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Pour changer la société, radicalisons les alternatives
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pour changer la société, radicalisons les alternatives (reporterre.net)
Dix ans après notre « tour de France des alternatives », nous repartons en reportage. En nous interrogeant : contribuent-elles vraiment à la transformation sociale ? Nous dirigent-elles vers la sortie du capitalisme ?
Il n’y a pas d’alternative. Telle fut l’idée forte de la fin du deuxième millénaire. Le jadis redoutable mouvement ouvrier était défait, atomisé. Le capitalisme paraissait tout-puissant, éternel. Pour beaucoup, refroidis par les errances des expériences communistes du XXe siècle, la révolution n’était même plus souhaitable. C’était la fin de l’histoire. Il allait falloir s’y faire. Mais l’espoir est têtu. L’abandon de la perspective révolutionnaire par une majorité a conduit de plus en plus de personnes à s’intéresser à ce qu’il était possible de faire dès aujourd’hui, sans attendre la fin du capitalisme.
À partir des années 2000, des initiatives locales, dans tous les domaines de la vie (alimentation, transport, logement, travail, santé, éducation, loisirs) se sont multipliées. Ces expériences ont été nommées révolutions minuscules, utopies concrètes ou, plus fréquemment, alternatives. Celles-ci se sont multipliées et ont bénéficié d’un large écho médiatique. Des milliers d’articles et des dizaines de livres ont été publiés et plusieurs films ont été réalisés à l’instar de Demain, vu au cinéma par plus d’un million de personnes. Avec Reporterre, j’ai participé à alimenter cet engouement avec le livre Le tour de France des alternatives (Seuil) publié en 2014 et à travers la rubrique « alternatives » du média.
Dix ans après, nous lançons une nouvelle série de reportages avec un regard que le recul a rendu plus critique. Nous nous sommes rendus partout en France pour raconter comment ces expériences ont transformé la vie des personnes qui y prennent part et pour nous plonger dans les effets qu’elles ont sur la société. Avant toute chose, définissons ce qu’est une alternative et interrogeons-nous : quel est leur potentiel de transformation radicale ? Quelles sont leurs limites ?
Qu’est-ce qu’une alternative ?
Toute proposition concrète s’écartant des manières dominantes de vivre, de produire, de s’organiser a pu être qualifiée d’« alternative ». Des « écocitoyens » qui tentent de réduire leurs déchets, une épicerie autogérée dans un quartier et les « alter-entrepreneurs » dirigeant des multinationales « écologiques » côtoient dans cette catégorie fourre-tout des expériences de lutte frontales contre le capitalisme comme la zad de Notre-Dame des Landes.
Ce n’est pas leur statut (coopérative, collectif, association…) qui définit la radicalité des alternatives, mais leur positionnement politique. Veulent-elles aménager le capitalisme ou le dépasser ? Se voient-elles comme des fins en soi ou comme des outils au service d’une transformation sociale radicale ? Deux grandes tendances se dessinent : les alternatives modérées et les alternatives radicales.
Les alternatives radicales visent la sortie du capitalisme
Les alternatives modérées (ou altercapitalisme) visent à construire « à côté » ou à l’intérieur du capitalisme, sans l’affronter. Elles se disent pragmatiques et apartisanes. Elles revendiquent même leur absence de positionnement politique en dehors de grandes valeurs consensuelles (écologie, démocratie, solidarité, partage, etc.). Elles proposent un engagement et ont un discours sans adversaire afin d’embarquer le plus de monde possible dans l’aventure et de ne pas se priver de clients, de participants ou de financements potentiels. Elles prennent la forme de coopératives, de circuits courts, de monnaies alternatives, de jardins partagés, de tourisme alternatif, d’adeptes du faire soi-même… Un annuaire participatif tente même de les recenser.
Plusieurs réseaux ont tenté de les relier comme celui des Villes en transition ou des Colibris. Leur postulat est que la diffusion des alternatives viendra petit à petit changer le monde, sans avoir à se confronter avec l’existant et que leur caractère concret finira par convaincre largement, au-delà les clivages habituels.
Les alternatives radicales ne croient pas en la transition d’un capitalisme prédateur vers une société juste par la simple force de conviction et l’exemplarité des alternatives. Leur objectif n’est pas simplement de relocaliser l’agriculture ou de rendre plus écologiques et conviviaux les habitats mais de contribuer à la sortie du capitalisme. Elles marchent sur deux pieds : l’expérimentation concrète d’autres manières de vivre et la lutte contre ce qui fait obstacle à leur généralisation. Les zad en sont un bel exemple.
Citons aussi le Syndicat de la montagne limousine et tous les autres regroupements d’habitantes et habitants d’un territoire qui se battent pour arracher les communs (eau, forêts…) à la prédation capitaliste et les prendre en charge collectivement. Ainsi que cette Amap anarchiste, cette cantine qui nourrit les luttes ou l’Atelier paysan, qui vise à outiller les paysans face à l’agro-industrie.
Cage de fer du capitalisme
Les frontières entre ces deux catégories ne sont pas étanches. Certaines alternatives modérées, parce qu’elles favorisent des rapports sociaux différents, recréent du collectif et des espaces de discussion, permettent aux personnes qui y prennent part de se politiser.
Combien de personnes qui rêvaient de transition douce ont réalisé chemin faisant que le cadre actuel n’était pas favorable à l’épanouissement d’alternatives ? L’utopie est rarement viable économiquement. Certaines ferment rapidement boutique faute de rentabilité, comme c’est le cas de plusieurs collèges alternatifs en Bretagne ces dernières années. D’autres arrivent à survivre économiquement mais au prix de tellement de temps et d’énergie qu’elles n’en ont plus pour leurs activités politiques. Un membre d’une coopérative dans le domaine de la communication me disait que pour lui et ses camarades autogestion rimait avec autoexploitation. On peut également citer les structures alternatives comme Kokopelli (mais ce n’est pas un cas isolé) qui reproduisent le pire des pratiques managériales pour assurer leur survie.
Quand ce n’est pas le diktat de l’économie qui bride celles et ceux qui tentent un pas de côté, l’État s’en charge. Les personnes vivant en habitat léger ou encore celles qui aspirent à l’autonomie énergétique en font la dure expérience. Un village des alternatives qui proposait des discussions sur la désobéissance civile s’est vu retirer ses subventions. Nous pensons aussi au paysan Jérôme Laronze, tué par les gendarmes parce qu’il refusait de se plier aux normes imposées par l’agro-industrie, à Rémi Fraisse tué pour avoir voulu défendre la zad de Sivens, et à bien d’autres qui subissent la violence de la répression.
Les alternatives ne peuvent prospérer que dans la mesure où elles ne gênent pas les intérêts du capitalisme. Elles sont comme des plantes dont la croissance est limitée par un pot qui empêche leurs racines de se développer et ne pourront s’épanouir pleinement qu’une fois ce pot brisé. Mais qu’est-ce qui dans les alternatives contribue à fissurer le pot, à y créer des brèches ou, au contraire, à le renforcer ?
Se libérer de la logique marchande
Une des critiques souvent formulées à l’égard des alternatives modérées est qu’elles permettent aux personnes (majoritairement privilégiées) qui y participent de s’aménager un cocon alternatif relativement préservé de la violence du monde. « Jamais le but n’est de faire cesser le désastre, mais de trouver rapidement comment s’en prémunir en se donnant une moins mauvaise conscience », peut-on lire dans la revue Sortir de l’économie. En laissant penser qu’il est possible de rendre le capitalisme plus juste, plus local, plus écologique ou plus démocratique, elles masquent les antagonismes de classe qui structurent la société et constituent, comme le pense le Comité invisible, « une alternative au combat, une alternative à la Commune ». À l’inverse, quand elles affirment leur refus de l’ordre établi, les alternatives ont moins à craindre d’être récupérées et d’offrir au capitalisme à la fois un supplément d’âme et une nouvelle source de profits.
Quand elles jouent avec les règles du jeu capitaliste, les alternatives contribuent à enfermer notre imaginaire dans un monde où la propriété privée, le salariat, la monnaie seraient indépassables. À l’inverse, toutes les initiatives qui déploient d’autres formes de production et de partage libérées de la logique marchande (la gratuité, la production par et pour une communauté plutôt que pour le marché, le prix libre), permettent d’écarter les barreaux de la cage de fer, de fissurer le pot.
Nous partons donc à la rencontre de ces expériences avec en tête ces hypothèses et ces questionnements. Nous ne sommes pas à la recherche d’alternatives parfaites, d’exemples à reproduire. Pour nous aider à nous frayer un chemin hors des marécages du présent, leurs limites nous apprendront autant que leurs réussites.
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