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1919, Premier mai sans pareil ?
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1919, Premier mai sans pareil ? (revolutionpermanente.fr)
Au printemps 1919, la CGT et les socialistes français ont refusé d’appuyer le développement d’une grève politique de masse en dépit de la radicalité des revendications ouvrières de l’époque et de la violence de la répression des manifestations parisiennes du 1er mai. Quel bilan en tirer depuis 2023 ?
Dans l’histoire sociale française, le mois de mai 1919 tient une place originale puisqu’il apparaît à la fois comme le point d’aboutissement partiel de certaines revendications portées par les socialistes depuis les années 1860 et comme un moment de reprise du mouvement social étouffé pendant la Première Guerre mondiale.
Malgré l’octroi de la journée des 8 heures en France, un Premier mai de combat
En 1919, après plus de quatre ans de conflit et une période presque aussi longue « d’union sacrée », la Confédération générale du Travail (CGT) appelle de nouveau les travailleurs français à faire grève et à descendre dans la rue le jeudi 1er mai. Malgré la compromission de la plus grande partie des sociaux-démocrates européens entre 1914 et 1918, il s’agit pour la CGT de renouer avec un rituel initié en 1889 par la Deuxième Internationale. Entre 1890 et 1914, les « prolétaires de tous les pays » ont en effet revendiqué, chaque 1er mai, par la grève ou par l’organisation d’événements festifs, la journée de huit heures de travail.
Dans un contexte social explosif, marqué par « la vie chère », la reconversion de l’économie de guerre et le chômage qui résulte de la démobilisation des soldats et du licenciement de nombreuses femmes et travailleurs étrangers ou coloniaux, mais aussi par l’écho, si proche, de la Révolution russe de 1917, le gouvernement de Georges Clemenceau espère que le vote précipité de la loi sur la journée des huit heures le 23 avril 1919 empêchera une démonstration de force du prolétariat français. Cette loi de principe ne suffit cependant pas à satisfaire les aspirations des travailleurs et un nouveau mot d’ordre émerge aussitôt : l’application immédiate de la loi du 23 avril dans toutes les entreprises de France. Alors que les manifestations du 1er mai sont interdites dans Paris et dans toute sa banlieue, Léon Jouhaux, secrétaire de la CGT qui a pourtant contribué à faire fonctionner l’économie de guerre française pendant le conflit, maintient l’appel à défiler.
Au soir du 1er mai 1919, Jouhaux fait partie, comme le député socialiste Paul Poncet, des centaines de blessés faits par la répression militaire et policière. À Paris toujours, l’ouvrier Charles Lorne et l’employé Alexandre Auger meurent de blessures infligées par les forces de l’ordre. Après cette journée particulière, les instances dirigeants de la CGT se refusent d’aller vers l’affrontement [1]. La réticence des dirigeants de la gauche française à appuyer, après de tels événements, la construction d’une grève de masse au printemps 1919 demeure ainsi un objet d’étonnement et d’étude pour les historiens du mouvement social français.
1919 : L’horizon d’une révolution anticapitaliste globale
Pour rendre compte de la violence et de la radicalité du 1er mai 1919 à Paris, il convient de ne pas considérer isolément cette journée d’action. Il faut au contraire la réinscrire dans une séquence historique plus vaste. C’est le projet que mène l’historien états-unien Tyler Stovall dans sa monographie intitulée « Paris et l’esprit de 1919 : lutte des consommateurs, transnationalisme et révolution » [2]. Si l’historien états-unien juge dès l’introduction de cet ouvrage resté inédit en français que, contrairement à Petrograd, Berlin ou Bucarest, Paris ne se trouvait pas dans une situation ouvertement révolutionnaire au printemps 1919, la perspective d’une révolution mondiale n’a jamais été selon lui aussi proche pour le monde du travail, en France, que cette année-là [3].
Parce que l’année 1919 a été porteuse d’une espérance révolutionnaire inégalée, Stovall affirme qu’elle mérite de tenir dans l’histoire sociale française une place aussi centrale que 1968. Il estime ainsi que 1919 a été plus cruciale que l’année suivante, alors même que 1920 est a été marquée par la plus grosse grève organisée par la CGT depuis sa création en 1905 et par la naissance du Parti communiste français (PCF). Parce qu’il privilégie l’étude des formes de politisation de la vie quotidienne à l’histoire institutionnelle, Stovall interprète la grève générale manquée de 1920 et la création du PCF comme deux formes d’institutionnalisation décevantes et bien en deçà de l’élan révolutionnaire qu’ont connu en 1919 Paris et sa banlieue. Il rappelle qu’entre le printemps 1919 et le début de l’année 1920, la vie en région parisienne a foisonné d’initiatives populaires décidées hors des structures rigides des partis politiques et des syndicats.
Face à l’inflation qui, au contraire des combats, ne s’est pas arrêtée le 11 novembre 1918, plusieurs comités de vigilance émergent au printemps 1919 pour en combattre les conséquences depuis la base et à l’échelle du quartier. Dans le cadre de ces comités, des ménagères et des travailleurs manifestent conjointement sur les marchés de Paris et de la banlieue ouvrière. Cette protestation dans l’espace public est une forme d’action directe bien plus subversive que les achats groupés auxquels recourent les comités de vigilance en 1920, une fois dissipé l’esprit révolutionnaire de 1919. Elle rappelle les « taxations populaires » mises en œuvre par les classes populaires depuis l’époque moderne [4]. Ces initiatives de consommateurs auto-organisées à l’échelle des quartiers ne suscitent pas l’intérêt ou le soutien de l’immense majorité des leaders de la gauche. Lors du congrès de la CGT en 1920, même la fraction minoritaire réputée révolutionnaire n’aborde pas la vie chère au rang des priorités militantes !
Les grèves sauvages du printemps et de l’été 1919 sont traitées avec le même désintérêt que les comités de vigilance par les instances dirigeantes de la CGT. Parallèlement à leur implication dans les luttes contre la vie chère dans leur quartier de résidence, certains travailleurs de la région parisienne décident également d’agir sur leur lieu de travail pour ne pas s’en tenir à la stratégie de négociations retenue par leur fédération et leur confédération syndicales. Déçus par la convention collective négociée par la fédération des métaux au début de juin 1919, les métallurgistes parisiens commencent une grève sauvage pour obtenir, en plus de la journée des 8 heures, la semaine de 44 heures. La massivité de cette grève sauvage qui réunit plus de 100 000 grévistes dès son premier jour contraste avec la prudence de la direction de la CGT, avant tout soucieuse de replacer le mouvement sur un terrain strictement économique.
Étudié en détail par Nicolas Papayanis dans un article de 1975 [5], le divorce évident entre une base parisienne combattive et révolutionnaire et une direction nationale soucieuse de ne pas se laisser déborder par de jeunes militants récemment politisés explique pour Gérard Noiriel [6] l’étonnant « refoulement » de l’année 1919 dans la mémoire ouvrière française, alors même qu’un tel conflit est encore porteur d’enseignements en 2023.
Grève économique contre grève politique
Vues depuis 2023, les hésitations stratégiques de la direction du mouvement syndical pendant les années 1919 et 1920 et son incapacité à accompagner les multiples actions auto-organisées à la base sont toutes les deux instructives. Le détour historique se justifie également dans la mesure où, au plus fort de la pandémie de Covid-19, les membres du gouvernement répétaient à l’envi que nous étions « en guerre ». Même si cette analogie est largement contestable et que la France ne se trouve pas actuellement dans « une sortie de guerre » au sens strict du terme, elle traverse néanmoins une période de transition dont le contexte est marqué, comme en 1919, par une forte inflation, par une guerre bien réelle qui continue à faire rage à l’est de l’Europe et par une pression forte de la part des représentants du patronat français pour revenir « à la normale », c’est-à-dire pour redéfinir les modalités d’une politique économique nationale dont la seule constante est de rester favorable aux intérêts du capital.
Comme en 1919, les capitalistes français sont aujourd’hui soucieux d’obtenir que l’État déconstruise au plus vite les dispositifs d’exception mis en place pour assurer le maintien de l’activité des travailleurs essentiels pendant une période de crise aiguë. En 1919 comme en 2023, un tel retour au « libéralisme » heurte profondément la majorité de la population française puisque les déséquilibres économiques, liés à la crise et amplifiés par les stratégies des entreprises, n’ont eux pas été résorbés.
Si les historiens de la France du XXe siècle débattent encore de l’existence ou non d’une situation pré-révolutionnaire en France en 1919, un point fait depuis longtemps consensus : au printemps et à l’été 1919, le maintien par la direction du mouvement ouvrier de revendications strictement économiques et nationales a pesé lourd dans l’arrêt prématuré d’un des mouvements sociaux les plus massifs et les plus profonds que la France a connus. En refusant de lier la lutte contre l’inflation aux revendications sur le temps de travail, en ne soutenant pas les grèves sauvages des secteurs les plus combattifs et en niant contre toute évidence le caractère politique et anticapitaliste du mouvement social de 1919, la direction de la CGT a condamné elle-même à l’échec ses initiatives en faveur d’un combat révolutionnaire global.
Échaudés par le court-circuitage de leur grève massive, les métallurgistes parisiens font en effet partie des nombreux ouvriers qui ont refusé de prendre part à la grève générale du 21 juillet 1919 pour la paix et contre l’intervention occidentale dans la guerre contre la Russie bolchévique. Sans le soutien de sa base la plus combattive, la CGT a été contrainte de renoncer à sa participation à un événement transnational qu’elle avait organisé avec ses homologues européens. À la veille d’un autre 1er mai qu’on annonce profond et massif, il est toujours temps de méditer cette leçon d’histoire longtemps refoulée.
***
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] De l’autre côté de l’Atlantique, le mouvement ouvrier états-unien compte également ses morts après le 1er mai. Ainsi, à Cleveland, dans l’Ohio, aux Etats-Unis, la police et l’armée ont tué deux manifestants en réprimant, à coups de charges équestres et de tanks, des socialistes qui refusaient de cacher leurs drapeaux rouges. Passé à la postérité sous le nom de May Day Riots (« émeutes du premier mai »), cet épisode est un des points d’orgue de la First Red Scare (« premier épisode de peur rouge ») qui saisit les autorités aux États-Unis, entre 1919 et 1920 et conduit à une répression extrêmement sévère des mouvements de gauche.
[2] Stovall, Tyler, Paris and the spirit of 1919 : Consumer Struggles, Transnationalism and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2012
[3] Au printemps 1919, une vague d’émeutes contre la vie chère inaugure le Biennio Rosso (« les deux années rouges ») en Italie. Dans un contexte de forte agitation sociale et politique, une République soviétique hongroise inspirée par Octobre 1917 est installée le 21 mars 1919 à Bucarest. Au-delà des frontières de l’Europe, des mouvements sociaux de grande ampleur sont recensés à la même époque en Inde et en Égypte alors que Buenos Aires est le théâtre, en janvier 1919, d’une « Semaine tragique ». Dans la jeune république allemande agitée de tensions révolutionnaires, le gouvernement juge plus prudent d’accorder un jour de congé exceptionnel aux travailleurs. Ce n’est donc pas un hasard si Trotsky, alors Commissaire du peuple pour l’Armée soviétique, décrète que le 1er mai 1919 pourrait être le premier jour d’un assaut du prolétariat européen contre la bourgeoisie impérialiste et responsable de la Première Guerre mondiale.
[4] Stovall, Tyler, « Du vieux et du neuf : économie morale et militantisme ouvrier dans les luttes contre la vie chère à Paris en 1919 », Le Mouvement social, n° 170, janvier 1995
[5] Papayanis, Nicolas, « Masses révolutionnaires et directions réformistes : les tensions au cours des grèves des métallurgistes français en 1919 », Le Mouvement social, octobre-décembre 1975
[6] Noiriel, Gérard, « Les Grèves de 1919 en France : Révolution manquée ou mouvement d’humeur ? », French Politics and Society, vol. 8, n° 1 (hiver 1990), p. 48-55