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Clara Zetkin et la lutte contre le fascisme

Lien publiée le 3 juin 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Clara Zetkin et la lutte contre le fascisme - CONTRETEMPS

Clara Zetkin ne fut pas seulement une militante communiste exemplaire et l’une des pionnières du féminisme marxiste. Elle a été également l’une des premières au sein de l’Internationale communiste, sinon la première, à comprendre le type singulier de danger que représentait le fascisme et à analyser précisément ce phénomène politique alors nouveau. Dans cet article, John Riddell et Mike Taber reviennent en détails sur son apport spécifique et les raisons de son importance.

***

Rarement un mot n’a été autant utilisé, et pourtant moins compris, que le mot fascisme. Pour beaucoup, l’étiquette fasciste est simplement une insulte, dirigée contre des individus ou des mouvements particulièrement répugnants et réactionnaires. Il est également utilisé comme description politique des dictatures militaires de droite.

Le terme a pris une nouvelle signification lors de l’élection présidentielle étatsunienne de 2016, au cours de laquelle le vainqueur final Donald Trump a été régulièrement comparé à Benito Mussolini et à d’autres dirigeants fascistes. « Les comparaisons fascistes ne sont pas nouvelles dans la politique américaine », peut-on lire dans un article du New York Times du 28 mai 2016. « Mais avec M. Trump, ces comparaisons ont dépassé le stade de la marginalité et sont entrées dans le courant dominant des conversations, tant aux États-Unis qu’à l’étranger. »

Bien que ces comparaisons particulières soient exagérées et imprécises, toutes les allégations de fascisme doivent être examinées sérieusement. Les travailleurs.ses et les opprimé.e.s ont toutes les raisons de craindre le racisme endémique, l’abolition des droits du travail et des droits civils, la répression brutale et les meurtres de masse qui caractérisent le fascisme.

Si l’on peut sans aucun doute trouver des ressemblances à un certain niveau entre la plupart des mouvements et des régimes de droite, le fascisme lui-même est un phénomène très spécifique, avec des caractéristiques uniques. Comprendre les caractéristiques et la dynamique du fascisme n’est pas un simple exercice académique. Il est essentiel de le faire pour pouvoir le combattre.

Ce petit livre, qui contient un rapport et une résolution de Clara Zetkin lors d’une réunion de la direction de l’Internationale Communiste en 1923, présente une analyse approfondie de ce qui était alors quelque chose d’entièrement nouveau sur la scène mondiale.

De nombreux lecteurs et de nombreuses lectrices seront frappé.es par la clarté et la clairvoyance de l’évaluation de Clara Zetkin, réalisée à une époque où l’émergence du fascisme était encore un mystère pour la plupart des observateurs et observatrices. En la relisant un siècle plus tard, on peut apprécier son exploit d’avoir défini, si tôt, une position marxiste cohérente sur la nature du fascisme et sur la manière de le combattre.

L’émergence du fascisme

Le fascisme trouve ses origines dans l’Italie de l’après-Première Guerre mondiale. Organisées par Benito Mussolini pendant une période de crise sociale en 1919, les Fasci Italiani di Combattimento (les Faisceaux Italiens de Combat) sont nés en réaction au mouvement ascendant du prolétariat, c’est-à-dire la classe sociale de ceux qui dépendent de la vente de leur force de travail pour leurs moyens de subsistance.

À cette époque, les travailleurs et les travailleuses italien.nes, inspiré.es par la victoire de la révolution russe et frappés par la crise d’après-guerre du capitalisme italien, allaient de l’avant dans un puissant combat militant. Dans toutes les couches de la société italienne, on s’attendait à ce que le Parti Socialiste italien, alors membre de l’Internationale Communiste, soit sur le point d’arriver au pouvoir.

La poussée prolétarienne atteint son point culminant en septembre 1920. Au cours de ce mois, plus d’un demi-million de travailleurs.ses, mené.e.s par les métallurgistes, s’emparent des usines dans toute l’Italie. Les travailleurs.ses commencent à organiser la production sous la direction des conseils d’usine et, dans de nombreux endroits, ils forment des gardes rouges pour défendre les usines occupées. Les grèves s’étendent aux chemins de fer et à d’autres lieux de travail, et de nombreux paysans pauvres et travailleurs agricoles s’emparent de leurs terres. Des appels sont lancés en direction des soldats, en tant que camarades de travail en uniforme, pour qu’ils refusent d’obéir aux ordres d’attaquer les usines. Face à cette vague apparemment inarrêtable, la classe capitaliste et son gouvernement sont paralysés par l’indécision et la peur. Une situation révolutionnaire se dessine, avec la conquête du pouvoir politique à l’ordre du jour.

Mais le Parti Socialiste italien et la principale fédération syndicale sous son influence refusaient de voir dans ce mouvement révolutionnaire d’un mois autre chose qu’une simple lutte syndicale. Dans cet état d’esprit, les dirigeants syndicaux ont finalement demandé aux travailleurs.ses de quitter les usines en échange d’un ensemble de promesses alléchantes mais vides de la part des capitalistes, qui étaient alors prêts à signer n’importe quoi à condition de récupérer leurs usines. Les prolétaires italiens, qui avaient espéré et escompté la fin de la domination capitaliste, ont abandonné les usines dans le découragement.

L’échec du mouvement d’occupation des usines entraîna une démoralisation généralisée de la classe ouvrière. Les Fasci intensifièrent leur recrutement et menèrent une vague croissante d’attaques contre le mouvement ouvrier, bénéficiant d’un soutien financier de plus en plus important de la part des grands capitalistes et de la protection de la police et d’autres secteurs de l’État italien. En 1921 et 1922, plusieurs milliers d’ouvrier.es et de paysan.nes furent assassiné.es lors d' »expéditions punitives » fascistes. Des centaines de locaux de travail et de sièges syndicaux furent détruits.

Prenant rapidement la forme d’un mouvement de masse, les fascistes parvinrent à prendre le contrôle du gouvernement à la fin du mois d’octobre 1922, Mussolini devenant premier ministre. Une fois au pouvoir, le fascisme procéda à l’écrasement total des syndicats, ainsi que de toutes les autres organisations indépendantes de travailleurs.ses.

Encouragés par la victoire des fascistes italiens, des mouvements similaires virent le jour dans d’autres pays européens, le plus important étant celui de l’Allemagne. Des formations de type fasciste apparaissaient également en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Autriche et ailleurs.

Reconnaître un nouveau phénomène

Comme pour la plupart des nouveaux phénomènes sociaux, il n’était pas évident de savoir de quoi il s’agissait. Au départ, beaucoup ont eu tendance à mettre le fascisme dans le même sac que d’autres formes de violence et de terreur contre-révolutionnaires.

Dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, cette terreur était en effet très répandue. En Hongrie, la révolution vaincue qui avait brièvement pris le pouvoir en 1919 fut suivie de 5 000 exécutions et de 75 000 emprisonnements. En Finlande, où une guerre civile eut lieu, le bilan s’élèva à 10 000 fusillés et 100 000 personnes envoyées dans des camps de concentration. Des exemples comparables de ce que l’on a appelé la « terreur blanche » furent observés dans d’autres pays.

Si l’utilisation par les fascistes italiens de la violence contre-révolutionnaire est certainement analogue, le phénomène du fascisme implique quelque chose de plus. C’est à l’Internationale Communiste qu’il revient de découvrir sa véritable nature.

Fondée en 1919 sous l’impact de la révolution russe, l’Internationale Communiste (Komintern) était quelque chose d’entièrement nouveau : un mouvement qui se consacrait à discuter de la manière dont la classe ouvrière pouvait renverser le pouvoir capitaliste et s’organiser pour le faire. Sous la direction de Lénine, les Congrès et les réunions du Komintern étaient des écoles de politique révolutionnaire.

Le Komintern a tenu sa première discussion organisée sur le fascisme lors de son Quatrième Congrès en novembre 1922. Ce débat n’a toutefois pas été particulièrement fructueux. Un rapport du communiste italien Amadeo Bordiga, tout en décrivant des aspects importants du mouvement de Mussolini en Italie, n’a pas réussi à découvrir la nature du fascisme, soulignant plutôt les similitudes entre le fascisme et la démocratie bourgeoise et prédisant que le fascisme italien ne durerait pas longtemps. Ni le rapport de Bordiga, ni la discussion qui s’ensuivit n’accordèrent beaucoup d’attention à la lutte contre le fascisme1.

Conscients qu’ils n’étaient pas encore allés au fond des choses, la direction du Komintern a repris la discussion en juin 1923. Le Troisième Plénum Élargi du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste a été l’occasion de se pencher à nouveau sur la question. Clara Zetkin, qui a présenté le rapport à cette réunion et rédigé la résolution qui y a été adoptée, a été la cheville ouvrière de cet effort.

Clara Zetkin

Âgée de 66 ans en 1923, Clara Zetkin était l’une des combattantes les plus éminentes de l’Internationale Communiste. Elle était une figure unique dans le mouvement révolutionnaire international.

En 1878, à l’âge de 21 ans, Clara Zetkin rejoint le mouvement socialiste en Allemagne. Cette année-là, les lois anti-socialistes sont promulguées en Allemagne, faisant de la défense publique du socialisme un crime et de l’adhésion au Parti Social-Démocrate (SPD) une pratique illégale. Mais Zetkin refuse de se laisser intimider. Contrainte à l’exil pendant plusieurs années, elle intensifie son activité dans le mouvement révolutionnaire et devient une militante de premier plan au sein du parti. En 1891, elle commence à rédiger Die Gleichheit (L’Égalité) le journal du SPD destiné aux femmes.

En 1907, Zetkin est la principale fondatrice du mouvement international des femmes socialistes. L’une des initiatives les plus importantes de ce mouvement a été l’établissement du 8 mars comme Journée Internationale des Femmes, une décision prise lors de la Conférence de 1910.

Collaboratrice de Rosa Luxemburg, Zetkin appartenait à l’aile gauche du SPD. En 1914, lorsque ce parti trahit ses principes socialistes en soutenant ouvertement l’effort de guerre de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale, Zetkin rompt avec la déclaration du Parti en faveur d’une « paix civile » avec le capitalisme allemand pour la durée de la guerre et entre dans l’opposition active. Faisant partie du mouvement révolutionnaire clandestin organisé au sein de la Ligue Spartakiste, elle est arrêtée à plusieurs reprises pour ses activités anti-guerre. En 1918, la Ligue Spartakiste participe à la fondation du Parti Communiste, dont Zetkin devient l’une des dirigeantes.

Après l’assassinat de Luxemburg, de Karl Liebknecht et d’autres personnes au début de l’année 1919, Zetkin joue un rôle central au sein de la direction du Parti Communiste, tout comme au sein de l’Internationale Communiste dans son ensemble.

Si Clara Zetkin est surtout connue pour le rôle qu’elle a joué pendant des décennies en tant que figure centrale du mouvement des femmes socialistes et communistes, elle était bien plus que cela. Elle était une dirigeante politique bien équilibrée, capable d’effectuer de profondes analyses politiques et d’en tirer des conclusions pratiques, comme le démontre son rapport de 1923 sur le fascisme.

Les caractéristiques du fascisme

Dans ce rapport, Zetkin a mis en évidence certaines des principales caractéristiques du fascisme :

– L’émergence du fascisme est inextricablement liée à la crise économique du capitalisme et au déclin de ses institutions. Cette crise se caractérise par une escalade des attaques contre la classe ouvrière et par le fait que les couches moyennes de la société sont de plus en plus comprimées et poussées vers le bas dans le prolétariat.

« Le fascisme est en effet enraciné dans la dissolution de l’économie capitaliste et de l’État bourgeois…. La guerre a brisé l’économie capitaliste jusque dans ses fondements. Cela se manifeste non seulement par l’appauvrissement effroyable du prolétariat, mais aussi par la prolétarisation de très larges masses petites-bourgeoises et moyennes-bourgeoises. »

– La montée du fascisme repose sur l’incapacité du prolétariat à résoudre la crise sociale du capitalisme en prenant le pouvoir et en commençant à réorganiser la société. Cet échec de la direction de la classe ouvrière engendre la démoralisation des travailleurs et des forces sociales qui avaient vu dans le prolétariat et le socialisme un moyen de sortir de la crise.

« Ces forces sociales, indique Zetkin, avaient espéré que le socialisme pourrait apporter un changement global. Ces espoirs ont été douloureusement brisés…. Elles ont perdu leur confiance non seulement dans les dirigeants réformistes, mais aussi dans le socialisme lui-même. »

– Le fascisme possède un caractère de masse, avec un attrait particulier pour les couches petites-bourgeoises menacées par le déclin de l’ordre capitaliste.

Le déclin capitaliste se traduit par « la prolétarisation de très larges masses petites-bourgeoises et moyennes-bourgeoises, les conditions calamiteuses des petits paysans et la sombre détresse de l' »intelligentsia » ( ….) Ce qui leur pèse avant tout, c’est l’absence de sécurité pour leur existence de base. »

– Pour gagner le soutien de ces couches, le fascisme recourt à la démagogie anticapitaliste.

« Des masses par milliers ont afflué vers le fascisme. Il est devenu un asile pour tous les sans-abri politiques, les déracinés sociaux, les démunis et les aigris…. Les couches de la petite et moyenne bourgeoisie commencent par hésiter entre les camps historiquement puissants du prolétariat et de la bourgeoisie. La misère, mais aussi pour une part l’aspiration la plus noble, les idéaux les plus élevés les font sympathiser avec le prolétariat, tant que celui-ci n’a pas seulement un comportement révolutionnaire mais aussi des perspectives de victoire. Sous la pression des masses et de leurs besoins, même les dirigeants fascistes sont obligés de flirter avec le prolétariat révolutionnaire, même s’ils n’ont aucune sympathie pour lui. »

– L’idéologie fasciste élève la nation et l’État au-dessus de toutes les contradictions et de tous les intérêts de classe.

« Ce que [les masses] n’espéraient plus de la classe prolétarienne révolutionnaire et du socialisme, elles l’espéraient désormais de la part des éléments les plus capables, les plus forts, les plus déterminés et les plus audacieux de chaque classe sociale. Toutes ces forces doivent se rassembler au sein d’une communauté. Et cette communauté, pour les fascistes, c’est la nation…. L’instrument permettant de réaliser les idéaux fascistes est, pour eux, l’État. Un État fort et autoritaire qui sera leur propre création et leur outil obéissant. Cet État s’élèvera au-dessus de toutes les différences de parti et de classe.

– L’idéologie du chauvinisme national est utilisée par les dirigeants fascistes comme une couverture pour inciter au militarisme et à la guerre impérialiste.

« Les forces armées [de l’Italie fasciste] ne devaient servir qu’à défendre la patrie. Telle était la promesse. Mais la taille croissante de l’armée et l’énorme quantité d’armements sont orientés vers les grandes aventures impérialistes…. Des centaines de millions de lires ont été approuvées pour l’industrie lourde afin de construire les machines les plus modernes et les instruments de mort les plus meurtriers. »

– Une caractéristique majeure du fascisme est l’utilisation de la violence organisée par des troupes de choc anti-ouvrières, visant à écraser toute activité prolétarienne indépendante.

En Italie, les forces de Mussolini se sont livrées à une « terreur directe et sanglante », souligne Zetkin. En commençant par les régions agricoles, les fascistes « ont frappé les prolétaires ruraux, dont les organisations ont été dévastées et brûlées et dont les dirigeants ont été assassinés ». Plus tard, « la terreur fasciste s’est étendue aux prolétaires des grandes villes ».

– L’idéologie du racisme et du bouc émissaire raciste est au cœur du message du fascisme. Si cet aspect n’est pas encore tout à fait clair en 1923, Zetkin souligne néanmoins comment, en Allemagne, « le programme fasciste s’épuise dans la phrase : ‘Battre les Juifs’. »

– À un certain moment, des sections importantes de la classe capitaliste commencent à soutenir et à financer le mouvement fasciste, y voyant un moyen de contrer la menace de la révolution prolétarienne.

« La bourgeoisie ne peut plus compter sur les moyens de force réguliers de son État pour assurer sa domination de classe. Pour cela, elle a besoin d’un instrument de force extralégal et non étatique. C’est ce qu’a offert l’assemblage hétéroclite qui constitue la foule fasciste ». Les capitalistes « ont ouvertement parrainé le terrorisme fasciste, en le soutenant financièrement et par d’autres moyens. »

– Une fois au pouvoir, le fascisme tend à se bureaucratiser et à s’éloigner de ses appels démagogiques antérieurs, ce qui entraîne une résurgence des contradictions de classe et de la lutte des classes.

« Il y a une contradiction flagrante entre ce que le fascisme a promis et ce qu’il a livré aux masses. Tous les discours sur la façon dont l’État fasciste placera les intérêts de la nation au-dessus de tout, une fois exposés au vent de la réalité, ont éclaté comme une bulle de savon. La « nation » s’est révélée être la bourgeoisie ; l’État fasciste idéal s’est révélé être l’État de la classe bourgeoise vulgaire et sans scrupules…. Les contradictions de classe sont plus puissantes que toutes les idéologies qui nient leur existence ».

Analyses alternatives

L’analyse du fascisme de Clara Zetkin était radicalement différente des autres analyses proposées à l’époque dans le mouvement ouvrier et socialiste.

Parmi celles-ci, le rapport de Zetkin reprend le point de vue des sociaux-démocrates réformistes. « Pour eux, le fascisme n’est rien d’autre que la terreur et la violence.

« Les réformistes considèrent le fascisme comme l’expression du pouvoir et de la force inébranlable et conquérante de la classe bourgeoise. Le prolétariat n’est pas en mesure d’entreprendre la lutte contre lui, ce serait présomptueux et voué à l’échec. Il ne reste donc plus au prolétariat qu’à se retirer tranquillement et modestement, et à ne pas provoquer les tigres et les lions de la domination de la classe bourgeoise par une lutte pour sa libération et sa propre domination« .

L’analyse de Zetkin contraste également fortement avec l’analyse du fascisme présentée par la suite par les partis communistes dirigés par Staline dans les années et les décennies à venir. Il y avait deux approches staliniennes principales, toutes deux opposées à la perspective de Clara Zetkin :

1. Le Social-Fascisme. Adoptée pendant la « troisième période » de l’ultra-gauche du Komintern, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, cette approche consistait à assimiler la social-démocratie au fascisme, justifiant ainsi le refus du Parti Communiste allemand de rechercher un front unique avec le puissant Parti Social-Démocrate dans la lutte contre les nazis.

Si un tel front unique avait été réalisé, il aurait eu le soutien de l’écrasante majorité des travailleurs.ses allemand.es et aurait presque certainement été assez puissant pour contrer les nazis. Le refus catégorique des dirigeants du PC et du SPD de le faire peut être considéré à juste titre comme ayant ouvert la porte à la prise de pouvoir par Hitler.

2. Le Front Populaire. Ce point de vue a été présenté pour la première fois dans un rapport de Georgi Dimitrov au Septième Congrès du Komintern, alors entièrement stalinisé, en 1935. Le fascisme, déclarait Dimitrov, était « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins et les plus impérialistes du capital financier ». Il « agit dans l’intérêt des impérialistes extrêmes », qu’il caractérise comme « les cercles les plus réactionnaires de la bourgeoisie « 2.

Sur la base de cette analyse, la tâche principale consistait à former des blocs, des « fronts populaires », avec des éléments prétendument moins réactionnaires, moins chauvins et moins impérialistes de la bourgeoisie, son « aile antifasciste », et à subordonner la lutte indépendante de la classe ouvrière et l’action politique à cet objectif. Dans la pratique, cette approche signifiait que les partis staliniens s’opposaient à l’action révolutionnaire prolétarienne indépendante en général, la considérant comme un obstacle au front populaire projeté. Une telle perspective justifiait également l’octroi d’un soutien indirect à des politiciens capitalistes « antifascistes » tels que Franklin D. Roosevelt aux États-Unis, sous prétexte que son adversaire républicain représentait « la principale menace du fascisme « 3.

Léon Trotsky a pris l’initiative de rejeter ces positions staliniennes, en défendant les points essentiels soulevés par Clara Zetkin en 1923. Rédigés sous forme de polémique, les écrits de Trotsky au cours des années 1930 sur la montée du fascisme en Allemagne et les leçons de la victoire nazie présentent certaines des expositions les plus claires de l’analyse marxiste du fascisme et de ce qu’il faut faire pour le vaincre4.

Comment combattre le fascisme

Les forces libérales pro-capitalistes suggèrent souvent qu’il suffit d’ignorer les figures fascistes pour qu’elles disparaissent. Ce n’était cependant pas le point de vue de Zetkin. Pour elle, la classe ouvrière et ses alliés devaient impérativement mobiliser toute leur puissance pour s’opposer au fascisme.

En discutant de la lutte de la classe ouvrière contre le fascisme, Zetkin a mis l’accent sur plusieurs points :

– L’autodéfense des travailleurs est cruciale pour faire face à la campagne de terreur fasciste. Avant tout, cela inclut des gardes de défense des prolétaires organisés pour combattre les attaques fascistes.

« À l’heure actuelle, le prolétariat a un besoin urgent d’autodéfense contre le fascisme, et cette autoprotection contre la terreur fasciste ne doit pas être négligée un seul instant. Il en va de la sécurité personnelle et de l’existence même des prolétaires, ainsi que de la survie de leurs organisations. L’autodéfense des prolétaires est la nécessité du moment. Nous ne devons pas combattre le fascisme à la manière des réformistes italiens, qui leur demandaient de « me laisser tranquille, et alors je vous laisserai tranquille ». Au contraire ! Il faut répondre à la violence par la violence. Mais pas la violence sous forme de terreur individuelle, qui échouera à coup sûr. Mais plutôt la violence en tant que pouvoir de la lutte de classe prolétarienne révolutionnaire organisée. »

– Une action de front unique pour combattre le fascisme est essentielle, impliquant toutes les organisations et tous les courants de la classe ouvrière, indépendamment des différences politiques.

« La lutte et l’autodéfense prolétariennes contre le fascisme exigent le front unique prolétarien. Le fascisme ne se demande pas si l’ouvrier de l’usine a le cœur peint aux couleurs bleues et blancs, aux couleurs bavaroises, s’il s’enthousiasme pour le drapeau noir rouge or de la république bourgeoise, ou s’il préfère le drapeau rouge frappé du marteau et de la faucille. Il ne se pose pas la question de savoir si l’ouvrier veut restaurer la dynastie des Wittelsbach [de Bavière], s’il admire Friedrich Ebert [dirigeant du SPD] ou s’il préfère voir notre ami Heinrich Brandler [dirigeant du PC] comme président de la République soviétique d’Allemagne. Il lui suffit de savoir qu’il a en face de lui un prolétaire conscient et il l’abat. C’est pourquoi les travailleurs doivent s’unir pour lutter sans distinction de parti ou d’affiliation syndicale. »

– En plus de combattre le fascisme physiquement lorsque cela est nécessaire pour se défendre, la classe ouvrière doit combattre l’attrait de masse du fascisme politiquement, en faisant des efforts particuliers parmi les couches de la classe moyenne.

« Le parti [communiste italien] a certainement aussi commis une erreur politique en considérant le fascisme uniquement comme un phénomène militaire et en négligeant son aspect idéologique et politique. N’oublions pas qu’avant de frapper le prolétariat par des actes de terreur, le fascisme en Italie avait déjà remporté une victoire idéologique et politique sur le mouvement ouvrier qui était à l’origine de son triomphe. Il serait très dangereux de ne pas considérer l’importance de vaincre le fascisme idéologiquement et politiquement. »

– Combattre le fascisme de cette manière signifie avant tout démontrer la détermination absolue de la direction prolétarienne à lutter pour arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie afin de résoudre la crise sociale du capitalisme, et proposer un programme visant à cimenter les alliances nécessaires pour y parvenir.

Clara Zetkin estimait que la perspective d’une lutte révolutionnaire pour le pouvoir gouvernemental, basée sur une alliance des classes sociales exploitées et opprimées, était essentielle pour la victoire sur le fascisme. C’est pourquoi, dans son rapport, elle soulignait qu’une revendication gouvernementale exprimant cette perspective, celle d’un gouvernement ouvrier et paysan, « est en pratique une condition de la lutte pour vaincre le fascisme ».

La menace du fascisme aujourd’hui

S’efforcer de comprendre le fascisme aujourd’hui n’est pas simplement une question historique.

En ce début de XXIe siècle, le capitalisme est entré dans une période de crise sociale, marquée par une escalade des attaques contre les droits et les conditions de vie des travailleurs.ses et de tous et toutes les opprimé.es, ainsi que par une polarisation sociale de plus en plus marquée. L’élection en novembre 2016 du capitaliste milliardaire Donald Trump à la présidence des États-Unis, à l’issue d’une campagne marquée par une démagogie de droite effrontée et des appels ouvertement racistes, a été à la fois le reflet et l’aiguillon de cette crise.

Comme Zetkin l’avait prévu il y a un siècle, ce sont précisément des situations comme celle-ci qui peuvent donner naissance à des mouvements fascistes à un certain stade.

Ces mouvements reconnaissent la crise sociale, mais cherchent à en rejeter la responsabilité loin du système capitaliste, en cherchant plutôt des boucs émissaires : les immigré.es, les Noir.es, les Juifs et les Juives, les femmes sûres d’elles-mêmes et indépendantes, les personnes LGBT, les Roms, etc. Des théories du complot farfelues sont élaborées pour détourner l’attention du système social et économique responsable de la crise.

Pour obtenir un soutien, les mouvements fascistes jouent sur le ressentiment. Ils font appel aux sentiments racistes, chauvins et anti-femmes qui imprègnent profondément la culture dite populaire sous le capitalisme.

L’appel réactionnaire des fascistes à diviser les travailleurs.ses devra être combattu en mettant en avant la nécessité d’une lutte commune des opprimé.es et des exploité.es, indépendamment de leur nationalité, de leur origine ethnique ou de leur sexe, pour se débarrasser de la domination des capitalistes et des propriétaires terriens et commencer à construire une société plus juste et plus humaine.

Mais cette bataille ne se déroulera pas uniquement sur le terrain des idées.

Au fur et à mesure que la crise sociale s’aggrave et qu’une réponse des travailleurs.ses commence à se développer, un nombre croissant de capitalistes et de leurs laquais auront recours à des mesures légales et extralégales pour défendre leur domination de classe.

Au fur et à mesure que ces attaques s’intensifieront, les travailleurs.ses devront y répondre en se battant pour défendre leurs syndicats, en luttant contre le racisme, les brutalités policières et les meurtres policiers, en défendant les droits des femmes et le droit à l’avortement, en luttant pour les libertés civiles et contre les atteintes aux droits démocratiques, en s’opposant à la destruction de l’environnement par les capitalistes, en luttant contre la violence anti-immigré.es et les expulsions, bref, en luttant dans l’intérêt des opprimé.es et des exploité.es.

Ce sont ces militant.es et ces combattant.es qui seront les plus intéressé.es par l’étude de la nature du fascisme et de l’histoire de la lutte contre celui-ci.

Beaucoup trouveront que la perspective marxiste esquissée par Clara Zetkin et développées par la suite par Léon Trotsky, Antonio Gramsci et d’autres, est une arme essentielle dans la lutte contre la menace fasciste.

Dans ce contexte, un nombre croissant de travailleurs.ses et de jeunes seront attiré.es par la lutte pour un avenir socialiste.

Telle était la conviction de Clara Zetkin.

En discutant de l’attrait du fascisme parmi les jeunes, elle soulignait : 

J’attache la plus grande importance à ce que nous engagions le combat idéologique et politique de façon énergique et réfléchie, pour gagner les âmes des membres de ces couches sociales, l’intelligentsia bourgeoise comprise. Il est indiscutable que des masses de plus en plus importantes cherchent une issue à la terrible misère de ce temps.

Il ne s’agit pas simplement pour elles d’avoir l’estomac plein, les meilleurs éléments cherchent une issue à leur profonde misère spirituelle. Ils veulent un espoir neuf et solide, des idéaux neufs et inébranlables, une conception du monde qui leur permette de comprendre la nature, la société et leur propre vie, une conception du monde qui, au lieu d’être une formule stérile, soit génératrice d’activité créatrice.

Il ne faut pas oublier que les bandes fascistes ne se composent pas exclusivement de brutes, de ruffians pour qui le terrorisme est jouissance, de crapules vénales ; nous y trouvons aussi les éléments les plus énergiques des milieux en question et les plus capables de se développer. Nous devons aller à eux avec sérieux et leur montrer que nous comprenons leur situation et leurs ardentes aspirations, mais que l’issue n’est pas derrière eux, dans un retour vers le passé, mais bien devant eux, dans le communisme. La grandeur du communisme en tant que conception du monde nous vaudra leur sympathie.

Le fascisme est en fin de compte un produit de la domination capitaliste, affirme Clara Zetkin. La menace du fascisme ne disparaîtra une fois pour toutes que lorsque la classe travailleuse prendra le pouvoir des mains des familles capitalistes milliardaires et commencera à construire un monde nouveau.

Fermement convaincue de ce fait, la confiance inébranlable de Zetkin dans le potentiel révolutionnaire de la classe travailleuse apparaît dans la conclusion de son rapport de 1923 :

« Chaque prolétaire doit se sentir plus qu’un simple esclave salarié, un jouet des vents et des tempêtes du capitalisme et des pouvoirs en place. Les prolétaires doivent se sentir et se comprendre comme des éléments de la classe révolutionnaire, qui reformera l’ancien état de la propriété en un nouvel état du système soviétique. Ce n’est qu’en éveillant la conscience de classe révolutionnaire de chaque travailleur.se et en allumant la flamme de la détermination de classe que nous parviendrons à préparer et à réaliser militairement le renversement nécessaire du fascisme. Quelle que soit la brutalité de l’offensive du capital mondial contre le prolétariat mondial pendant un certain temps, quelle que soit sa force, le prolétariat finira par se frayer un chemin jusqu’à la victoire ».

Le courageux appel à l’action antifasciste lancé par Clara Zetkin, moins d’un an avant sa mort, constitue un vibrant hommage à la lutte révolutionnaire qu’elle a menée tout au long de sa vie et à son héritage en tant que phare pour les générations futures.

*

L’article qui suit est l’introduction d’un recueil récemment publié en anglais : Fighting Fascism : How to Struggle and How to Win (Combattre le fascisme : Comment lutter et comment vaincre) de la marxiste allemande Clara Zetkin (1857-1933). 

John Riddell est un essayiste, historien, éditeur, traducteur et militant marxiste canadien. Il est surtout connu comme éditeur de The Communist International in Lenin’s Time, une série de huit volumes de documents de l’Internationale Communiste, dont beaucoup ont été traduits en anglais pour la première fois.

Mike Taber a publié un certain nombre d’ouvrages liés à l’histoire des mouvements révolutionnaires et du mouvement ouvrier, des collections de documents de l’Internationale Communiste sous Lénine aux œuvres de James P. Cannon, Léon Trotsky, Malcolm X, Che Guevara, Fidel Castro, Maurice Bishop et Nelson Mandela.

Cet article publié initialement sur le blog de John Riddell. Il a été traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Lire hors-ligne :

références

références⇧1⇧2⇧3⇧4
Le rapport de Bordiga est consultable dans Riddell, ed., Toward the United Front: Proceedings of the Fourth Congress of the Communist International, 1922 (Historical Materialism Book Series, Chicago: Haymarket Books, 2012), 402–23. En français (Extraits) https://www.marxists.org/francais/bordiga/works/1922/00/bordiga4congresIC.htm
Le rapport de Dimitrov se trouve dans VII Congress of the Communist International: Abridged Stenographic Report of Proceedings (Moscou : Foreign Languages Publishing House, 1939), 126-29. Il peut également être consulté dans Marxists Internet Archive. En français : https://clio-texte.clionautes.org/rapport-dimitrov-1935.htm
Les écrits fondamentaux de Trotsky sur la montée du nazisme en Allemagne se trouvent dans The Struggle Against Fascism in Germany (New York : Pathfinder Press, 1971). Une grande partie de ce matériel est également accessible en ligne en français :  https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/cvf/cvf.htm
Les quatre volumes publiés contenant les actes des Congrès du Komintern édités par John Riddell sont les suivants :

Founding the Communist International: Proceedings and Documents of the First Congress, March 1919 (New York: Pathfinder Press, 1987).

Workers of the World and Oppressed Peoples, Unite! Proceedings of the Second Congress, 1920 (New York: Pathfinder Press, 1991).

To the Masses: Proceedings of the Third Congress of the Communist International, 1921 (Historical Materialism Book Series, Chicago: Haymarket Books, 2016).

Toward the United Front.

Les trois volumes supplémentaires sont:

Lenin’s Struggle for a Revolutionary International 1907–1916 (New York: Pathfinder Press, 1984).

The German Revolution and the Debate on Soviet Power (New York: Pathfinder Press, 1986).

To See the Dawn: Baku, 1920—First Congress of the Peoples of the East (New York: Pathfinder Press, 1993).  (https://www.contretemps.eu/un-moment-despoir-le-congres-de-bakou-en-1920/