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Onze nuances de scepticisme et d’électoralisme. Réponse à Ugo Palheta

Lien publiée le 17 avril 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Onze nuances de scepticisme et d'électoralisme. Réponse à Ugo Palheta (revolutionpermanente.fr)

Après la douzième journée de grève et la validation de la contre-réforme Macron-Borne par le Conseil Constitutionnel, le mouvement se trouve à un tournant. L’occasion de discuter des « onze thèses » publiées sur Contretemps, qui déroulent ce qui serait la seule ligne à défendre dans le cadre de la mobilisation : aucune critique de l’Intersyndicale, la dissolution du Parlement et un gouvernement de cohabitation NUPES-Macron.

Au gré de ses lectures sur internet, « ici ou  », comme il l’écrit, Ugo Palheta serait tombé sur des textes rédigés par celles et ceux qui, à l’extrême gauche, auraient tendance, selon lui, à « rougir la situation ». Quand bien même lesdits textes qui ont fait réagir le co-directeur de publication de Contretemps ne refléteraient jamais que les positions de « courants ou organisations (…) très faibles », l’auteur s’est fendu d’une longue réponse articulée autour de « onze thèses », comme l’avait fait avant lui Marx contre Feuerbach (excusez du peu). Parce que nous sommes convaincus, comme le souligne Daniel Bensaïd, que « non seulement la lutte des partis [et le débat entre courants] n’est pas un obstacle à la démocratie politique, mais elle en est la condition, sinon suffisante, du moins nécessaire [1] » nous avons essayé d’esquisser quelques pistes de réflexion en réaction à ces onze nuances de gris censées répondre à celles et ceux qui, comme nous et quelques grévistes dans le pays, repeindraient la situation en rouge.

Un mouvement faible, un régime intact mais une victoire à portée de main ?

Toute la lecture d’Ugo Palheta a en effet pour objectif de ramener l’analyse de la situation actuelle à ce qu’il considère être une juste mesure. Il souligne l’importance du mouvement en cours tout en insistant sur son caractère absolument non révolutionnaire. Pour cela l’auteur a à cœur de « nuancer » l’ensemble des aspects de la situation en faisant ressortir toute une série d’insuffisances caractérisant la situation que nous aurions à cœur de « minorer » à coups « d’effets de manche rhétoriques ».

A en croire le texte, seuls « quelques secteurs de l’économie [connaîtraient] une véritable activité gréviste », voire « seule une petite fraction de la classe [aurait] manifesté ». Pour sous-tendre son analyse l’auteur a recours à l’argument massue du comparatisme : mai 68. « On estime qu’il y eut (…) jusqu’à 7,5 millions de grévistes (et 10 millions de personnes mobilisées), dans un pays qui comptait pourtant beaucoup moins de travailleurs·ses salarié·es qu’aujourd’hui (autour de 15 millions contre plus de 26 millions environ aujourd’hui) ». Comparaison n’est pas raison et, bien entendu, le mouvement actuel n’est en aucun cas analogue à la « révolution de mai », pas davantage à l’Automne chaud italien, respectivement les mouvements de grève les plus intenses du mouvement ouvrier occidental.

Mais il suffit de se pencher sur l’extension nationale, la densité et la composition des cortèges des journées d’action de la dernière séquence pour se rendre compte que parler d’une « petite fraction de la classe » est loin de la réalité, comme en conviennent d’ailleurs la plupart des analystes. Un seul exemple : l’Ouest armoricain. La région n’a pas été à la pointe de la conflictualité ces dernières années, hormis le mouvement des Bonnets rouges à l’automne 2013. Et pourtant, en 2023, on a vu des cortèges importants descendre dans la rue à Brest, bien sûr, mais aussi et surtout à Quimper et Morlaix, ainsi qu’à Carhaix, Quimperlé, Douarnenez, Châteaulin et Crozon, pour le Finistère, à St-Brieuc et Lannion, pour les Côtes d’Armor, mais également Dinan, Guingamp, Lamballe, Paimpol, Plaintel ou Bégard. Ces manifestations, allant d’une petite centaine de personnes à, le plus souvent, plusieurs milliers dans des villes moyennes ou petites, ne peuvent s’expliquer par la seule présence de quelques équipes syndicales enseignantes ou d’agents des services publics en grève [2]. Systématiquement, c’est l’industrie agro-alimentaire et alimentaire, le bâtiment et la construction, les marins-pêcheurs, les salariés du secteur tertiaire privé, en sus des bataillons du secteur public et para-public qui étaient mobilisés, peut-être plus massivement encore en proportion que dans les grandes villes au regard des différentes réalités démographiques locales. De mémoire de manifestant, on ne voyait pas ça depuis 1995… voire 1968. En tout état de cause, la densité de ces manifestations de l’Ouest breton au cours des dernières semaines n’est en rien d’une exception régionale et l’on pourrait multiplier les exemples montrant que le mouvement a entraîné de larges secteurs de la classe ouvrière.

Évoquant la situation « par en haut », l’auteur pêche également par excès de nuance au point de minimiser la crise de régime. Ainsi, si la mobilisation « a accentué la crise d’hégémonie », nul changement qualitatif en l’absence de « fissures dans l’appareil d’État et, plus largement, dans la classe dominante ». Certes, l’appareil État comme la bourgeoisie ne se sont pas divisés ces derniers mois. Pour autant, à défaut de « fissures », on devrait tout de même s’accorder pour constater de sacrées fêlures, pas uniquement dans le dispositif politique macronien, qui fait eau de toutes part, mais également dans le cadre plus institutionnel du régime cinquième républicain. Les mécanismes pourtant bien huilés de la Ve conçus pour résister, « sur la droite » comme « sur la gauche », à toute poussée éruptive, politique ou sociale, ont failli s’enrayer au cours des dernières semaines comme en témoigne l’emballement de la séquence parlementaire entre 49.3, motion de censure et un gouvernement qui a risqué de dévisser [3] et qui, aujourd’hui, ne tient que « grâce » aux matraques à défaut d’avoir reconquis une quelconque légitimité à travers la décision du Conseil constitutionnel.

Pour ce qui est de la classe dominante, pas de défection explicite pour l’heure, pas plus qu’il n’y en avait eu en mai-juin 68, soit dit au passage. Mais ces dernières semaines les porte-voix médiatiques de la bourgeoisie ne se sont pas privés et ne se privent pas de relayer la parole de ceux qui appellent Macron à cesser l’entêtement, jugé trop dangereux, et à trouver une sortie honorable. C’est autre chose que de savoir si Macron a un autre choix, nous y reviendrons, mais ses soutiens s’effritent et sa capacité à gouverner pendant quatre ans encore est sérieusement remise en question [4]. Faire passer l’ennemi pour plus puissant qu’il ne l’est ce n’est pas faire preuve de nuance, c’est contribuer à désarmer.

Le paradoxe est néanmoins qu’en dépit des énormes faiblesses qu’il perçoit dans la situation, l’auteur considère comme possible un recul de Macron. Il va même jusqu’à considérer une telle issue comme « le strict minimum ». Alors que l’Élysée est arcbouté sur sa réforme, non pas juste par aveuglement mais parce qu’une reculade de l’exécutif ouvrirait une crise majeure dans un contexte où les marges de manœuvre de la bourgeoisie se réduisent et où les concessions aux directions syndicales même les plus réformistes apparaissent comme toujours plus inacceptables, Ugo Palheta offre une vision enchantée des dynamiques, alimentée par l’espoir d’une victoire facile contre Macron. Ce constat lui permet de préserver la clé de voûte de son analyse, à savoir l’idée qu’il n’y aurait nul besoin d’un plan de bataille un peu supérieur à la stratégie erratique de l’Intersyndicale pour gagner, cette dernière mettant en œuvre la seule politique possible dans les conditions actuelles.

Du côté de l’Intersyndicale ou du côté de la victoire de notre classe ?

Les limites de l’analyse d’Ugo Palheta ne sont en effet pas réductibles à des débats d’appréciation sur tel ou tel aspect du mouvement en cours. Elles sont le produit d’une logique d’ensemble, marquée par un objectivisme qui exagère les limites de la situation sans jamais chercher à penser les conditions de leur dépassement. Le mouvement ouvrier révolutionnaire a pour tradition de chercher à élaborer une ou des stratégies permettant de conquérir la direction du mouvement de masse lorsqu’il entre en action et de l’orienter vers le renversement du capitalisme. A l’inverse, l’auteur semble chercher à ramener la mobilisation au « réalisme » de perspectives étroitement institutionnelles.

Cette démarche implique de décrire les limites, parfois réelles, du mouvement – à l’image de la faiblesse de son auto-organisation ou de l’absence de certains secteurs de la classe ouvrière –, en refusant de les penser autrement que comme l’expression de faiblesses inscrites dans la situation, et de les donner comme indépassables. La conséquence centrale de cette approche tient à ce que toute critique de la politique de l’Intersyndicale est évacuée, associée aux délires de groupuscules qui ne viseraient que leur « auto-construction ». Pour l’auteur, « l’hypothèse des directions traîtres du mouvement ouvrier empêchant la transformation du mouvement en véritable processus révolutionnaire » n’a en effet plus de « base objective » du fait de l’affaiblissement des organisations du mouvement ouvrier.

Ce constat permet de passer outre un ensemble de discussions pourtant centrales, à l’instar de la stratégie des journées isolées de l’Intersyndicale. Depuis le 19 janvier, l’Intersyndicale a embrassé une logique visant moins à construire le rapport de forces par la grève qu’à tenter de faire pression sur les institutions : l’Assemblée nationale d’abord, quitte pour Laurent Berger à tendre la main de façon appuyée à la droite, puis le Sénat et, plus récemment, le Conseil constitutionnel, avec le succès que l’on sait. Dans ce cadre, les journées interprofessionnelles ont été conçues comme des démonstrations symboliques et non comme un moyen de bloquer l’économie, l’appel à mettre « la France à l’arrêt » n’ayant été qu’un mot d’ordre très artificiel pour donner le change à une base aspirant au durcissement du mouvement après les premières journées.

Tout en faisant de l’absence d’un blocage réel de l’économie un aspect central de la situation, le texte minimise totalement cette question et reprend la justification même des centrales syndicales expliquant que si une « politique plus combative de l’Intersyndicale – refus des journées "saute-mouton", appel clair à reconduire la grève et à participer aux assemblées générales, etc. – aurait permis une mobilisation d’emblée plus offensive dans certains secteurs où les syndicats sont implantés », celle-ci serait entrée en contradiction avec les « limites du cadre de la mobilisation actuelle qui constitue aussi l’un de ses points forts : l’unité maintenue du front syndical, sans laquelle il est douteux que le mouvement aurait pris cette ampleur et aurait recueilli cet assentiment dans la population ». Pour l’auteur, qui cite pourtant novembre-décembre 1995, c’est oublier un peu vite qu’à l’époque la direction de la CFDT en la personne de Nicole Notat ne faisait pas partie de l’Intersyndicale, ce qui n’avait pas empêché la lame de fond sociale que l’on sait et la rébellion, à la base, de plusieurs fédérations cédétistes. C’est surtout voir le front unique au prisme du cartel des bureaucrates et non à la lumière de la pression résolue de la base. En effet, Berger est resté dans l’Intersyndicale non seulement parce que le mouvement l’y poussait mais parce que déjà lors du Congrès cédétiste de décembre, il avait été mis en minorité par ses propres troupes lorsqu’il avait abordé l’hypothèse d’un soutien à une possible réforme Borne-Macron. Du côté de la direction de la CGT, le dernier congrès de Clermont et les débats houleux dont il a été le théâtre parlent d’eux-mêmes : c’est la première fois dans l’histoire de la centrale que la direction sortante est mise en minorité et doit composer avec son opposition pour sauver les meubles. Ce n’est pas l’Intersyndicale qui a créé cet état d’esprit généralisé d’anti-macronisme et de soutien au mouvement, mais le monde du travail lui-même qui a poussé les directions à en assumer la conduite et qui les a empêchées pendant longtemps de se dérober.

De la même façon, si le fait qu’une partie des travailleurs soit restée « l’arme au pied » constitue pour l’auteur « un problème stratégique majeur pour le mouvement » que nous aurions tendance à ignorer ou à considérer comme « résolu », ce dernier se garde d’esquisser le début d’une réponse. A contrario, nous avons soulevé depuis le début de la mobilisation la façon dont le refus d’élargir le cahier revendicatif du mouvement affaiblissait sa capacité à dialoguer avec les secteurs les plus précarisés de la classe. Ces derniers ont pourtant montré ces dernières années leur capacité à lutter et à mener des grèves emblématiques, des travailleuses du nettoyage d’Onet à celles des hôtels Ibis par exemple. Pour eux néanmoins, le seul retrait de la réforme actuelle avec le maintien de l’obligation des 43 annuités ne règle rien.

En ce sens, l’intégration, par exemple, de revendications salariales, qui affleuraient partout dans les manifestations et ont donné lieu à l’éclosion de grèves tout au long du conflit - du sous-traitant aéronautique Sabena aux sous-traitants d’Air France de Samsic - aurait probablement permis de faire entrer de nouveaux bataillons du monde du travail dans le mouvement, mais aussi d’éviter que les grèves contre la réforme des retraites dans certains secteurs soient résolues localement par des accords sur les salaires… Mais l’Intersyndicale et Berger à sa tête ont systématiquement refusé tout élargissement de la plateforme de revendications.

On peut ainsi postuler qu’une autre politique pour le mouvement était possible et aurait clairement contribué à engager la bataille dans d’autres coordonnées. Ceci n’est d’ailleurs pas une simple vue de l’esprit puisque plusieurs secteurs ont cherché à construire une alternative. C’est le cas par exemple des fédérations de la pétrochimie, du rail ou de l’énergie qui ont très vite échelonné la grève en fonction d’un calendrier progressif pour préparer un départ en grève reconductible à partir du 7 mars. Si cette politique avait été celle de l’ensemble de l’Intersyndicale, il aurait été possible d’entraîner d’autres secteurs sur ces modalités, en proposant ne serait-ce qu’un appel à 24h, suivi d’un appel à une grève rectangle de 48h, puis de 72h et ainsi de suite, sur un calendrier resserré, plutôt que douze journées d’action et de manifestation espacées. Sans doute le patronat aurait-il considéré avec d’avantage d’inquiétude la séquence actuelle. Pourtant un tel calendrier de grève, distinct d’un calendrier « saute-mouton » qui n’a néanmoins pas réussi à émousser la détermination des grévistes, semble inconcevable pour Ugo Palheta.

Or, si une telle option n’a même pas été tentée, c’est parce que l’unité syndicale, dont se félicite l’auteur des « onze thèses », était dirigée par la CFDT et tenait sur le refus de politiser la mobilisation et de reprendre l’ensemble des mots d’ordre qu’elle charrie (salaires, inflation, travail, démocratie, etc.), alors même qu’elle était, d’entrée de jeu, éminemment politique. De ce point de vue, la gestion du temps de la grève par les bureaucrates syndicaux nationaux était l’expression de leur intégration ultérieure aux mécanismes institutionnels de co-gestion du système, quand bien même ledit système traite les dirigeants syndicalistes nationaux comme des kleenex. Comme le rappelle Bensaïd dans un texte que l’auteur devrait connaître, « l’unité n’a pas de valeur en soi, indépendamment de ses buts et de son contenu. L’unité, c’est l’unité pour quelque chose, pour l’action, pour des objectifs. Ainsi, quand l’unité se réalise en 1935 sous la forme du Front populaire et du pacte entre les directions socialiste et communiste, ou quand elle se reconstitue en 1981 sur la base de l’accord de gouvernement, il s’agit d’une unité bureaucratique contre la mobilisation et la démocratie du mouvement de masse. La question clé devient alors de "féconder le front unique d’un contenu révolutionnaire" (Trotski) [5] ». A rebours de cette perspective, le texte légitime l’existant, reprenant à son compte l’ensemble des arguments de la bureaucratie jusqu’à la critique des petits groupes gauchistes coupables d’aspirer à la grève générale pour faire plier Macron.

A propos du moment « pré-révolutionnaire »

L’ensemble de ces éléments expliquent qu’il soit difficile pour Ugo Palheta de saisir la notion de « moment pré-révolutionnaire » que nous avons utilisée pour caractériser le changement de séquence opéré à partir du 16 mars. Pour nous répondre, l’auteur convoque de façon étonnament « orthodoxe » des quasi lois censées permettre de définir les contours d’une situation « pré-révolutionnaire » : « un blocage conséquent de l’économie, un niveau important d’auto-organisation, un début de centralisation et de coordination nationale des mouvements en lutte, ainsi que des fissures dans l’appareil d’État et, plus largement, dans la classe dominante. [6] » A l’aune de cet idéal-type totalement maximaliste qui s’apparente à la définition léniniste de « situation révolutionnaire » [7], l’auteur peut disqualifier l’idée d’un « moment pré-révolutionnaire » en évoquant par exemple le degré, effectivement faible, d’auto-organisation actuel. Une telle approche le conduit au passage à une rupture avec la tradition dont il est issu, puisque, pour la même raison, il réduit mai-juin 68 à une « une situation avec des éléments pré-révolutionnaires »… [8]

Développée par Trotsky, la notion de situation « pré-révolutionnaire » ne peut être appréhendée de cette façon. Dans Encore une fois, où va la France ?, en mars 1935, il explique ainsi que « la situation est révolutionnaire autant qu’elle peut être révolutionnaire avec la politique non-révolutionnaire des partis ouvriers. Le plus exact est de dire que la situation est pré-révolutionnaire. Pour que cette situation mûrisse, il faut une mobilisation immédiate, hardie et inlassable des masses sous les mots d’ordre de conquête du pouvoir au nom du socialisme. C’est à cette seule condition, que la situation pré-révolutionnaire se changera en situation révolutionnaire. » La notion est ainsi indissociable de l’idée que la révolution est possible, de l’examen de ses conditions, notamment subjectives, et d’un travail concret pour penser et mettre en œuvre des politiques à même de permettre aux potentialités révolutionnaires de se développer. Comme le note Juan Dal Maso dans un commentaire de cette citation, « la situation pré-révolutionnaire ne précède pas nécessairement une situation révolutionnaire, mais constitue l’expression des difficultés de cette dernière à se développer pleinement du fait du rôle des directions ouvrières syndicales et politiques intégrées à l’État. »

De ce point de vue, il y a en effet lieu de considérer que le déclenchement de l’article 49-3 a ouvert un « moment » ou une « conjoncture » aux caractéristiques pré-révolutionnaires, qui pouvait ouvrir la voie à la consolidation d’une situation de ce type. Synthétiquement, ce moment était marqué :

1/ Par la conjugaison de la massivité du mouvement avec une radicalisation de larges secteurs de la classe. Celle-ci s’est exprimée dans les manifestations spontanées permettant l’entrée en scène de la jeunesse mais mobilisant également de nombreux travailleurs, par des sauts dans certaines grèves à l’image des raffineurs de Normandie décidant d’arrêter les installations de la plus grande raffinerie de France, ou encore par le débordement des cortèges syndicaux par les travailleurs dans de nombreuses villes de France le 23 mars.

2/ Par l’ouverture d’une forte crise par en haut, dont la motion de censure évitée à 9 voix près a été l’expression ; de même que la terreur de l’exécutif d’un retour du spectre des Gilets jaunes dont nous avons pu lire nombre d’échos dans la presse ; ou encore l’énorme intensification de la répression policière qui s’est déchaînée en réponse aux manifestations spontanées, avec des centaines d’interpellations préventives et des violences policières brutales, ainsi que la réquisition des éboueurs ou raffineurs grévistes.

3/ Par une politique d’apaisement systématique de l’Intersyndicale qui a cherché à contenir ces tendances, refusant d’appeler à la mobilisation contre le 49-3, repoussant, de l’aveu de dirigeants syndicaux, la date de mobilisation suivante à après le passage de la motion de censure pour éviter (cette fois) que celle-ci n’apparaisse comme une pression sur l’Assemblée en faveur du renversement du gouvernement, et ne disant pas un mot sur la violente répression.

Face à cette politique scandaleuse des directions syndicales, la faiblesse des éléments d’auto-organisation, caractéristique sur laquelle nous avons largement insisté depuis le début du mouvement, n’a pas permis qu’une politique alternative n’émerge à une échelle qui aurait permis d’ouvrir véritablement une situation pré-révolutionnaire, par exemple en profitant des conditions créées par le 49-3 pour lancer des initiatives allant dans le sens de durcir la grève. Pour autant, cette possibilité était plus que jamais posée à partir du 16 mars, et le 23, véritable pic du mouvement.

Plutôt que de s’interroger sur la façon dont les potentialités auraient pu se réaliser et de discuter de ce qui a, et de ce qui aurait pu être fait pour aller plus loin, afin de résoudre ces contradictions, l’analyse objectiviste de l’auteur invisibilise cette séquence et conclut, en général, que les limites qui ont empêché le basculement du mouvement témoignent de la non-maturité de la situation. Il conçoit ainsi les moments d’un cycle de façon linéaire et mécanique, sans sauts possibles ni ruptures. Dans les « onze thèses », texte se revendiquant pourtant d’une certaine filiation bensaïdienne, le temps est plat et les bureaucrates le déroulent de bout en bout sans qu’il ne soit jamais question de tournants et d’opportunités ou de moments de bascule et de dangers. Dans ce cadre, l’analyse « concrète de situations concrètes », résultat de contradictions dans le rapport de force issu de la lutte des classes, se mue en description d’un cliché statique du rapport de force, qui ne saurait jamais être qu’un adjuvant aux mécanos parlementaires...

Polarisé par les issues institutionnelles pour le mouvement, le désintérêt de l’auteur pour toutes les initiatives en faveur de l’auto-organisation est en effet inversement proportionnel à son intérêt pour « la montée en puissance et la combativité accrue de la gauche parlementaire, en particulier les 74 députés LFI qui ont contribué à fortement politiser et radicaliser [la] mobilisation (…) » [9]. Le débat sur le rôle de LFI, dont nous considérons au contraire que le mouvement a plutôt exprimé les limites stratégiques, excède le cadre de cet article. Mais il faut noter que c’est probablement le seul élément de la situation que l’auteur consent à rougir… Tout en se réclamant de l’anticapitalisme, il ne propose finalement comme seule perspective à l’énorme colère exprimée ces derniers mois que la cohabitation d’un gouvernement NUPES avec Macron, accompagnée d’un appel au militantisme syndical et à un « travail politico-culturel permettant de passer de la haine de Macron à la critique du système dans son ensemble » dont la mise en pratique est reportée sine die. Toute la onzième thèse est ainsi consacrée à la construction d’hypothèses présentant une victoire parlementaire comme la seule issue politique pour l’énorme mobilisation des derniers mois.

Construire une direction alternative ou élire un gouvernement de gauche ?

On ne peut que regretter qu’aucune direction alternative ou courants oppositionnels, en lien avec la base en grève, dans les secteurs où la reconductible a été posée, voire en lien avec les directions intermédiaires, UL ou UD, qui accompagnaient les débrayages au-delà des seules journées nationales, n’aient pu voir le jour et se construire une véritable légitimité et audience nationale. Mais ce n’est pas la faute à l’insuffisante « conscience anticapitaliste » des masses ou au recul, réel mais relatif de la subjectivité ouvrière après des décennies de rouleau compresseur néolibéral malgré des luttes de résistances et quelques victoires (1995 et 2006). C’est plutôt l’expression de l’incapacité ou de l’opposition des organisations et courants se réclamant de la transformation révolutionnaire de la société à œuvrer à la mise en place d’instances permettant à une telle alternative d’émerger, soit par attentisme et atonie, soit par choix politique conscient. C’est cela qui a permis en dernière instance que l’Intersyndicale et les réformistes au parlement soient en mesure de jouer le mauvais rôle qui a été le leur sans jamais être aucunement gênés aux entournures, ni par les deux POI-POID, désormais intégrés à LFI, ni par le NPA Besancenot-Poutou auquel se rattache l’auteur, ni par LO.

Celles et ceux qui ont tenté de le faire, et nous en faisons partie à travers la mise en place du Réseau pour la grève générale et de Comités d’action, n’ont pas pêché par antisyndicalisme primaire. C’est en effet en lien avec les secteurs les plus combatifs du mouvement syndical que ces initiatives ont pu être prises. Partout où cela nous a été possible, nous avons fait le choix de déployer nos forces militantes sur les points névralgiques du conflit, là où les enjeux étaient les plus visibles et concentrés, les matraques et les ordres de réquisition tournés. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, lors du déploiement de solidarité aux côtés des grévistes cégétistes de la première raffinerie de France, le 24 mars, le Réseau pour la grève générale ne faisait jamais que renouer avec le meilleur de la tradition du mouvement ouvrier, le « piquet volant » cher aux IWW étatsuniens du début du siècle dernier, aux équipes militantes des teamsters de Minneapolis en 1934 ou encore aux militant.es entourant de solidarité, à partir de leurs positions et usines d’intervention, la grande grève d’occupation de Fiat Turin en 1980, où se jouait le sort d’un « mois de mai qui avait duré 12 ans ». Cette fois-ci, à Gonfreville-l’Orcher, à quelques centaines, il ne s’agissait que d’une démonstration qu’une autre politique était possible. A quelques milliers, cela aurait pu marquer davantage les esprits à échelle nationale et changer la donne au moment du 49.3, alors que l’Intersyndicale ne disait rien du torrent de mesures de réquisition, violentes attaques contre le droit de grève, qui s’abattait sur des secteurs tels que les raffineries, les dépôts pétroliers mais aussi les incinérateurs de traitement des déchets et garages des éboueurs.

Pour nous, le rôle d’une organisation révolutionnaire est précisément d’œuvrer sans relâche à créer, dès que cela est possible, des organismes d’auto-organisation des masses en lutte, quel que soit le nom conjoncturel qu’elles reçoivent (interpros, comités d’action, conseils, etc.), pour permettre à la classe de déployer toute sa combativité, sa capacité d’affrontement et de se postuler comme alternative de direction, à la fois par rapport aux directions bureaucratiques telles qu’elles existent mais aussi vis-à-vis du pouvoir politique de la bourgeoisie. Pour reprendre les termes de Trotsky, nous considérons que les tâches des révolutionnaires dans la lutte des classes sont de « s’orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d’ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissent le caractère de classe de cette politique, détruisent les illusions réformistes et pacifiques, renforcent la liaison de l’avant-garde avec les masses et préparent la prise révolutionnaire du pouvoir. »

Pour Ugo Palheta, à l’inverse, l’idée même d’une « substitution d’une direction véritablement révolutionnaire aux directions syndicales (réformistes) », tâche « classique » du mouvement ouvrier révolutionnaire n’a plus lieu d’être. Puisqu’un recul de Macron sur « son projet de contre-réforme » n’impliquerait en aucun cas « d’ouvrir une situation révolutionnaire » [10], le seul horizon possible et souhaitable serait une victoire de Mélenchon comme sous-produit du mouvement. Pondéré et nuancé comme il l’est, l’auteur oppose au « maximalisme verbal et [au] fétichisme des formules passées » une proposition « articulant le retrait immédiat de la contre-réforme, la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue de nouvelles élections » qui paraît seule « à la hauteur des enjeux présents » [11], renforcée par le danger de l’extrême-droite. Accordant à des sondages récents davantage de crédit qu’à une étude sérieuse de la dynamique réelle de notre classe dans le mouvement actuel, Ugo Palheta lie en effet sa perspective au risque d’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen dont le parti « pourrait être la force politique qui profiterait le plus du rejet de la contre-réforme des retraites ».
Dans ce cadre l’auteur défend deux options. A court terme, il ne nous resterait qu’à souhaiter « réussir à entraîner largement les travailleur.ses vers une première journée de grève et de manifestation [?], parvenir à les faire participer à une assemblée générale pour décider collectivement des modalités d’action, etc. ». Puisqu’il y en a déjà eu « une première », suivie d’une seconde, d’une troisième, que nous en étions à la dixième le jour de publication des « onze thèses » et que nous en sommes à la douzième depuis le 13 avril, on ne saurait comprendre cette « ligne politique » que comme une invitation à suivre le calendrier et les méthodes de l’Intersyndicale. C’est d’ailleurs ce qu’éclaire la suite du propos : « Dans cette perspective, le mot d’ordre machinal et abstrait de dénonciation des "directions traitres" [qui ne le seraient pas, on l’aura compris], n’est pas seulement une fausse piste mais le plus souvent un obstacle ».

Le reste du raisonnement de l’auteur est un collage plus ou moins heureux et bien agencé des positions plus ou moins récentes de la direction de la LCR puis du NPA au sujet des gouvernements « de gauche » : « tout gouvernement de gauche doté d’un programme de rupture se trouverait sous une énorme pression de la classe dominante (…) nous avertit, lucide, Ugo Palheta. Seule une vaste mobilisation populaire permettrait de faire contrepoids, d’éviter une capitulation en rase campagne. La confrontation sociale qui s’enclencherait porterait en elle une dynamique fondamentalement anticapitaliste, dans la mesure où elle mènerait inévitablement, à plus ou moins brève échéance, à poser la question du pouvoir du capital ». Dans cette logique de fusée à étages, le premier, nécessaire, serait donc un gouvernement Mélenchon basé sur « une dialectique de collaboration confrontation entre le mouvement social et la gauche ». Là où le bât blesse, c’est que ce qui est présenté comme la plus pertinente, lucide et nuancée des « hypothèses de pouvoir » n’est jamais qu’une resucée de ce qui nous a été servi lors de l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras et de Syriza en Grèce, en 2015, ou vis-à-vis de Podemos, dans l’Etat espagnol, ou encore de Boric, premier président de gauche depuis Allende avec les succès que l’on sait. C’est par ailleurs ce que défendait déjà la LCR par rapport au futur gouvernement Jospin, il y a un peu plus de 25 ans, à l’issue du second tour des élections ayant suivi la dissolution. Si l’on change les termes « novembre-décembre 1995 » par « janvier-avril 2023 », « la droite » par « Macron » et « la gauche » par « la NUPES », on pourrait presque croire que la « onzième thèse » est un copié-collé de la déclaration du Bureau politique de la Ligue du 5 juin 1997 [12].

Stratégie et parti

Dans un bel article d’hommage à la trajectoire de Daniel Bensaïd publié en 2010, Stathis Kouvélakis soulignait combien le « temps de la politique », le temps de l’organisation pour faire de la politique révolutionnaire ajoutons-nous également, « est un temps complexe : c’est le temps court, celui de la décision, de l’instant où tout bascule. (…) Mais c’est aussi le temps long, de l’action quotidienne, souvent ingrate, de la lente construction, où il faut résister et lutter à contre-courant [13] ». Or les questions du caractère réellement disruptif de la lutte des classes – qui ne serait pas une simple force d’appoint pour la politique parlementaire ou hypothétiquement gouvernementale des réformistes –, de la centralité de la temporalité en politique révolutionnaire – tout ne se vaut pas, ni en termes calendaires, lors d’une grève, ni en termes de moments et de mots d’ordre – et de la politique révolutionnaire comme capacité à transformer les coordonnées de l’existant sont trois questions paradoxalement absentes de ces « onze thèses ». Plus qu’une réflexion sur l’hypothèse stratégique telle qu’elle devrait se décliner aujourd’hui, c’est un hypothétique acte d’allégeance – car non complètement assumé dans ses contours organisationnels – au mélenchonisme qui est présenté.

Ces « onze thèses » posent entre les lignes la question de l’organisation : est-elle un appendice du réformisme du possible, qui utilise à son tour le mouvement de notre classe comme un appendice supplémentaire de ses combinaisons politiques ? Ou, à l’inverse, est-elle une force au service de la classe, dont l’importance se mesure, comme dirait Gramsci, à son apport à la classe en termes de capacité à s’auto-organiser, à s’auto-représenter et à lutter pour ses intérêts en complète autonomie et en vue d’un projet radicalement distinct - le seul possible et nécessaire en ces temps de catastrophe capitaliste et écologique - le socialisme ? Après avoir défendu ces positions, en direction de l’ensemble de l’extrême gauche, au sein du NPA, nous poursuivons aujourd’hui ce combat en tant qu’organisation indépendante, non pas auto-suffisante, en vue de notre « auto-construction », mais en essayant modestement de faire des apports à notre classe et à ses luttes et dans la perspective de jeter les bases d’une gauche révolutionnaire à la hauteur de la situation que nous vivons.

Davantage que faire les porte-drapeaux bleu-blanc-rouge de Mélenchon ou se faire l’écho de la Marseillaise chantée à pleins poumons par les député.es de la NUPES, nous préférons dire, comme les manifestant.es ayant afflué à Berlin d’un peu partout en Europe contre la guerre du Vietnam en février 1968, accusés de n’être qu’une portion congrue d’agitateurs marginaux, « wir sind eine kleine, radikale Minderheit ! [14] », à savoir une poignée de « petits groupes » pour le dire avec les mots de Palheta. « De retour à Paris, note Bensaïd dans "Une lente Impatience", cette "petite minorité radicale" redoubla d’ardeur [15] ». Au cours des mois et années suivantes, l’histoire lui a donné raison. A charge de l’actuelle génération ouvrière et militante qui réalise en ce printemps 2023 l’une de ses expériences les plus avancées, confirmation hexagonale que nous sommes bel et bien entrés dans un nouveau cycle international de confrontation avec le capital, de porter ce combat pour la révolution avec autant de radicalité et cette fois-ci, se donner les capacités de le mener jusqu’au bout. C’est ce à quoi, modestement, mais avec détermination militante, nous souhaitons contribuer avec celles et ceux qui veulent rejoindre le combat.

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NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p.353.


[2] Cela est d’autant plus vrai que la jeunesse lycéenne a été, dans toute la première phase du mouvement, très en retrait dans ces localités qui ne comptent pas, pour la plupart, d’antenne universitaire ou d’université. C’est donc des cortèges d’adultes et non de jeunes ou de jeunes adultes qui composaient le gros des troupes.


[3] On rappellera, pour mémoire, que le 49.3 et la motion de censure ont été conçus pour amuser la galerie par Michel Debré : pour « faire semblant » que le Parlement, s’il voulait jouer au parlementarisme, pouvait avoir voix au chapitre, mais le condamnant, à travers ces mécanismes de « parlementarisme rationnalisé », à être une simple chambre d’enregistrement. C’est bien la raison pour laquelle à la seule exception de 1962, aucun gouvernement n’est jamais tombé sur une motion de censure. Cette fois-ci, cependant, Borne et Macron ont sérieusement sentis passer le vent du boulet. Comme si le ressort du mécano gaulliste était cassé, reflétant un peu plus la crise hégémonique que traverse la bourgeoisie hexagonale.


[4] Macron s’est révélé depuis le début de son premier mandat et plus encore avec la réforme des retraites, un démocrate procédural, vidant de sa substance les mécanismes traditionnels de la démocratie bourgeoise. Il se contente d’être « dans les clous constitutionnels » à défaut d’être légitime et encore moins convaincant. La dernière séquence le démontre encore avec le projet de réforme des retraites présenté comme appendice au Projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2023, l’usage de l’article 47.1 pour limiter le temps des débats, le vote bloqué au Sénat puis article 49.3 au Parlement, le tout complété par la matraquée (là encore prévue par la loi fondamentale), dès lors que ça menace de déborder. Au niveau législatif, cette tendance pourrait même aller en s’aggravant si la séquence actuelle était « enjambée », comme le souhaite l’exécutif, ce qui reste encore compliqué à concevoir : il ne resterait plus qu’à Macron la gouvernance technique, à défaut de la gouvernabilité réelle qui suppose, a minima, un consensus et un bloc social qui aille au-delà d’un corps électoral étroit, sans récit, ni souffle ni projet autre que défendre des textes de loi fragmentés que la présidence pourrait faire passer au coup par coup grâce à des majorités ad hoc.


[5] Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, Montreuil, La Brèche, 1987.


[6] L’auteur aurait pu également évoquer la question du rôle du parti révolutionnaire, bien distincte de la simple vraie gauche qu’il appelle de ses vœux. Un oubli loin d’être anodin.


[7] Rappelons que pour Lénine celle-ci se caractérise par l’articulation de trois éléments : « 1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet", crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. (…) 2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante. »


[8] Un débat quant à la caractérisation de mai-juin 68 dépasse bien entendu le cadre de cet article. Pour nous – mais l’analyse est partagée, historiquement, par toute une frange de la gauche révolutionnaire – en dépit de l’absence de cadres d’auto-organisation et d’un parti révolutionnaire, mai-juin 68 a bien représenté, par la puissance de la grève, les méthodes déployées, la mobilisation de l’ensemble de la classe ouvrière et de la jeunesse, une situation révolutionnaire qui a placé la bourgeoisie et son grand homme, « Mon général », dans les cordes. En dépit de son résultat immédiat – que l’on ne saurait limiter comme le fait Palheta à l’élection quelques semaines plus tard de la majorité la plus à droite de l’histoire de la Ve République – le processus de mai-juin coïncide avec l’ouverture du dernier cycle international de contestation de l’ordre établi, à l’Ouest comme à l’Est ou dans le Sud global ; un cycle de contestation, poussée ouvrière et populaire, qui va s’étendre sur plus d’une décennie et demie, entre 1968 et 1984, et dont nous payons encore aujourd’hui le poids de la défaite incarnée par la « révolution néo-libérale » et ce que nous appelons la « restauration bourgeoise ». Ce qui est vrai à échelle internationale l’est également à échelon hexagonal puisque la poussée de mai va s’exprimer tout au long des « années 1968 » et ne prendra fin qu’avec la Mitterrandie et l’austérité. En France, c’est en effet la social-démocratie, avec l’appui du PCF, qui va jouer, au début des années 1980, le rôle des Reagan et des Thatcher.


[9] Dans son rôle d’intermédiation entre la gauche plus ou moins extrême et la gauche réformiste plus ou moins radicale, en l’occurrence entre LFI-NUPES et le NPA Besancenot-Poutou, l’auteur avance à propos de mai 1968 l’idée qu’il y aurait eu, tout autant qu’à l’extrême gauche, des militant.e.s qui auraient bataillé au sein du PCF pour « la nécessité d’une rupture révolutionnaire ». Quel que soit le bilan critique que l’on puisse tirer de l’extrême gauche soixante-huitarde hexagonale notamment trotskyste (PCI-OCI, VO-LO et PCI-JCR-LC-LCR), il est fort de café de la mettre au même niveau que de soi-disant secteurs qui auraient existé au sein du PCF et qui auraient combattu pour une telle perspective. A travers sa direction et ses cadres, pendant et après 1968, à l’instar des autres partis communistes ouest-européens de l’époque, en Italie, dans l’Etat espagnol ou au Portugal, le PC français est un parti de l’ordre. Opter pour un autre récit, c’est travestir l’histoire pour, à nouveau, mieux maquiller le présent : repeindre en rouge les courants (et sans doute leurs député.e.s et cadres) qui au sein de LFI défendraient la nécessité d’une rupture révolutionnaire et que la tendance du NPA soutenue par l’auteur ne s’est pas encore complètement décidée de rejoindre.


[10] Même si c’était le cas, le pari de l’auteur qui appelle de ses vœux à un gouvernement de gauche ne varierait de toute façon pas d’un iota. Convoquant indirectement Nicos Poulantzas et ne reprenant de Bensaïd que son analyse du démocratisme bourgeois comme horizon quasi indépassable, il y aurait, en cas de processus révolutionnaire selon l’auteur, une dualité « entre l’État bourgeois et des formes de pouvoir populaire extérieurs à l’État, mais aussi au sein même de l’État » [nous soulignons]. Par ailleurs, « dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, [on] ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au "socialisme par en bas", mais en interférence avec les formes représentatives », en l’occurrence parlementaires si l’on lit entre les lignes. Hors majorité parlementaire NUPES, avec ou sans processus révolutionnaire, point de salut, selon Ugo Palheta.


[11] Il est surprenant que l’auteur reprenne ainsi à son compte ce qui a été la ligne politique de Jacques Chirac après « l’hiver de notre mécontentement », le grand mouvement de novembre-décembre 1995 : le président suspend le Plan Juppé, dissout l’Assemblée le 21 avril 1997 et la gauche arrive au pouvoir. Il s’agissait de servir sur un plateau d’argent à un « gouvernement de gauche » (en l’occurrence « plurielle », intégrant le PS, les chevénementistes, les écolos, le PCF et… Mélenchon) la mission que la droite n’avait pas pu mener à bien, en l’occurrence d’être le plus privatisateur et « réformateur » jusqu’alors de la Vème. On sait comment cela a fini, en avril 2002 : avec l’élimination de cette même gauche du second tour et le match Chirac-Le Pen, première expression de la crise d’hégémonie qui, depuis, a continué à s’aggraver pour la bourgeoisie et ses représentants.


[12] En voici un extrait, long mais éclairant : « Nous nous sommes rassemblés pour mettre la droite en échec. Cette victoire, notre victoire, est d’abord la revanche de la grande mobilisation de novembre et de décembre 1995 ! La gauche, qui vient d’obtenir une large majorité, doit répondre aux aspirations populaires et rompre avec la politique de la droite. Les désastres du passé ne sauraient se rééditer. Ne l’oublions pas : le Front national a confirmé qu’il se trouvait en embuscade, cherchant à récupérer le désespoir dans lequel le libéralisme et Maastricht plongent des millions d’hommes et de femmes. De nouvelles déceptions à gauche lui ouvriraient un boulevard. Attendre, différer les mesures d’urgence qui s’imposent pour desserrer l’étau du libéralisme maastrichtien, laisserait au patronat et à la finance le temps de se reprendre, de spéculer pour faire pression sur le nouveau gouvernement. On prendrait le risque d’anéantir l’espoir qui vient de naître. Nul n’imagine que tout peut se faire tout de suite. Mais un changement de cap doit se manifester dès les prochaines semaines et refléter nettement la volonté de mettre en œuvre une autre politique, répondant aux attentes de l’électorat populaire. (…) Seule, la mobilisation de tous et toutes vaincra demain les résistances au changement. Un gouvernement de gauche sans la mobilisation sociale est voué à l’échec. En 1981, c’est l’inexistence d’un grand mouvement populaire qui a permis que soient bradées les espérances du monde du travail. Aujourd’hui autant qu’hier, des mesures authentiques de lutte contre le chômage, contre les privilèges, contre les inégalités s’affronteront à de puissants intérêts. Notre seule garantie réside donc dans un mouvement encore plus puissant que celui de novembre-décembre 1995, associant salariés et chômeurs, secteur public et secteur privé ». C’est, dans les grandes lignes, ce que défend aujourd’hui le NPA tendance Besancenot-Poutou et que décline, sur un autre ton, Palheta sur Contretemps : un appel à un gouvernement LFI-NUPES éventuellement élargi « sur sa gauche ».


[13] Stathis Kouvélakis, « La dialectique du temps et de la lutte », Ligne n°32, 2010, p.66.


[14] [« Nous sommes une petite minorité radicale. »]


[15] Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004, p.79.