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Un personnage encombrant nommé Paul Lévi
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
A propos du livre de Jean Numa Ducange, « La République ensanglantée » (1)
L’auteur, né en 1980, est professeur d’histoire à l’université de Rouen Normandie ; il a travaillé sur la Révolution française et sur l’histoire du mouvement ouvrier au XIXe et XXe siècle. Par ailleurs, il a animé avec Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis et Jean Salem le Séminaire Marx au XXIe siècle. Il siège au conseil scientifique de la fondation Gabriel-Péri, il est membre de la fondation Jean-Jaurès. Actuellement il anime la revue Molcer (Mouvement Ouvrier Luttes de classes et Révolutions)(2) : je ne peux que saluer, dans la crise que traverse les représentations du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale, la volonté d’ouvrir une discussion sur l’histoire des défaites et des victoires pour ouvrir aux générations à venir des pistes de réflexion et d’action, car sans appropriation du passé il n’y a pas d’avenir. Si mon propos est quelque peu polémique, il s’inscrit dans ce cadre de la libre discussion :
« …[Molcer] Son comité de rédaction composé d’historiens, d’enseignants et de militants vise, en effet, à défendre et à faire connaître la mémoire et l’histoire du mouvement ouvrier, de ses courants, de ses victoires comme de ses défaites. Pluraliste et attaché à la démocratie ouvrière, il acceptera l’échange, la contradiction et le débat, en écartant tout ce qui relève de la distorsion des faits et de l’instrumentalisation de l’histoire… »
L’auteur pose le décor : la révolution gagne Berlin le 9 novembre, c’est elle qui entraîne l’effondrement de l’empire et la chute de Guillaume, et non les accords d’armistice passés entre les belligérants le 11. Au balcon du palais royal, après avoir été longtemps en prison pour ses positions antimilitaristes, Karl Liebknecht proclame la « République socialiste d’Allemagne » : « Jamais plus, dit-il, un Hohenzollern ne mettra les pieds ici. ». A Moscou est né un an plus tôt la République soviétique. L’historien écrit : « Quelques heures plus tôt, au balcon du Reichtag, Philippe Scheidemann lui aussi proclame la République… mais ayant à l’esprit l’instauration d’une démocratie parlementaire, éloignée des soviets. Deux Républiques, deux orientations… » Telle est l’équation politique à laquelle le mouvement ouvrier allemand, dans toutes ses composantes, va être confronté de 1918 à 1923.
Paul Lévi, discrètement évoqué ?
Cette première offensive révolutionnaire met en lumière les oppositions au sein de la social-démocratie. Dès 1917 la mobilisation contre la sale guerre dans la société et dans le SPD donne naissance à un parti, l’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne), issu du SPD mais radicalisant ses positions politiques, un parti que Trotsky caractérisera de « centriste », ou cherchant les voies d’une action révolutionnaire à partir d’une tradition social-démocrate. C’est du 4 au 7 décembre 1920 que l’USPD au congrès de Halle fusionne avec les spartakistes dans le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands).
A ce sujet, l’historien va consacrer les cinq petites lignes suivantes à Paul Lévi :
« À la sortie du congrès de Halle, une double tendance se dessine dans la nouvelle organisation (KPD). D’un côté il existe un communisme unitaire irréaliste, favorable à l’union sur des points précis avec les sociaux-démocrates, incarné par Paul Lévi et Ernst Däumig. Il s’oppose à un communisme insurrectionnel et impatient qui séduit nombre de militants voulant en découdre et mettre la révolution socialiste à l’ordre du jour. » (page 84)
Voilà celui qui, après la disparition de Rosa Luxembourg, dont il assume pleinement l’héritage et la continuité politique, révolutionnaire à la jonction des courants spartakistes, bolcheviques, zimmerwaldiens, principal fondateur du KPD, exécuté en un paragraphe. Lévi « irréaliste »… parce que « se prononçant pour des points précis d’accord », avec le SPD.
Où notre historien a-t-il vu que Lévi rejetait l’insurrection comme moyen de prendre le pouvoir ? Lévi pense que pour qu’une insurrection soit victorieuse, il y a une condition incontournable, gagner la majorité du prolétariat à la nécessité de la Révolution socialiste. Il faut une stratégie, le Front Unique Ouvrier, qui s’appuie sur le mouvement des masses, qui couvre toute la surface de la classe en mouvement dans une période révolutionnaire, les Conseils bien sûr, mais aussi les syndicats et les représentations politiques de la classe, comprenant le SPD. Les courants gauchistes ne voient pas la différence entre Noske et Sheidemann et les ouvriers sociaux-démocrates. Il faut dissocier la base ouvrière du SPD de ses dirigeants, pour qui la voix du corps des officiers et du militarisme allemand, fondé sur la défense de l’empire colonial, compte plus que les intérêts ouvriers. La caractérisation de la position de Paul Lévi comme « un communisme unitaire irréaliste » évacue la question centrale du front unique ouvrier qui est la sienne depuis 1918. Sur cette question il a cent fois raison contre la direction de l’Internationale, représentée par Zinoviev. D’ailleurs, les positions de Lévi seront reprises par le 3ème congrès de l’Internationale Communiste le 22 juin 1921. Sous l’impulsion de Lénine (3) et de Trotsky qui en rédige l’essentiel des thèses après une âpre bataille contre le « gauchisme ». Ni l’un ni l’autre ne parlent de « conseillisme » mais de « gauchisme ». Pour le congrès de ce fait, l’échec des deux premières révolutions allemandes est attribué à cette absence de boussole du KPD, qui a transmis sa faiblesse à l’ensemble des représentations de la classe, facilité le cul de sac gauchiste et donc l’échec des tentatives de s’emparer du pouvoir.
Il faut ajouter que, comme Rosa Luxemburg dans sa critique des bolchéviks, Lévi n’approuvera pas la dissolution de la Constituante russe en janvier 1918 et la mise en question, même sous la direction de Lénine et de Trotsky, de la démocratie ouvrière dans le parti puis dans la société.
Photo colorisée de la tribune du IIème congrès du Komintern : Serrati, Trotsky, Lévi, Kalinine et Radek
De nouveau une quinzaine de lignes sont consacrées au principal fondateur du KPD dans le contexte suivant : Lévi affronte la direction de Zinoviev, et met en cause ce positionnement de l’Internationale se proclamant centre mondial de la Révolution. Lévi est un dirigeant à l’intersection de plusieurs courants politiques, comme nous l’avons dit précédemment. Il est par ailleurs conscient de la fragilité du KPD, et l’offensive gauchiste n’y arrange rien. Un parti structuré sur une ligne claire de Front Unique, visant à gagner la majorité du prolétariat à la révolution, peut s’accommoder d’un courant gauchiste. D’autant que ce gauchisme, « maladie infantile », vient de ces couches sociales, jeunes gens démobilisés après 1918 qui ne retrouvent pas d’emploi dans la vie civile. L’impatience pour en découdre au vu de la politique des chefs sociaux-démocrates s’explique, de plus après l’assassinat des chefs spartakistes par les Corps Francs. L’exclusion se comprend, mais pour Lévi déstabilise trop ce jeune parti. De même l’opposition au rôle de Zinoviev à la direction de l’Internationale.
L’auteur écrit :
« Mais cette fascination pour le nouvel axe de la révolution mondiale provoque l’ire de certains opposants au sein même du mouvement communiste. Paul Lévi, ancien dirigeant du KPD désormais exclu du parti, lorsqu’il juge sévèrement l’action « putschiste » des communistes de mars 1921 n’hésite pas à traiter les envoyés de l’internationale communiste d’individus exportant des méthodes du « Turkestan ». L’Historien Pierre Broué avait fait en son temps de Paul Lévi « le » personnage lucide de la révolution allemande, qui aurait pu éviter les errements de la direction du KPD. Un des arguments pour le valoriser et défendre son œuvre est justement de souligner sa capacité à saisir les particularités qui s’imposent au communisme allemand à partir de 1920 – 1921 par rapport aux Russes. Karl Radek qui suit l’activité du KPD pour les soviétiques au début de la révolution, le rejoint sur ce point. Tous deux « ont eu la même appréciation du soulèvement de janvier 1919 et partagent la même hostilité au gauchisme ».
Premièrement : quelles sont ces « particularités qui s’imposent au communisme allemand » ? Lévi ne procède pas de la grille d’analyse qui est celle de Jean Numa Ducange, à savoir les deux modèles qui se dégagent dans son livre : la « Mitteleuropa » et le modèle des bolcheviks. L’historien donne des verges pour se faire battre en écrivant :
« Les mencheviks, eux, refusent une telle association (le front unique). Dans de nombreux articles et ouvrages, ils matraquent qu’il n’y a rien de marxiste dans ce régime. Dans la nouvelle revue socialiste publiée à Paris, revue où interviennent des éléments de toute la social-démocratie internationale, « toute une rhétorique… vise à entériner définitivement l’hétérogénéité fondamentale entre l’Europe marxiste et la Russie léniniste ». Les émigrés russes qui interviennent dans cette revue évoquent explicitement une « question d’Orient » en insistant sur le fait que le bolchevisme a totalement rompu avec les origines occidentales et démocratiques du socialisme originel. Par exemple Fedor Dan dirigeant menchevik affirme que « le léninisme était anciennement un produit russe, un produit du développement historique de la social-démocratie russe ».
Lévi, comme les Trotsky, Lénine, Rakovsky qui ont forgé leur pensée internationaliste au contact du mouvement ouvrier européen, particulièrement français et allemand, ont une pensée politique fondée sur l’unité mondiale de la lutte des classes. Lévi est le premier à mettre en garde en 1920, ce point d’ailleurs est souligné par l’historien, sur le début du reflux de la révolution mondiale. A la stratégie offensive, écrit-il, doit suivre une stratégie qui peut être longue de recomposition du mouvement sur un autre axe politique que celui de la social-démocratie. D’où le rejet de la position gauchiste de quitter les syndicats, ou de construire des petits syndicats révolutionnaires.
Deuxièmement : soulignons l’allusion discrète à l’historien Pierre Broué. L’Histoire est faite par les vainqueurs, nous le savons. Travailler sur l’histoire du mouvement ouvrier consiste à faire cet effort incessant, à partir des sources et des faits, de démonter les falsifications qu’elles soient bourgeoises ou staliniennes. Broué a écrit deux sommes monumentales, l’une sur les révolutions allemandes, l’autre sur l’histoire de la IIIème Internationale (4). J’estime que Broué a pleinement restitué l’importance de Lévi dans l’histoire du communisme, contenant sa critique juste et acerbe de la direction du Komintern. J’y ajoute une édition militante intitulé « Paul Lévi, l’occasion manquée » (5) signée Vincent Présumey et Jean François Claudon, qui offre l’intérêt d’une biographie politique très précise.
Étant exclu du KPD, Lévi n’avait pas d’autre choix possible que de continuer son combat au sein de la social-démocratie, en créant une revue et y développer un courant classiste. Mais l’axe n’est plus pour lui la prise du pouvoir par le seul KPD, qui, dans le cas de l’Allemagne, ne peut exprimer la majorité des forces prolétariennes. De plus ce parti est fragilisé par l’influence du gauchisme, conforté par la direction de Zinoviev dans l’Internationale. L’orientation de Lévi se concentre sur la question du gouvernement ouvrier rendu possible par l’unité entre le KPD et la gauche de la social-démocratie. Cette piste politique ne s’oppose en rien aux mouvements d’auto-organisation de la classe, les conseils (Räte), elle peut en devenir le débouché et accentuer les contradictions au sein de la social-démocratie elle-même.
On peut dire que Lénine et Trotsky reprennent la main lors du 3ème congrès de l’IC, après une âpre bataille contre le gauchisme. Le problème étant que le cadre politique qui a défendu cette stratégie depuis novembre 1918 a été exclu. Lévi a eu raison contre la direction de l’Internationale. Plus tard Trotsky intervenant sur la situation française dans la période qui va du 6 février 1934 puis avant et après juin 1936, discutera avec ses jeunes camarades de la lutte nécessaire pour les Comité d’Action dans la perspective du gouvernement ouvrier. Dans la réalité du mouvement ouvrier française, elle était exprimée par l’équation gouvernement de la SFIO et du PCF, rompant avec la formation bourgeoise du parti radical.
La troisième allusion à Paul Lévi (page 147) souligne la tentative de constituer un courant à la fois hostile à la montée des nationalismes, y compris dans le mouvement ouvrier, et au début de dégénérescence de l’État soviétique, que l’historien pose comme « un échec, l’échec d’une alternative qui mérite d’être mentionnée ».
« Quant à la tradition de l’USPD, elle renaît d’une certaine manière avec le SAP (parti socialiste des travailleurs d’Allemagne, Sozialistiche Arbeiterparti Deutschlands) scission du SPD fondé en 1931 où l’on retrouve notamment d’anciens dirigeants communistes hostiles aux prises de position de Moscou comme Paul Frölich. Paul Lévi, « unitaire » de 1920, et mort en 1930, mais a joué un rôle important dans la structuration de cette petite organisation. »
La question nationale, l’historien insiste à juste titre sur ce point, sera très mal posée du fait d’un côté de l’offensive gauchiste et d’un autre de l’évolution de courants du mouvement ouvrier vers le poison nationaliste. Lévi est dans la continuité de l’opposition au fédéralisme. En 1848, la Ligue des Communistes de Marx et d’Engels était pour une République une et indivisible. Après la guerre mondiale, le dépeçage du peuple allemand par les puissances de l’Entente lors du Traité de Versailles, exigeait que le mouvement ouvrier reprenne à son compte les revendications du droit du peuple allemand à disposer de son propre destin. L’Allemagne était sous domination d’une alliance de puissances étrangères : aux revendications sociales s’ajoutait l’occupation militaire. Jean Numa Ducange cite entre autres l’épisode d’Albert Léo Schalgeter, membre des corps francs et du NSDAP, exécuté par l’armée française pour avoir saboté des installations dans la Ruhr. On verra un Karl Radek déclarer devant l’exécutif élargi de l’Internationale Communiste :
« Nous devons nous souvenir de lui en ce lieu, nous prenons politiquement position contre le fascisme. Le sort de ce martyre du nationalisme allemand, nous ne devons pas l’oublier, ni l’honorer de quelques mots de circonstance. Ce destin a beaucoup à nous dire, il est très parlant pour le peuple allemand. Nous ne sommes pas des romantiques sentimentaux qui oublient leurs inimitiés devant un cadavre, et nous ne sommes pas des diplomatiques qui disent : devant une tombe il faut discourir en bien ou faire silence. Schlageter, le courageux soldat de la contre révolution, mérite de recevoir des honneurs sincères et virils, les nôtres à nous, soldat de la révolution ».
Troublant de lire cela aujourd’hui, pour nous qui connaissons la suite de l’histoire. Lévi a continué après 1923 le combat contre les nationaux-socialistes, à une époque où le KPD pensait qu’ils n’étaient pas un vrai danger. Il disparait en 1930 dans des conditions qui sont restées très suspectes.
Dans sa conclusion « lendemain d’un espoir », Ducange écrit :
« Rosa La rouge » incarne à merveille le grand espoir né à la fin de l’année 1918. Mais sa position somme toute marginale si on prend en compte le rapport de force globale entre les forces politiques à l’époque nous renvoie à une des grandes interrogations du présent ouvrage. Une révolution ? Oui, l’Allemagne et plusieurs pays voisins – l’Autriche et la Hongrie en tout premier lieu – ont bien connu un moment révolutionnaire. Reste que s’il ne fait aucun doute qu’une vague de contestation inédite a fait renaître des régimes républicains à la fin de la guerre, ce moment historique demeure difficile à caractériser. Historien de sensibilité nationaliste Benoît – Méchin en était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait peut-être avant tout, au-delà d’une révolution « inachevée » ou « trahie », d’une « révolution étrange ». Une formule ambiguë, mais qui convient bien au moment inaugural de novembre 1918 : ce qui se retrouve porté au pouvoir par un puissant souffle de révolte déteste fondamentalement la révolution. Ils n’hésiteront pas à s’appuyer pendant plusieurs mois sur les éléments les plus réactionnaires de l’armée contre leurs anciens camarades. »
La « position somme toute marginale » de Rosa, comme celle de Paul Lévi qu’il minimise considérablement me pose problème dans ce livre au demeurant intéressant dont il faut encourager la lecture tout en critiquant une certaine pente venant de la situation actuelle. Qu’est ce qui est marginal ? Le fait d’exprimer, même si on est minoritaire dans la représentation de sa propre classe, les lignes de force du développement d’un processus révolutionnaire ? Sur la toute première page de son Histoire, Trotsky rassemble dans une formule ceci :
« La caractéristique la plus indubitable d’une révolution est l’intervention directe des masses dans les événements historiques… Pour nous, l’histoire d’une révolution est d’abord une histoire de l’entrée en force des masses sur le terrain de la maîtrise de leur propre destinée. »
A la poussée d’en bas, qui se traduit particulièrement dans les Conseils, se pose la question du positionnement des représentations de la classe et des cadres politiques qui l’animent. Trotsky pose alors la question, qui à ses yeux est décisive, celle du rôle de l’individu dans l’histoire. Le mouvement de la classe vers son auto-organisation ne suffit pas à aller au bout du processus révolutionnaire. On peut dire que Lénine rentrant d’exil brutalise le parti bolchevik lors de l’épisode des « thèses d’avril ». Sans Lénine il est vraisemblable qu’Octobre n’a pas lieu. Et Trotsky ajoute que sans Trotsky, Octobre aurait quand même eu lieu.
Les conseils (Räte) et le conseillisme…
De la page 87 à 119 de l’ouvrage l’historien consacre un long développement aux Conseils ouvriers, suivi d’une réflexion sur le « conseillisme », alors que, Paul Lévi, a fait l’objet de deux paragraphes, comme nous l’avons souligné précédemment dans notre critique précédente, plus une allusion bienveillante à Pierre Broué. En fait la grille d’analyse oppose une conception idéalisée des conseils, celle des conseillistes, à l’état de ces conseils nés dans le développement du processus révolutionnaire. L’auteur écrit qu’ils naissent pour prendre en charge, ce qui est juste, les fonctions d’assistance économique à la population : les comités de soldats, par exemple, qui assument des missions d’approvisionnement de la population. L’auteur ne pose pas la jonction qui s’opère entre les fonctions basiques et le passage d’une exigence économique à la prise du pouvoir. Entre l’un et l’autre état, il y a le rôle que jouera ou ne jouera pas la représentation communiste de la classe. Gramsci disait que les communistes étaient les « accoucheurs » de l’histoire. La formule est assez heureuse. Trotsky dit lui aussi que le marxisme est l’expression consciente du processus social inconscient. Les « conseillistes » veulent un mouvement ouvrier bien propre sur lui et à leur mesure, ils rejettent les syndicats et surtout la forme partidaire. Ce qui repose la question de la politique de l’Internationale Communiste sous la responsabilité de Zinoviev et des débats internes au mouvement communiste allemand en train de se chercher. A l’heure des choix décisifs, la faiblesse de la direction, cédant aux pressions internes des gauchistes et ne menant pas la lutte pour le Front Unique, ce qu’a fait Lévi et le courant lévite, a laissé échapper une occasion historique.
C’est dans cette situation que le « conseillisme » prospère, mais n’ouvre aucune perspective pour la prise du pouvoir. L’auteur cite un certain nombre de noms de militants, dont en particulier le plus connu Anton Pannekoek. Il écrit :
« La première chose qui définit ce « conseillisme » est bien la volonté de revendiquer une souveraineté populaire élargie, souveraineté pensée comme une alternative au parlementarisme qui s’était développé timidement en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Plusieurs responsables politiques et théoriciens, largement tombés dans l’oubli depuis mais qui jouèrent un rôle d’importance pendant la révolution, écrivent nombre de textes à ce propos. Il voit dans les conseils une forme politique concrète susceptible de mettre en place une nouvelle démocratie menant au socialisme ».
Oui mais, comment passe t’on à cet état ? Un autre « conseilliste » Otto Rühle écrit à propos de l’organisation concrète du prolétariat allemand par syndicats et partis :
« Avec un prolétariat avancé, comme l’est le prolétariat allemand, ces méthodes aboutissent au résultat exactement opposé. Elles étouffent l’initiative, paralyse l’activité révolutionnaire, portent préjudice à la persuasion, amoindrissent le sentiment de responsabilité. Ici, il s’agit de laisser libre cours à l’initiative des masses, de les libérer de l’autorité, de développer leur conscience de soi, de former leur autonomie d’action et d’accroître ainsi leur participation à la révolution ».
Vieille rengaine pour le coup réactionnaire : si le prolétariat avait moins de syndicats, moins d’associations culturelles, moins de social-démocratie au sens du parti représentant la classe dans le parlement, il serait plus libre de réaliser son émancipation. Rühle ajoute :
« La véritable alternative à l’ordre bourgeois et libéral ne peut donc plus désormais s’incarner dans les appareils traditionnels, mais uniquement dans les conseils ouvriers. »
Le regroupement d’une avant-garde ne doit jamais se constituer « sous une forme partidaire ».
Pour Müller, autre militant « conseilliste », comme pour Pannekoek, « il souhaite éviter la convocation d’une assemblée constituante, qu’il voit comme une régression démocratique d’un autre temps. » Là encore, absence totale de discernement et de confrontation avec le concret. La constituante, dès lors où elle est revendiquée par une majorité, peut néanmoins être reprise en main par les forces bourgeoise. Le prolétariat, si une majorité se prononce pour une constituante, mènera campagne pour une constituante souveraine, appuyée sur les comités de base élisant leurs députés, en introduisant la question du caractère révocable des élus.
La clef qui permet de saisir la position politique de Jean Numa Ducange, au-delà de son travail incontestable d’historien, est à mon sens la suivante :
« Il est temps de l’affirmer nettement : au cœur de cet espace ont eu lieu des révolutions, certes avortées et partielles, mais qui ne peuvent être ignorées de l’histoire « nationale » de ces pays. C’est davantage aujourd’hui par des chemins détournés que la reconnaissance de l’importance de ce processus suit son cours. Ainsi le mouvement « conseilliste » suscite de nouveau un vif intérêt au-delà des historiens, notamment pour repenser concrètement la vie quotidienne et la démocratisation du travail ; quelques philosophes et sociologues s’appuient sur des textes de figures comme Anton Pannekoek pour rechercher des alternatives au capitalisme contemporain. La période 1918 – 1922 fournit aussi des éléments pour la redéfinition d’un républicanisme puisant dans la tradition socialiste qui, tout en acceptant le principe d’une représentation parlementaire, cherche à contrebalancer les aspects les plus élitistes de celle-ci en développant l’esprit démocratique des conseils nés de la mobilisation « par le bas ». Aussi, à l’heure d’une profonde crise de la représentation politique en Europe occidentale, leurs débats et leurs expériences demeurent en partie les nôtres. Là réside la grandeur de cette époque, malgré son dénouement tragique ; elle participe à la longue histoire inachevée du « principe espérance ».
C’est une vue bien abstraite de poser les problèmes ainsi dans la situation actuelle. C’est toujours dans les périodes où se développent les crises de régime de la domination bourgeoise que la question de la représentation redevient centrale. La grève générale de 1968 qui a marqué notre génération, s’est heurtée à la place incontournable que représentait encore le parti stalinien aux ordres de Moscou. La conséquence en fut le déferlement de la vague gauchiste. Quelques mois après 1968, va renaître chez un certain nombre de militants ou d’intellectuels la référence au « conseillisme » et à Anton Pannekoek en particulier, au « luxembourgisme » ou « spartakisme », déformant considérablement les positions de Rosa…
Quant à l’allusion aux « formes » parlementaires, elle est aussi très abstraite. La France vit sous un régime de type bonapartiste, dont celui de Macron accentue la remise en cause des libertés démocratiques que De Gaulle avait concédées en 1958. La prédominance des exécutifs sur la représentation démocratique à l’échelle internationale accentue cette dérive contre la démocratie qu’elle soit directe, syndicale ou parlementaire. La crise du mode de production capitaliste amène les classes dominantes, souvent aidées par les vieilles directions, à évoluer vers des régimes autoritaires.
En conclusion, je dirais que Paul Lévi, et ce qu’il a représenté dans le mouvement ouvrier allemand, largement mis en lumière dès 1971 par le militant-historien Pierre Broué, est bien un personnage encombrant dans l’analyse historique de Jean Numa Ducange. Ce dirigeant a posé vraiment, et ce contre la direction « gauchiste » de l’Internationale sous Zinoviev, la question du gouvernement ouvrier, de la stratégie du front unique pour y parvenir. Non, Jean Numa Ducange, la révolution allemande n’est pas, selon la formule que vous avez reprise à un historien nationaliste, elle n’est pas une « révolution étrange ». Le KPD n’a pas été en mesure de se hisser à la hauteur du mouvement de la classe pour l’aider à dégager sa propre représentation politique. Le KPD n’était déjà plus en capacité de jouer ce rôle. Il a laissé échapper trois occasions historiques. Au passage, soulignons que l’historien rate aussi une occasion, celle de prendre en compte la révolution de 1923, l’Octobre allemand, en tant que processus révolutionnaire, qui échoue du fait de la division, d’une insurrection minutieusement préparée et qui est décommandée au dernier moment.
Lorsqu’en 1924 s’ouvrira la période de ladite « bolchévisation » des partis communistes sous la houlette de Staline et de la fraction bureaucratique de l’appareil russe, les dés seront jetés. Commence une autre histoire qui finira par la tragédie du 30 janvier 1933.
RD, 30-05-2023.
Notes :
(1) L’auteur avait animé une réunion des CMO (Cahiers du Mouvement Ouvrier), il y a deux ans, sur le livre qu’il venait de publier « Jules Guesdes, l’anti-Jaurès ». Il présentera le 17 juin lors d’une réunion à l’initiative des mêmes CMO son livre sur la révolution allemande intitulé « La République ensanglantée ». Armand Colin, 2022.
(3) Dans son essai « La maladie infantile du communisme, le gauchisme », Lénine n’emploie pas une seule fois le terme « conseillisme » mais « gauchisme ».
(4) « Révolution en Allemagne », Les éditions de minuit, 1971 et « Histoire de l’Internationale Communiste », Fayard, 1997. « Paul Lévi, l’occasion manquée », Éditions de Matignon, 2017.
(5) Éditions de Matignon, 2017.