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Marx, Engels et Godelier sur les sociétés précapitalistes
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Marx, Engels et Godelier sur les sociétés précapitalistes (revolutionpermanente.fr)
Dans les années 1970, le recueil de textes de Marx et d’Engels « sur les sociétés précapitalistes » dirigé par Maurice Godelier et publié aux Éditions sociales a été largement mobilisé par la partie de la gauche radicale française la plus tournée vers le Tiers monde. En 2022, la réédition de cette anthologie fournit toujours des éléments de réflexion importants pour les marxistes révolutionnaires préoccupés par les questions d’anti-impérialisme et d’écologie.
Plusieurs fois décalée du fait de l’actualité brûlante des années 1968 et d’un grave accident de son éditeur Maurice Godelier, le recueil de textes de Marx, Engels et Lénine sur les sociétés précapitalistes publié en 1970 par les Éditions sociales et le Centre d’études et de recherches marxistes (CERM) était très attendu par les marxistes français et francophones. Depuis la première publication en français des Formen en 1966 [1], nombre d’entre eux étaient persuadés que ce manuscrit de Marx consacré aux « formes antérieures à la production capitaliste » et, plus généralement l’ensemble des textes que Marx et Engels avaient consacrés aux sociétés non capitalistes et non européennes, contenaient des éléments susceptibles d’aider la gauche radicale à répondre à deux de ses principaux impératifs politiques de l’époque : hâter la transition au socialisme dans les pays du Sud qui avaient connu une révolution, et lutter contre le « sous-développement » du Tiers monde induit par le développement global du capitalisme.
Compilateur et préfacier du recueil, Maurice Godelier appartenait en 1970 à une génération d’anthropologues français fortement politisée. Si certains de ses collègues, comme Claude Meillassoux et Pierre-Philippe Rey [2], expliquent rétrospectivement que c’est en militant au service de la libération nationale de l’Algérie qu’ils se sont orientés vers le matérialisme historique et le marxisme révolutionnaire, le cadre de politisation de Godelier fut moins directement lié aux luttes nationales dans le Tiers monde.
Issu d’un milieu paysan et modeste, Godelier est devenu marxiste au cours de ses études de philosophie à l’École normale supérieure de Paris. Contrairement à beaucoup de ses camarades, cette affiliation partisane au PCF l’a persuadé de changer sa manière de vivre et d’abandonner l’étude de la seule philosophie. Comme il l’a déclaré en 1981 devant un public d’universitaires états-uniens, c’est le fait de militer qui a vite convaincu Godelier qu’un « philosophe marxiste qui s’y connait seulement en philosophie n’est ni un bon marxiste ni un bon philosophe [3]. ».
Après trois ans passés à étudier l’économie à l’université, un séjour financé par l’UNESCO et destiné à observer la planification « socialiste » mise en place dans le Mali de Modibo Keïta est de nouveau l’occasion pour Godelier de se réorienter, cette fois-ci vers la pratique de l’anthropologie économique, fort du constat que ni les outils de l’économie marginaliste ni les textes marxistes qu’il a déjà fréquentés, ne lui permettent de comprendre les phénomènes économiques non marchands qu’il observe dans les villages maliens. Comme Claude Meillassoux [4], c’est un séjour sur le terrain africain qui convainc Godelier de se tourner vers l’anthropologie économique des sociétés non capitalistes en suivant la méthode du matérialisme historique.
Dans la première partie des années 1960, Godelier participe également, avec d’autres chercheurs adhérents au PCF, aux activités du CERM. C’est dans ce cadre qu’il est chargé de compiler les textes de Marx et d’Engels consacrés aux sociétés précapitalistes, mais aussi de retracer l’histoire d’un concept de Marx largement éclipsé par la tradition marxiste entre les années 1880 et les années 1960 : le mode de production asiatique. Cette notion a même été condamnée en URSS et par la Troisième Internationale sous prétexte qu’elle n’entrait pas dans le schéma d’histoire universelle promu à l’époque de Joseph Staline. Selon la brochure sur le matérialisme historique et le matérialisme dialectique attribuée à Staline et largement diffusée à partir de 1937 [5], toute société humaine devait nécessairement franchir cinq stades de développement historique : le communisme primitif puis les modes de production esclavagiste, féodal, capitaliste et enfin socialiste.
Dans son article de 1964 sur « la notion de mode de production asiatique et les schémas marxistes d’évolution des sociétés » comme dans sa longue préface au recueil de 1970, Godelier rappelle que la démarche historique de Marx et d’Engels se situe pourtant à l’opposé du dogmatisme et d’une pensée mécaniste. Affirmant que le matérialisme historique vaut seulement comme « système ouvert d’hypothèses à vérifier [6] », il appelle ses collègues chercheurs à s’émanciper des fausses « périodisations » héritées de la pensée stalinienne et à collaborer sur le terrain afin de parvenir à une compréhension scientifique du fonctionnement et du changement économique à l’œuvre dans les sociétés non capitalistes.
En rendant disponibles et en regroupant des textes de nature hétérogène (extraits de livres, manuscrits, lettres, articles, etc. ), Godelier a donné aux publics francophones les moyens, depuis 1970, d’aborder de manière non simpliste les élaborations de Marx et d’Engels à propos des sociétés non européennes. Il a fait précéder ce riche dossier d’une préface proposant une reconstruction fine de leurs évolutions théoriques à ce sujet : elle demeure une excellente introduction pour qui s’intéresse en 2023 à ce que le marxisme permet de penser en dehors du capitalisme.
Une qualité supplémentaire de la réédition augmentée du recueil en 2022 est de donner accès, en plus de cette préface détaillée et de cette anthologie qui a fait date, à des textes importants de Godelier sur ce « mode de production asiatique » et sur la transition au socialisme. Contrairement à l’article de 1964, les deux textes que signe Godelier en 1991 reflètent ses désillusions théoriques et politiques face au matérialisme historique et au « socialisme réel ». Cette déception à l’égard du PCF, que Godelier quitte en 1968 après l’écrasement du Printemps de Prague, et la mise à distance de l’anthropologie économique au profit de l’étude des questions de parenté et de religion n’empêchent pas l’anthropologue d’affirmer qu’il demeure en 2022 des éléments très vivants dans la pensée de Marx et Engels.
Il est d’ailleurs frappant de constater combien les textes rendus plus accessibles au public francophone grâce au recueil de 1970 continuent à être mobilisés dans les débats théoriques et politiques au XXIe siècle. La crise globale du capitalisme a suscité un regain d’intérêt pour la théorie marxiste et pour l’ensemble des textes marxiens [7]. Les textes de Marx sur les sociétés précapitalistes tiennent ainsi une place centrale dans Marx aux antipodes, ouvrage dans lequel Kevin Anderson s’efforce de dissiper les accusations d’orientalisme formulées par Edward Saïd à l’encontre du corpus marxien [8]. C’est en s’appuyant sur les mêmes textes, en particulier sur l’article que Marx et Engels consacrent à l’Inde en 1853 et sur les brouillons des lettres que Marx n’a pas envoyées à Vera Zassoulitch que Kolja Lindner [9] estime que les conclusions d’Anderson ne suffisent pas à affirmer que l’œuvre de Marx est dénuée d’eurocentrisme.
Dans le domaine de l’écologie politique, Paul Guillibert, un des invités de l’université d’été de RP cette année, pose le manuscrit de Marx sur les « formes antérieures à la production capitaliste » comme un point de départ important pour l’étude matérialiste des rapports sociaux dans un contexte agraire. Mobilisant le recueil des Éditions sociales sur les sociétés précapitalistes aussi bien dans sa thèse que dans la première partie de son ouvrage Terre et Capital [10], Guillibert affirme que la « territorialité des rapports de production », tels qu’ils sont décrits par Marx dans les manuscrits de 1857-1858, « confère à l’étude des sociétés précapitalistes une place essentielle pour la relecture écologique du matérialisme historique [11] ». En 1970 comme en 2023, la connaissance et la discussion des textes de Marx et d’Engels sur les sociétés précapitalistes apparaît donc utile à l’élaboration de stratégies anticapitalistes destinées à transformer le monde dans un sens moins impérialiste et moins écocidaire.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Karl Marx, Roger Dangeville (trad.), « Formes antérieures à la production capitaliste (Un inédit de Karl Marx) », L’Homme et la société, 1966, n° 1, p. 89-116
[2] Pierre-Philippe Rey, « L’anthropologue et l’engagement, de la politique à la pratique » in Catherine Choquet (dir.), État des savoirs sur le développement : trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, 1993, Karthala, p. 161-176
[3] “To me, a Marxist philosopher who knows nothing but philosophy is neither a good Marxist nor a good philosopher”, citation extraite de Godelier, Maurice, “To be A Marxist in Anthropology” in On Marxian Perspectives in Anthropology, Essays in honor of Harry Hoijer 1981, Malibu, Undena Publications, 1984, p. 36
[4] Pour avoir une vue d’ensemble du renouvellement du matérialisme historique conduit par l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux, un bon point de départ est son recueil d’articles intitulé Terrains et Théories (Paris, 1977, Anthropos).
[5] Staline, Joseph, Le matérialisme historique et le matérialisme dialectique, Paris, 1945, Éditions sociales
[6] Godelier, Maurice, « La notion de mode de production asiatique et les schémas marxistes d’évolution des sociétés », Les cahiers du CERM, 1964, vol. 21-22, p. 26
[7] Un bon aperçu du renouvellement de la recherche marxiste anglophone à l’aune des interrogations propres à notre société contemporaine se trouve par exemple dans Marcello Musto (éd.), The Marx Revival : Concepts and New Critical Interpretations, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2020.
[8] Kevin Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Paris, Syllepse, 2015
[9] Dans son récent livre Marx, Marxism and the Question of Eurocentrism (Palgrave Macmillan, 2022), Kolja Lindner a plus largement passé en revue tous les textes où Marx formule des analyses ou des jugements les sociétés non européennes. Cette relecture est revendiquée comme une tentative de rapprochement entre le débat marxien et les études post-coloniales.
[10] Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Amsterdam éditions, 2021
[11] Paul Guillibert, op. cit., p. 70