » de Robert Linhart avait toutes les allures d’une bonne nouvelle. Enfin, un film ne nous parlerait pas d’angoisses existentielles germanopratines. Enfin, le travail, la grève, la lutte des classes seraient projetés sur un écran. Malgré quelques réserves, la presse applaudit : 2T chez Télérama, « passionnante adaptation » pour La Croix, « un film de réflexion politique puissant » écrivent Les Inrocks. La presse de droite prend part au chorus : « intime et passionnant » pour Les Échos (peut-être est-ce passionnant, pour ses journalistes, de découvrir la réalité du travail ?), trois étoiles attribuées à ce film « pétri d’humanité » selon Le Journal du Dimanche. De tels éloges mettent évidemment la puce à l’oreille des esprits réfractaires. Ne sont-ils pas le signe d’une trahison de l’œuvre originelle, dont le propos, particulièrement subversif, n’invite pas au consensus ?

Adaptations…

Que Mathias Gokalp et sa scénariste, Marcia Romano, procèdent à des adaptations ne pose en soi aucun problème. Qu’ils remplacent la triplette d’hommes yougoslaves par une triplette de femmes yougoslaves, et que ces personnages ne travaillent plus aux serrures, mais aux compteurs de vitesse, par exemple, n’a rien de scandaleux.

Plus généralement, on ne regrette évidemment pas que le film ne soit pas une retranscription exacte du livre. Le passage d’un langage écrit (L’Établi, le livre) à un langage visuel et séquentiel (L’Établi, le film) impose d’autres codes, d’autres schémas narratifs : nul ne le conteste.

Et trahisons

Hélas, Gokalp et Romano ont complètement « nextflixé » l’ouvrage d’origine. En fait, avec leur film, ils « disent » l’inverse de ce que Linhart « dit » dans son livre.

Alors que Linhart ne parle que très peu de lui dans L’Établi (le livre) et que les sujets en sont « les ouvriers » et « le travail », le film met largement en scène le parcours de Linhart, qui plus est d’un Linhart romantisé et fictionné. On nous raconte sa vie de famille, ses états d’âme, son retour à la vie universitaire, en grande partie travestis. Par là, L’Établi n’est plus tant une œuvre sur la « classe ouvrière » (les deux derniers mots du livre) qu’une œuvre sur le parcours d’un intellectuel. Il ne s’agit plus pour l’intellectuel d’aller à la rencontre du monde, mais pour le monde (du moins les spectateurs) d’aller à la rencontre de Linhart.

Le film se complaît à psittaciser de grandes phrases politiques et des slogans mis bout à bout, parfois sans réelle cohérence. Au contraire, le propos de Linhart était de refuser l’idéalisme et d’aller au concret du travail. Ce n’est pas pour rien que la Gauche prolétarienne, à laquelle l’auteur appartient, s’auto-dissout après son échec dans l’expérience de LIP. De même, de nombreuses scènes organisent des luttes rhétoriques entre ouvriers et encadrements, comme s’il s’agissait de choisir entre des représentations. Télérama note d’ailleurs : « Les différents points de vue racontent… » Le réel de l’exploitation est couvert de verbiage. Faudra-t-il régler la lutte des classes en organisant un grand concours d’éloquence ?

Le film ne nous parle pratiquement que de la grève, effaçant largement la description du travail, qui ouvre et clôt le livre. Sa dernière partie, justement appelée « L’Établi », et qui donne un double-sens au titre général de l’ouvrage, est peut-être la plus intéressante et la plus actuelle. Elle est totalement occultée. Pourtant, il suffisait de lire la présentation de l’éditeur pour comprendre qu’il y a là une clé de compréhension essentielle : « L’Établi, c’est aussi la table de travail bricolée où un vieil ouvrier retouche les portières irrégulières ou bosselées avant qu’elles passent au montage. Ce double sens reflète le thème du livre, le rapport que les hommes entretiennent entre eux par l’intermédiaire des objets : ce que Marx appelait les rapports de production. »

Ainsi, le réalisateur et la scénariste décontextualisent la lutte et appauvrissent sérieusement le propos initial.

Robert Linhart

L’ouvrage, par sa description clinique des procès de production, nous fait sortir de l’apparence. Il nous fait accéder aux coulisses, afin de comprendre les processus d’exploitation et de domination. Au contraire, le réalisateur se complaît à filmer le décor ou des archétypes. Le plus souvent, il s’agit d’opposer des « gentils » ouvriers et des « méchants » patrons. Mais l’enjeu n’est pas là. Un ouvrier peut être un salaud, il n’en reste pas moins exploité. Un patron peut être charmant et charitable, il n’en reste pas moins exploiteur.

« Le propos de Linhart était de refuser l’idéalisme et d’aller au concret du travail. »

Pourtant, Linhart a des analyses d’une grande finesse et d’une grande actualité dans son livre. Il montre que l’exploitation capitaliste s’appuie sur les divisions de genres et les stéréotypes raciaux. Il montre aussi que, pour lutter contre cette exploitation, il faut à la fois reconnaître ces différences et travailler à créer une conscience de classe collective, notamment en vivant des luttes communes. Au vrai, le film évoque ces questions. Mais il reste à leur seuil.

Dans le livre, la grève est articulée avec un avant et un après : dans le film, elle est l’alpha et l’oméga. De moyen – moyen de dévoiler les mécanismes d’exploitation et de lutter contre eux – elle devient une fin. Dès lors, si l’enjeu est la grève telle qu’elle est décrite, ponctuelle, faut-il comprendre qu’elle démarre pour une injustice, qui pourrait être réparée, et non pas en raison des logiques d’exploitation ? Et doit-on entendre qu’en cas de victoire des grévistes l’exploitation aurait pris fin ? Linhart dit exactement l’inverse avec la troisième partie de son livre, qui évoque le retour au travail après la lutte.

Et côté cinéma ?

On aurait pu espérer que le cinéma sauve le scénario. Hélas, la réalisation est sans grand intérêt. Libération pointe ainsi une « adaptation un peu lisse ». Le Figaro évoque le « manque de nerf ». Quelques plans méritent un peu d’attention, mais ils sont peu nombreux.

La scène du départ de Primo, joyeux charivari et pied de nez au patron, aurait pu être une belle invention, si elle avait été mieux exploitée.

Éditions de Minuit, 1978, 192 p.

Pis, le potentiel visuel du livre a été ignoré. Le départ des trois Yougoslaves, moment fort, est brouillé par une autre péripétie et il perd toute son intensité. Linhart commence à l’usine dans un atelier de soudure : pourquoi l’avoir mis à de la visserie de fond de caisse ? Cette transposition illustre, d’une certaine manière, l’inversion opérée par Golkap et Romano. À la soudure, Linhart observe, décrit et tente d’objectiver le savoir-faire ouvrier. Au contraire, à la visserie, le travail est caché pour l’essentiel. À l’écran, on voit surtout des corps penchés, de dos. Le travail devient une sorte d’art obscur, doté d’un peu de magie, alors que Linhart réfute l’idée d’un talent, d’un génie intuitif et secret. La réalisation occulte alors que Linhart veut dévoiler.

« Linhart montre que l’exploitation capitaliste s’appuie sur les divisions de genres et les stéréotypes raciaux. »

Enfin, le choix d’une réalisation privilégiant des plans américains, de taille ou de poitrine et des angles de vue à niveaux, transmet l’impression d’hommes qui utilisent les machines. Or, la mécanique propre de l’industrie capitaliste, c’est justement que la machine utilise l’homme. L’outil n’est plus au service de l’homme, l’homme est au service de l’outil. Il doit se plier à ses contraintes, à ses rythmes (la « chaîne »). D’autres choix de réalisation aurait permis de mettre en scène ce rapport particulier, propre à l’usine.

Au final, l’adaptation de L’Établi ressemble à un film hollywoodien, avec ses gentils, ses méchants, ses discours contre discours, ses péripéties (certaines inventées pour le film). Certaines scènes ressemblent à une version cheap de La Grande évasion, repeinte avec un peu de rouge. La charge subversive du livre est complètement dissoute.

Mais halte à l’aigreur. Tout n’est pas perdu. En cette période lutte, dans laquelle le travail est redevenu un enjeu central, L’Établi reste une œuvre particulièrement stimulante. Alors : lisez L’Établi.

Cédric Kheírôn

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